2023

Gilles Verdet, L’arrangement, Éditions in8.

Verdet

          « C’était pas l’idée de départ, mais paraît que les intrigues des vrais romans s’inventent chaque matin et s’écrivent sur le tas. » Le principe semble à l’œuvre dans le nouveau roman de Gilles Verdet. Il y a bien une situation de départ, désespérément banale, malheureusement : après une faute professionnelle grave, Amandine, une caissière d’hypermarché, se voit proposer par son DRH un « arrangement », sous la ceinture, bien entendu. Avec la narratrice, vendeuse au rayon poissonnerie, elle décide de se venger et enlève le salopard. Mais qu’en faire, à part le balader à travers la France dans un coffre de voiture ? Chaque étape invente ses aventures.
          Roman picaresque en pleine crise des Gilets jaunes ? Pas seulement. « Les petites joies de la vie, c’est la conjonction des bizarreries. La collision d’incongruités. » Et les collisions ne manquent pas. À chaque fois, elles font mouche. D’abord, parce que tout semble guidé par le hasard — « au hasard du hasard » risque-t-on même devant la roulette du casino, symboliquement le premier lieu de liberté que découvrent les deux vendeuses. Mais ce hasard fait bien les choses. « L’arrangement » proposé au départ par le DRH et qui va donner son titre au roman se répète à chaque étape, et la réponse est invariable : pas de concession. Deux mondes se côtoient et s’affrontent tout au long du récit. Le vieux monde, celui des arrangements qui, toujours, profitent au plus fort, et celui de l’intransigeance qui balaie du bras (armé, bien entendu) les offres de compromis. Les gilets jaunes, victimes du système qui les écrase, symbolisent bien ce refus de la concession dans laquelle Amandine et la narratrice semblent au départ se résumer. Le féminisme dur que pratiquent les deux jeunes femmes ne laisse aucune chance aux hommes —  « une femme n’est jamais aussi l’égale de l’homme qu’avec un pistolet en main ». La revendication de liberté est totale et sans réserve. Elle s’exprime en envolées convaincantes : « l’absence de peur et d’oubli, la plus jouissive émotion du monde, l’oubli du lendemain, de toutes les heures et tous les autres jours à venir » traduisent chez les deux fugitives l’urgence de jouir et de rattraper les arriérés de la vie.
          Mais au fur et à mesure de leurs pérégrinations, on comprend qu’une troisième voie est possible entre arrangement et intransigeance : la subversion. De même qu’on investit les clichés pour leur faire cracher leurs vérités, on peut vaincre le monde des arrangements en retournant ses armes contre lui. Des féministes peuvent s’indigner d’être considérées comme des femmes « fragiles, ingénues aux idées sages », mais cela leur permet de passer les barrages de police avec un prisonnier dans le coffre et un revolver dans le sac à main. Et la merveilleuse pirouette finale montre l’habileté de nos comparses à profiter du système dont elles ont percé les rouages.
          C’est en cela que le roman est plus subtil qu’une première lecture le laisserait penser. Si la structure qui le sous-tend semble se construire au fur et à mesure, elle n’en est pas moins solide. Les rencontres sont significatives pour celles qui les vivent, comme les hasards objectifs de Breton frappent les esprits préparés : dans les ports, la vendeuse de poissons se retrouve « à l’origine de la chaîne », en ciré jaune, quand elle est pour sa part « le terminus en tablier bleu ». Les gilets jaunes qui provoquent le licenciement d’Amandine deviennent à la fin sa nouvelle famille. Les liens qui se tissent entre hasard et nécessité narrative font de la vie un scénario, ce dont les deux fugitives prennent conscience en rencontrant (hasard ? nécessité ?) un scénariste et ses collaborateurs. La distorsion (ou les petits arrangements ?) entre la fiction à la mode et la réalité vécue les frappe aussitôt. Elles ne voient que « des plumitifs en bottines, des chieurs de rêve et des pisseurs d’illusion » qui attendent d’elles des anecdotes vécues sur la banlieue, mais conformes à leurs stéréotypes « Ils voudraient qu’on parle de viols, de tournantes, de prostitution forcée. Ah les cons. »
          Et c’est par la fiction biaisée qu’elles vont pénétrer la mécanique sociale et comprendre comment elles peuvent en profiter. Un doute s’insinue en elles sur ce qu’elles vivent, sur la place qu’on leur alloue dans le décor : « La fiction, c’est nous ou les autres ? Qui va inventer la suite ? » Quant aux comparses, ils se réduisent à des personnages sans épaisseur, comme le policier qui arrête la narratrice : « son rôle est écrit, scénarisé depuis toujours, clichetonné dès l’invention du cinéma de genre. » Alors, pourquoi ne pas écrire soi-même la suite de son histoire ?
          La construction subtile des romans de Gilles Verdet est un des principaux plaisirs qu’il nous réserve. Ce n’est pas le seul. Il a le chic d’évoquer une atmosphère en quelques phrases, l’émulation de Noël, l’activité des ports, une manifestation épique de gilets jaunes à Marseille, ou un incroyable concert de Bach au milieu de la foule. Une pointe de culture (des références aux saturnales ou au charivari médiéval) vient pimenter le parler populaire qu’il adopte avec gourmandise. Chaque page fourmille de formules éloquentes et surprenantes, dignes de Michel Audiard : « Le café avait le goût ordinaire du carton », « elle boitait un peu de la tête », « les clins d’œil du passé, c’est des sacs de rigolade en réserve »… et ma préférée : les « pantouflards du béret ». Hérité d’Audiard, aussi, l’art de dériver des formes verbales des substantifs les plus inattendus — ah, le fameux « je correctionne plus » des Tontons flingueurs… Ici, on entracte, on s’enfleure les bronches, on s’écharpe le cou et s’embonnette de laine, on ultimatume, et l’on entend presque la voix de Bernard Blier : « je décris, je détaille, j’anecdotise et je circonstancie tout depuis le début »…

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Voir aussi
: La sieste des hippocampes, Voici le temps des assassins, Fausses routes, Les Ardomphes. Nom de noms. Les passagers.

Daniel Mesguich, Philippe Bouret, Le Spectre du théâtre, Bouquins Essais 2023.

Mesguich

          « Être artiste, c’est  […] aller forer […] le plus profondément possible ce qui n’existe pas — gigantesque nébuleuse qu’on appelle “la réalité” — pour en rapporter telle “chose” “à la surface” et la faire exister lisiblement pour soi et pour les autres. » Ce passage d’un dialogue d’une richesse et d’une densité extrêmes met le doigt sur une des convictions fondamentales autour de laquelle il s’articule : le vide, le néant, l’inexistence ontologique de ce qui nous apparaît comme « la réalité ». Tout en écartant le mot qui définirait le mieux son attitude, mais dévalorisé par ses emplois religieux et profanes — « mystique » — Daniel Mesguich s’en remet plutôt à la déconstruction de Deridda, l’auteur le plus souvent cité avec Hélène Cixous, Heidegger ou Hannah Arendt (auquel j’ai plaisir d’ajouter Werner Lambersy, qui revient très fréquemment dans la bouche de son interlocuteur, Philippe Bouret).
          La démarche, commune au poète, au romancier (bien des points sont très proches des pratiques de la Nouvelle Fiction) ou au dramaturge est plus familière au théâtre depuis le Paradoxe du comédien de Diderot, qui rappelle que si le comédien peut endosser tous les rôles, c’est parce qu’il s’est vidé de ses passions. On ne peut accueillir le tout qu’en n’étant rien, évidence qu’avait dans un autre domaine suggérée maître Eckhart (le mot « mystique » me fait pour ma part moins peur qu’à Daniel Mesguich, pourvu bien sûr qu’elle soit athée...) : le vase ne se remplit que s’il est vide et tourné vers la pluie. À tel point que Marc Goldschmit, qui préface le recueil, souligne que « Mesguich déplace sur le personnage quelque chose du paradoxe du comédien formulé par Diderot ».
          C’est exact, à ceci près que la déconstruction que le metteur en scène opère va beaucoup plus loin. S’il professe qu’« un personnage, ça n’existe pas », puisqu’il n’est qu’un être d’encre et de papier  comme la pipe de Magritte n’est que de toile et de peinture, on comprend vite qu’il en va de même pour l’acteur, l’auteur, le metteur en scène et, au fond pour « tous ces mots encore sacro-saints pour les gens du théâtre »,  la situation, le contexte, l’incarnation. Un comédien peut-il incarner un personnage, comme le proclament les affiches et les services de presse ? « “Entrer dans la peau du personnage” (quelle horreur, mon Dieu, quelle abominable opération frankensteinienne ! Entendez-vous craquer les cartilages ? » Si De Niro explique qu’il a dû grossir pour incarner un homme obèse, va-t-il se couper le bras pour incarner un manchot ? Le théâtre ne montre que « la possibilité du vrai ». C’est le rôle du metteur en scène, de diriger une brune jusqu’à ce qu’on voie aussi toutes les blondes en elles…
          Pour beaucoup, il s’agit là d’une évidence, du moins depuis Diderot. Pour la génération actuelle qui redécouvre l’assignation culturelle (il faut être noir pour jouer un noir…), certaines évidences doivent être rappelées. Comme il faut rappeler que la liberté laissée à l’acteur par un metteur en scène indigent est une tromperie : en l’absence d’une direction d’acteur stricte, le comédien ne fait « qu’obéir servilement, à son insu, au pire des metteurs en scènes, toujours le même, celui qui s’appelle “idéologie dominante”. » En cela, cet entretien va bien plus loin qu’un cours de théâtre et prend une évidente dimension politique. On n’est pas étonné d’y croiser des djihadistes, qui croient à la réalité de ce qu’ils disent. « Dieu, pour eux, c’est du solide ». Au théâtre, à l’inverse, tout est vrai et ce n’est pas vrai en même temps. Jadis, pour cette raison, les comédiens étaient excommuniés par l’Église. Certains passages de ce livre, et c’est ce qui le rend précieux, risquent de l’être par les grands prêtres du wokisme (qui, lui non plus, n’existe pas, rappelons-le).
          Le ton de l’entretien, mais surtout le nombre d’exemples lumineux tirés de son expérience, écartent les propos de Mesguich de l’abstraction pédante. Car il faut bien parler du néant, du blanc, de l’inexistant, du silence ! De même que pour le poète, le blanc de la page est une écriture, de même que le musicien « sculpte les blancs », l’acteur fait « dégorger » le blanc entre le point final d’une phrase et la majuscule de la suivante. Cela ne vous parle pas ? Alors, imaginez… À l’école, pour parler d’Andromaque, votre professeur lisait un livre, où étaient consignées les répliques de chaque personnage. Or, durant ces répliques, les autres acteurs sont présents sur scène, silencieux. Et « leur silence parle » : c’est le blanc sur lequel s’inscrit la réplique de leur interlocuteur. Ce silence loquace est tout l’art du comédien. Alors que les mots de Pyrrhus sont les mêmes depuis Racine, les « phrases-fœtus » d’Hermione, qui « bouillonnent dans cette sorte de matrice blanche » qu’est sa « tirade indicible », changent selon les époques, les lieux, les metteurs en scènes, les acteurs, les spectateurs…
          Nous sommes tout à coup dans un cours de théâtre. Si le silence est à ce point éloquent, c’est parce que certaines phrases sont directement adressées par l’acteur en charge de la réplique à son interlocuteur muet (« attention, tu vas tomber »), quand d’autres ne sont adressées qu’à lui-même (« Vivre m’est désormais insupportable »). Entre ces deux extrêmes, toutes les nuances sont possibles. C’est donc le texte qui fait aussi parler le silence. « Ce n’est que par les paroles qu’on a quelque chance d’entendre ce qui se tait… Voilà peut-être pourquoi le théâtre est bavard. » Et tout soudain devient clair.
          Si la réalité perd de sa substance, l’acteur, le metteur en scène, mais aussi le spectateur sont perpétuellement en train de créer une autre réalité, une fiction (le mot, en son sens le plus fort et le plus noble, ne peut que parler à un romancier de la Nouvelle Fiction) qui, sous un masque apparemment mensonger, indique (pointe de l’index) plus sûrement « de la vérité » que son dévoilement prétendument direct. La vérité du sujet est dans la langue, qui est passage, et ne se trouve pas dans le contenu : « la langue, rouge comme une mer, s’ouvre pour laisser passer. Alors qu’un philosophe […] croit, lui, que c’est dans ce qui est écrit. » Ici encore, l’exemple de l’enfant et de son doudou concrétise la réflexion menacée d’abstraction. Mais l’épaisseur historique d’une pièce permet aussi de figurer ce jeu étrange du mensonge et de la vérité. Dans une pièce de Shakespeare, on peut trouver une femme travestie en homme. Mais n’oublions pas que, les femmes étant interdites sur scène, c’est un homme travesti en femme qui joue le rôle. Un homme travesti en femme qui se travestit en homme… Que ressent le comédien ? Que voit le spectateur ? Ce qu’ils recomposent en eux en fonction des conventions de leur époque. En s’obligeant à retrouver en eux la femme du rôle entre les deux hommes de l’acteur et de l’action. « Au théâtre, rien n’existe dont on puisse dire : c’est ça. Tout peut se retourner à tout instant. »
          Ceci n’est qu’un des nombreux sujets abordés par ce dialogue. Tous sont aussi captivants, réfléchis, invitant le lecteur à réagir ou partager la réflexion. On parle aussi de la traduction, du sens, de la poésie, de l’inculture des jeunes acteurs, de la voix, de l’écriture, de l’espace théâtral qui se crée par la présence de l’acteur, des différence culturelles de la perception (entrer par le côté cour ou côté jardin, par le lointain ou l’avant-scène, n’a pas le même sens dans les cultures qui écrivent de droite à gauche !)… On sourira aux paradoxes créés par les mots — au théâtre, le ciel est au fond (de la scène) et non au-dessus (des acteurs). On remettra en question le culte si partagé de la concentration — elle vise un but connu d’avance et donc sans intérêt, alors que la distraction n’a aucun but perceptible et traduit le singulier, l’irremplaçable, la présence de l’acteur. On s’interrogera sur notre rôle de spectateur, un « chercheur, dans sa solitude et la nuit de la salle, capable toujours des plus grandes audaces intérieures, des plus fabuleux voyages ». Si l’histoire personnelle fait partie de ces dialogues, elle est toujours significative. Déambuler avec Rimbaud dans les rues de Marseille bouleverse le rapport à la langue. Un professeur de français nous fait comprendre à travers Lamartine que ce qui n’est pas dit parle plus fort que ce qui est dit : « Quand je sortais tout seul et qu’elle (la levrette) demeurait » souligne implicitement le fait que, le plus souvent, la petite chienne sort avec l’auteur… Chaque page fourmille de ces détails qui nous invitent à prolonger en nous la lecture.
          S’il fallait mettre un léger bémol à la clé de ce superbe dialogue, ce serait dans l’effort, parfois laborieux, de traduire dans l’écriture l’oralité de la conversation. Certains procédés sont empruntés à la langue orale : les rimes, les apostrophes (« Mon cher Philippe »), les interjections (« Ah ? — Oh ! »), les incises (« [rires] »), les tics de langage (« mais mais mais »)… D’autres sont spécifiques à la langue écrite : usage des italiques, profusion des guillemets, décomposition des mots (« dis-trait »), jeux de lettres (« otoanalyser »)… Cela traduit sans doute les indicibles de l’entretien, mimiques, accents d’intensité, émotions, mais l’abus est artificiel, d’autant qu’on a l’impression que Mesguich « parle écrit » quand Bouret « parle oral ». Impression d’autant plus troublante que les apostrophes (« mon cher Philippe ») sont presque toujours le fait du premier, dont le discours a contario est légitimement personnel et que Philippe Bouret, qui ne se permet jamais un « mon cher Daniel », s’adresse directement à son interlocuteur ! On s’amuse de ces trompe-l’œil, qui renvoient aux théories sur le « discours indirect » du théâtre. On s’en agace à d’autre moments, lorsqu’il s’agit d’un jeu quelque peu cabotin : « nous sommes tout autant dans la “pensée” (Quand je dis “pensée”, mettez, Philippe, de bons gros guillemets autour du mot) ». C’est surtout l’abus de ces procédés qui finit par perturber la lecture. À moins qu’il s’agisse d’une volonté de déconcentrer le lecteur et de lui donner l’occasion de prolonger dans le singulier la lecture ? Il faut s’attendre à tout au théâtre, y compris à ce qu’un philosophe joue à l’acteur qui joue au philosophe…

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Voir aussi
: Cet enfant sans mot qui te commence, Encres lacérées, Lignes de fond.



Annie Dana, Le deuil du chagrin, Rougier, images Vincent Rougier, 2023.

Dana

          Le poète est sensible aux traces infimes de l’invisible, aux rumeurs inaudibles — « Les silences disent plus que les mots / Quand les brèches frémissent / Chuchotent / Balbutient ». Comme les grandes douleurs, les fractures de la vie sont muettes, mais celui qui y prête attention les perçoit. C’est aussi cela, le deuil, ce « deuil du chagrin » qui donne son titre à ce recueil. Ce sont les traces imperceptibles qui nous frappent d’abord dans ces pages : les fantômes qui peuplent nos mémoires, le désert de l’absence, les pleurs que l’on n’a pas versés, la tache inexistante, les phrases renoncées… Quelque chose cherche à s’exprimer, trop longtemps refoulé, qui empêche le deuil.
          Mais très vite, une autre thématique traverse les poèmes, plus accusatrice, comme un remords s’ajoutant au regret. Un fantôme « dénonce notre mensonge », une prétendue victime nous accuse, « C’est bien vous qui avez perpétré ce méfait », des « juges » se dressent, demandant justice « pour des blessures infligées aux autres », exigeant des aveux  — « avouer » revient comme un leitmotiv. Et les mots se font plus dur — duel, ensanglanté, traître, déchirure…
          Il faut se laisser guider par les mots, qui ruissellent comme la pluie sur les ardoises, accepter les reproches comme les espoirs, il faut « crier l’exil » pour apprendre à « balbutier l’amour ». Alors une thématique plus apaisée pourra se glisser dans les poèmes, « si tu veux tenter la chance de vivre », qu’il faut peut-être rapprocher de « la chance de ta blessure / Enfin désenchantée ». Comme la plante naît de la fissure du mur, l’enfant de celle de la femme, « les ressources du désert » peuvent nous laisser interdits… « Ne capitule pas sans te battre / Attends la paix qui doit venir » : les derniers poèmes nous parlent peu à peu de pardon — « on se prend à aimer ceux qui nous ont trahi » — de résignation — « Pour accepter la vie comme un fleuve ». Et cet apaisement est un retour au néant, néant de la douleur, bien sûr :
          Aujourd’hui il ne reste rien
          Ni des mensonges
          Ni du regret
          Ni de la trahison
          Juste de la poussière d’étoiles
mais comment oublier que c’est de ce « rien », silence, absence, inexistence, que le recueil est parti ? Cette « poussière d’étoiles » qui le conclut n’est-elle pas un écho à cette clairvoyance qui, dans le premier poème, permet d’« entrevoir dans l’invisible l’élégance du monde » ?

Voir aussi La signature du temps. Pépins de Cupidon.

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Jacques Richard, La course, On-lit, 2022.


Richard

          « Chacun de nous est un puits où, tout au fond, quelque chose attend, appelle dans le noir. Personne n’ose s’y pencher. » Jacques Richard, de roman en roman, explore les zones obscures de l’âme humaine et les divergences entre l’être profond et l’être social. Ce roman est celui de ce malentendu, pire que la solitude. Aux deux bouts de la course, deux sœurs, Hélène et Madeleine, Léna et Magda — qui réussissent à rimer dans la version complète ou abrégée de leur prénom, mais qui ne se voient pas. Entre les deux, un adolescent, qui court de l’une à l’autre. Chez sa tante, Hélène, il vient chercher une étreinte rapide ; à sa mère, il rapporte un peu d’argent. Deux buts qui n’ont rien en commun, bien sûr, et pourtant, l’idée pointe dans l’esprit de Léna — « Il courait comme s’il devait mériter de venir ici. Me mériter. Me gagner. Gagner ce que je donnais à sa mère. » De part et d’autre, il apprend à être un homme. En faisant l’amour à une femme ; en rapportant l’argent du ménage.
          Magda est la mère, mais bien au-delà de sa maternité. Elle est l’archétype de la mère : elle l’a aussi été de sa sœur, plus jeune qu’elle, et finit par incarner la mère qui aurait voulu rester femme, comme Hélène est la femme qui ne parvient pas à être mère. L’une a un enfant mais pas d’homme, l’autre un mari mais pas d’enfant. Elles se regardent comme dans un miroir aux reflets inversés. Ce sont les deux visages de la femme, deux pôles entre lesquels l’adolescent court, comme s’il pouvait les réunir. Bien sûr, leur réunion, lorsque la vérité se dévoile, sera orageuse…
          La course donne son titre au roman. C’est le rôle du garçon, sans doute, entre sa mère et sa tante, toutes deux immobiles dans leur solitude. Mais au-delà, c’est une façon de vivre, sinon une mentalité, celle de l’adolescent découvrant la vie : « Tu cours, tu cours. Après tout ce qui passe. Tu suis le dernier qui a parlé comme un chien sans lieu, sans lien. » C’est aussi la trépidation du monde moderne, qui effraie tant la mère. « Tout bouge. Tout a bougé. Rien ne tient en place. Les bagnoles. Sa belle maison d’antan. Disparue, la villa. » La course est devenue une malédiction, synonyme de misère pour celle qui désormais « court après les sous ». Mais n’est-ce pas le sort commun à tous les hommes ? « Tout le monde court, Magda. C’est normal de courir. Après les sous, après ce que tu veux, mais on court. » Et cela vaut peut-être mieux que l’immobilité, car celles qui ne courent plus attendent sans espoir. « Le monde est une gare où attendent les passagers d’un train qui ne vient pas. » La course est le fil conducteur du roman, dans tous les sens du terme (car le garçon qui court chercher une enveloppe chez sa tante fait ses courses…) et dans toutes les expressions consacrées (courir après les sous, courir les filles…). Calvaire pour les uns, extase pour les autres — « Quand je cours, j’oublie que je suis là. Je me quitte. » La course devient son propre but. Et cela vaut mieux. Car le jeune homme, comme sa tante, se pose des questions sur leur relation hors norme. Il se rend compte que sa course est narcissique, qu’il ne voit dans la femme — « ce trou qu’il appelle une femme » — que le plaisir qu’il peut y trouver. Il sait qu’il ne va chez sa tante que « pour ça », que l’argent qu’il rapporte n’est qu’un prétexte. « Car le voilà, le bout de sa course. À chaque pas, dans chaque caresse, dans chaque baiser. Lui. Lui le chemin. Lui la destination. »
          Cette prise de conscience est dans la tradition du roman d’initiation. Le garçon des premières pages traîne encore les angoisses de l’enfance, l’impression que tout le monde, sur son chemin, le perce à jour et le juge (« ils contemplent ma honte »), la superstition du geste maladroit (« un geste abolirait tout »), le retrait intérieur comme refuge contre le conflit… Tout l’art de Jacques Richard est de traduire cette évolution dans une langue précise, rigoureuse, qui a recours à toute la palette de la subtilité grammaticale. Le protagoniste principal, le jeune garçon, peut parler aux trois personnes du singulier, et parfois dans la même phrase : « me lécher en dessous, au-dessus (et il sent le rugueux des papilles de la femme contre les siennes) ». Cela introduit un léger décalage entre les perceptions, une mise en perspective du souvenir par le narrateur. Le même entre-deux réunit le monde qu’il raconte et l’écriture, par un usage subtil des signes de ponctuation. Les guillemets : « Y a pas “ça”. Y a pas “ce que tu sais” ! C’est quoi, “ce que tu sais” ? Y a pas de “vérité-là”, y a pas de “z-yeux fermés”. Ils marchent pieds nus sur des guillemets. » Les parenthèses, qui permettent d’isoler le protagoniste du monde qui l’entoure, en particulier lors d’une remontrance maternelle : « Lui, dans ces cas-là, il se met entre parenthèses ». Et de fait, un peu plus loin, une incise concrétise cette image : « (Lui entre parenthèses) ». Mais l’image rebondit dans un autre passage, où les parenthèses sont comparées à un deux-pièces.
          On peut sourire ou s’agacer de ces recherches, qui imposent une distanciation au lecteur, elles m’ont pour ma part impressionné, car elles entrent dans une même conception de l’écriture, exigeante et diversifiée. Ainsi, le vocabulaire le plus cru (lors d’une expérience homosexuelle : « Celui-là, après, il veut l’enculer, allez quoi, mais il s’y prend n’importe comment ») n’empêche pas un foisonnement d’images originales, parfois à la limite de la préciosité, comme dans l’évocation des hosties, « ces rondelles de farine complète enrubannées de latin », mais dans un art de la formule efficace. Chacun en dressera son florilège, le mien comprendra, entre bien d’autres : « La grand-rue montre des tristesses de chaussette ravaudée », « le vrac jamais trié de la vie », « le sourire d’une qui fait semblant de comprendre le flamand chez le boucher », « on entre sans invitation dans la vie privée du visage »… Sur le fil ténu d’une intrigue très mince (et particulièrement délicate dans la littérature bien peignée de notre époque), Jacques Richard déploie toutes les richesses de la langue.

Voir aussi : Scènes d’amour et autres cruautés, Le carré des Allemands, L'homme peut-être et autres illusions.

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Martine Roffinella, Les cloîtrés d’Aurillac, Héliopoles, 2022.

Roffinella

          En 1983, le GIGN retrouve dans un taudis de Saint-Flour les deux rescapés d’une incroyable claustration de trente-huit ans. Esther Albuy, tondue à la Libération, avait été enfermée avec ses deux frères et son père en 1944 — la date, précisément, où Sartre fait jouer Huis-clos, dont on a surtout retenu que l’enfer, c’étaient les autres… La situation a de quoi séduire une romancière. Martine Roffinella écrit, en 1984, un manuscrit qui ne sera publié qu’en 2022, trente-huit ans plus tard. Les noms sont changés, Blandine Alban est désormais cloîtrée à Aurillac avec son frère Adrien. On pense qu’ils ont tué leur frère Ferdinand, dormant depuis deux ans de part et d’autre de son cadavre.
          Le roman doit cerner au mieux la psychologie de personnages qui ont vécu ce qu’on aurait peine à imaginer. En trente-huit ans, le lien au départ imposé par la folie du père est devenu une dépendance. « Comme les enfants siamois nous sommes soudés tous les trois ensemble. Vingt ans que le père nous a cousus les uns aux autres, et sa mort ne rompt pas le fil serré dru entre nos chairs captives. » Les rapports fraternels se sont exacerbés, mêlant amour et haine, désir et répulsion, en un magma si compact qu’il devient impossible de les distinguer. Le coup de génie, dans cette ambiance abjecte où la crasse, les détritus, la pourriture, la décomposition semblent incompatibles avec l’expression du désir, est d’avoir accentué la sensualité des relations, directes (les rapports incestueux entre les deux frères) ou lointaines (le souvenir très physique de Ludwig dans la mémoire de Blandine). On est dans la fascination morbide du — quasi contemporain — Saló de Pasolini.
          L’autre astuce romanesque consiste dans la confrontation des deux rescapés criminels avec un psychiatre qui ne peut se résoudre à bâcler l’enquête comme l’exigent les médias. Il se sent lui-même manipulé par eux. Adrien amalgame avec adresse vérité et mensonge — « une chance sur deux pour la vérité », dit-il au praticien. Et celui-ci entre à demi consciemment dans leur jeu. Car la véritable claustration n’est pas celle qu’ils ont subie. C’est celle des âmes — « Ils sont hermétiques. Fermés sur eux-mêmes » — à tel point que la prison ou l’hôpital psychiatrique qui les attend ne les effraie pas après trente-huit ans de réclusion : « Je ne m’enfuirai pas. J’aime bien les maisons, celles qui ont des volets clos ». Et le psychologue, à son tour, est contaminé : « Ce soir, je me sens captif. Pris au piège d’une société dont je suis pourtant un membre influent. »
          Mais quel est le moteur de cet enfermement volontaire, de cet amour-haine entre les trois frères ? Comme dans la définition socratique de l’amour, c’est le manque qui soude les esprits. Manque du corps, que l’on peut comprendre pour Blandine séparée de Ludwig auprès duquel elle a connu le bonheur : « tout mon corps te réclame ». Mais aussi pour Adrien après l’assassinat de son frère, malgré les sévices qu’il lui a fait subir : « son grand corps animal me manque ». Et le psychiatre à son tour se prend à penser : « Ferdinand – l’absent, le mort, le desséché – me manque ». Tout tourne autour de cette force impérieuse qui, sans doute, explique une claustration trop longue pour n’avoir pas été en partie volontaire. « Mais chaque fois que je commence à imaginer un plan pour mon évasion, tu me manques déjà. » Il y a du mystère de l’attraction universelle dans ce triangle d’amour, de haine et de désir.
          Alors, comment le lecteur n’éprouverait-il pas lui-même cette attraction morbide qui a contaminé le juge — mais aussi le processus romanesque lui-même, puisque, tel le trio d’Aurillac, « Ce roman vécut trente-huit ans de claustration entre 1984 et 2022 » ?

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Voir aussi : Recherche de fuites, État d'un lieu désert, L'Impersonne, Camisole-moi, J.-C. et moi, Kilogramme zéro, Inconvenances. Merveille au Mans, Les hommes grillagés. Lesbian cougar story. Pour une absente. Conservez comme vous aimez.

Ninon Sagace, Le cri de la morue, Hors chemin, 2022.

Ninon Sagace

          Miss Swindler a tout du monstre : obèse, difforme, malodorante, la tête de Jean-Paul Sartre sur un corps de bibendum, mais sans l’intelligence ni la culture que sa mère induit de cette ressemblance (« les écrivains sont tous laids », sans doute était-ce vrai avant que la promotion télévisuelle ne change la donne). Incapable d’exercer le moindre métier, échouant à tous les concours, renvoyée de toutes ses places, elle décide d’exploiter son principal atout : un sexe à démesuré qui affole tous les hommes, par son volume (un gros hérisson) que par sa profondeur (une bouche d’égout).
          Le roman érotique parodique bouscule tous les codes, c’est ce qui fait son charme. À commencer par celui de la masculinité. Depuis Gargantua, la sympathie du lecteur va aux bons géants dotés d’un appétit inextinguible ; Sade et toute la littérature érotique nous ont familiarisé avec les membres chevalins qui feraient rêver les femmes ; le cinéma n’imagine la séductrice que sous les traits d’une nymphe pulpeuse à la taille de guêpe. Une femme répugnante munie d’un sexe colossal et séduisante malgré sa laideur, sa pauvreté et sa stupidité bouscule nos préjugés : en cela, cette saine satire a un côté revendicatif, sinon féministe, rafraîchissant. Le désarroi des hommes rêvant de coincer dans cette bouche d’égout leur « cure-dent » (une crevette pour les mieux membrés) est jubilatoire. La technique de séduction, dite « du panda », est une étourdissante caricature des déclarations enflammées : un bavardage creux dont les hommes ne peuvent échapper que par l’abdication, comme les victimes de don Juan. L’égoïsme du plaisir solitaire est retourné par la manière abrupte dont miss Swindler exige et obtient sa jouissance.
          Jouant sur les multiples sens de son surnom, miss Swindler, églefin et morue, aigrefin et escroc, va mettre à sac son village et tout Montmartre avant de se rabattre sur le narrateur tétanisé. Le roman est jubilatoire, écrit d’une plume experte qui allie une langue et une rhétorique classique avec un vocabulaire à faire rougir le divin marquis. 

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