Annie Dana, La signature du temps, Rougier, 2017.

Dana           On a beau nier le passage du temps, il laisse en nous sa signature. On a beau recouvrir celle-ci de fards sur le visage, de "follicules déposées par couches sur [la] mémoire", elle reste là, invisible et gravée en nous, jusqu'à ce qu'un instant de lucidité vienne gratter les artifices de la vie. C'est ce moment de lucidité qui est à la base de ce recueil.
          "Pourquoi faut-il qu'aujourd'hui
          délaissant mon illusion
          je veuille goûter
          une seule fois
          la saveur de l'inexorable ?"
          Face à ce moment où il faut regarder le temps en face, les réactions sont diverses. Le prisonnier, "front contre l'œilleton", guette anxieux le visage du parloir ; le bavard qui a prolongé la soirée "au festin de la parole" mendie une dernière réplique en accompagnant le dernier invité ; la chrysalide hésite à briser son cocon, redoutant la vie "depuis qu'elle la savait mortelle". La plus émouvante est sans doute cette femme étendue dans la nuit sur un lit défait, "les yeux clos / déjà nue / qui ne dort pas / ne rêve pas / n'attend personne", ouverte à "la caresse du temps".
          Car il y a aussi un temps complice : celui qui aime au présent, oublie au passé, espère au futur. Il faut savoir lui faire confiance même si, parfois, l'homme imprudent mélange les temps. Que se passe-t-il quand on conjugue aimer au passé, oublier au futur ? Dure épreuve, mais c'est aussi "faire la part belle aux sentiments" que de conjuger tout à l'envers... Alors, il ne reste plus qu'à attendre le dernier temps, celui du détachement, "immobile et glacé / ultime escale après tant de haltes / de passions dévorées / d'illusions combattues".
          De la peur à l'apaisement, les instants volés au temps sont ici  évoqués avec pudeur, à travers des images riches, des rythmes sonores, des sensations brutes, des réflexions lucides et parfois désabusées. Il se clôt sur la seule nécessité qui surnage "dans le vacarme des orages" : survivre.


Voir aussi : Pépins de Cupidon. Le deuil du chagrin. Le piège des aveux.

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Sonia Ristic, Une île en hiver, Le Ver à Soie, 2017.

Ristic          Ne la cherchez pas sur la carte : elle n’y figure pas. Et surtout, elle n’a pas de nom. Comme dans les contes, c’est l’île, tout simplement, la ville s’appelle la ville, le village le village, et le château, le château. Quant à ses habitants, ils portent des noms mythologiques, avec le léger décalage d’une référence assumée. On y croise « Pandora comme la femme qui a la boîte », « Ulysse comme le voyageur », « Salomé comme celle qui dansait », « Abel comme le préféré de Dieu ». Alors on assume la fonction mythologique, mais toujours avec un léger décalage. Pandora sort de sa toute petite boîte les contes qui constituent la mémoire de l’île, Ulysse parcourt sans fin le chemin du village à la ville pour porter les prophétie d’une vieille gitane, et Abel…
          Abel ne vient pas mourir, mais tuer. Orphelin et amnésique, innocent comme Abel, il débarque un beau jour pour prendre possession de la maison du docteur, qui lui a été léguée en héritage. Mais d’emblée, tout est à nouveau en décalage, au point que l’on peut se demander s’il ne rêve pas, ou s’il n’est pas mort et passager de Charon — car le batelier s’appelle tout simplement « le passeur »... Tout autour du bateau dansent les baleines, et personne ne s’en étonne. Il a l’impression de « passer dans un autre temps », de « traverser le miroir », de « venir d’un autre monde ». Il faut dire que ce « golden boy, l’enfant chéri du nouveau millénaire », prisonnier de la spirale du temps qui passe trop vite, pense tout savoir parce qu’il est au courant de tout ce qui survient et qu’on oublie le lendemain. Le reste, la mémoire, est « le luxe de ceux qui n’ont que du temps ». Homme sans passé, mais à cause de cela, sans autre avenir que la course infinie après le présent, il entre dans un monde où le temps s’est arrêté, au sens propre : de même que l’île a rompu avec l’espace des hommes, le campanile a cessé d’égrener les heures, les hommes ont arrêté de mourir, l’automne s’est suspendu dans un été indien hors saison, la partie d’échec entamée entre le maire et l’apothicaire s’est interrompue sur un mouvement impossible à achever. On attend. Qui ? Abel. Quoi ? Le retour du temps, l’arrivée, enfin, de l’hiver, la possibilité, enfin, de mourir.
           « Ici, vous retrouverez beaucoup de choses qui ont disparu », dit simplement le passeur au voyageur stupéfait. Et d’abord, Abel retrouvera la mémoire, par de vagues réminiscences, par les histoires de Pandora, par les révélations de la Vieille, par les dessins abandonnés par le Docteur… Ce passé, se monde d’au-delà du miroir, il ne faut surtout pas le révéler. Il est fait de contes étranges et significatifs, comme la partie d’échecs entre le maire et l’apothicaire pour savoir lequel des deux épousera la comtesse, et qui reste en suspens parce que nul ne peut se décider à la victoire, ni à la défaite. À tel point que la comtesse en dépérit, puis en meurt… Une partie dont l’enjeu, comme dans le Septième sceau de Bergman, est l’autorisation, pour le gagnant, de mourir en premier... et donc de retrouver la comtesse dans la mort.
          Le passé est fait de symboles forts, comme les voiles de deuils enterrés pour qu’ils puissent refleurir. De prédictions qui attendent sans fin leur réalisation, comme la chute d’Ulysse, le passeur d’oracles courant sans fin du village à la ville, pour remettre en marche le temps. D’étranges pratiques, comme les soins paradoxaux administrés par le Docteur. De scènes inspirées, comme l’arrivée des gitans sur douze barques menées par la Vieille, juchée sur un piano à queue. De fatalité paisiblement acceptée, comme celle du jeune homme si timide qu’il n’a jamais levé les yeux et qui tombera incontinent amoureux du premier qu’il regardera. De moment forts et dignes, comme le renvoi de Dieu par un curé désespéré : « Va-t’en. C’est chez moi, ici. Cette île et cette église, c’est chez moi, et Tu n’es plus le bienvenu. » Et toutes ces histoires s’imbriquent les unes dans les autres avec la logique des contes. C’est cela qui fait la force de ce court roman, dont on ne peut perdre une ligne. Pour que la logique reprenne ses droits, il faut que « l’enfant chéri du nouveau millénaire » assume son nom d’Abel, « le préféré de Dieu », mais d’un Dieu qui a déserté l’île. Il faut que le « treizième mort », comme un messie inconscient de son rôle, vienne consoler la dernière mère, mater dolorosa qui s’ignore. Oui, il y a une dimension religieuse dans ce récit qui a mis Dieu à la porte, par des symboles plus ou moins apparents, et par la place donnée à la parole — la « Bonne Parole » — dans l’avènement du dernier jour : les récits de Pandora, mais aussi ceux qu’il faut apporter aux mères pour qu’elles puissent faire leur deuil, et ceux que chacun porte en lui sans savoir à qui il doit l’adresser. Si Abel, l’homme sans mémoire ni passé, délie le temps en souffrance, c’est aussi parce qu’il ignore tout et donne au récit la nécessité de se dérouler.

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Werner Lambersy, Départs de feux, Tipaza, 2017.

Lambersy           « Jamais / un poème n’a empêché la guerre »

          C’est sur un constat amer que ces feux de poésie prennent leur départ. Les images négatives semblent s’accumuler dans une atmosphère de guerre, de cruauté, de désolation. On coupe les pattes aux oiseaux du paradis, la meute suit les curées et l’on attend le jour où le dernier homme tuera l’avant-dernier. L’éternité passe-t-elle dans le visage lumineux d’une fille ? Le métro avale tout.
          Et pourtant, ces notations ne parviennent pas à troubler une sorte de sérénité qui n’est pas résignation, mais attention permanente, ouverture du corps et de l’âme aux petites épiphanies du quotidien, et qui s’amplifie tout au long du recueil. La mort est proche, et peut-être la fin du monde ?

          « Ce n’était pas
          Prévu pour une éternité
          Ni même un temps

          Pas pour tout le
          Temps mais longtemps »

          Il y a chez Werner Lambersy un art de l’éphémère qui permet de retrouver l’éternité dans un instant hors du temps. « Pourquoi se rappeler / Le jour le siècle /ou l’heure », quand on est si bien sous un arbre, la tête à l’ombre, « Les pieds dans l’herbe / Sans demander / Ce que trille la merlette » ? Dans le rythme court du vers, ample du poème, le moment qui passe et que l’on voit passer illumine la conscience de sa disparition. Le poème se déploie alors simultanément au niveau de l’homme et du cosmos, qui ne font plus qu’un dans des images d’une évidence foudroyante. Si Dieu, pour Moïse, était celui qui est, il faut préférer l’inverse — le néant, la trace impalpable, « une ombre / De mouette / sur la plage plus émouvante / Que dans le ciel ».
          Alors, le recueil devient une célébration des sens, de la femme, bien sûr, omniprésente dans l’œuvre du poète, mais aussi des cinq points de contact entre l’homme et le monde, entre l’éphémère et l’infini. L’ouïe, lorsque les coquillages, sur la plage, font « un remue-ménage de vaisselle ». La vue, lorsque l’obscurité « n’est plus qu’un clapotis d’astres / contre le quai désert de l’univers ». Le goût, lorsque le cosmos devient un brouet, « une soupe brûlante puis froide / Puis l’assiette est vide ». Le toucher, lorsque les fumées glissent comme un porte-jarretelle « Sur le galbe lisse des cuisses / De l’usine atomique ». L’odorat, avec le vent de mer, « bagué / D’oiseaux / Et d’iode à chaque doigt ». Le monde entier est un appel à s’ouvrir, au minuscule détail qui donne accès à l’infini, à l’instant qui contient l’éternité.

Voir aussi : Parfum d'Apocalypse, Journal par-dessus bord, Cupra Marittima, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap. La chute de la grand-roue, Bureau des solitudes,  La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus, Au pied du vent, Le grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boite. Portraits de l'œil. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.


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Aurélien Delsaux, Sangliers, Albin Michel, 2017.

Delsaux          « Oh, pitié pour les hommes fatigués d’histoire. Oh, que ce fleuve de sang s’écarte de nous. » La prière, hallucinatoire, conclut un des passages les plus bouleversants de ce roman hors normes. Et si les hommes, ballottés par la violence et leurs instincts primitifs, retournaient à la bête ? S’ils déboulaient comme une harde de sangliers pour nous poser la question fondamentale, l’existence du mal, avant d’être emportés par un fleuve de sang issu du fond des âges ? « Aie la patience d’écouter. Quand tu croiras ta besace d’histoire suffisamment pleine, soupèse et pense bien : de la paix ou de la guerre future, chaque bonhomme est en chaque instant comptable. »
         Oui, comptable, car « Vous n’avez pas été faits pour vivre comme des bêtes », rappelle Dante, invoqué en épigraphe. Et des bêtes, il n’en manque pas dans le petit hameau des Feuges, « entre la bande bleue du Rhône et les masses grises des Alpes ». Autour de Lionel, le personnage central, suivi durant les cinq années de son adolescence, le père, d’abord, surnommé le Chef, grand chasseur et grand chômeur devant l’éternel, semblable au tigre qui s’amuse avec sa proie blessée. Fils d’un premier lit, le demi-frère Matthias, ensuite, surnommé le Singe, un enfant noir humilié quotidiennement, pour la couleur de sa peau, pour son intelligence, pour sa culture — ne se met-il pas à étudier le Cid par cœur ? La mère commune n’est appelée que la Grosse, et ne sort de son mutisme que pour de longs délires inspirés. Mais tiraillé par ses dissensions politiques, le village tout entier se divise bientôt en « Moutons noirs » (l’extrême gauche) et « Jeunesse identitaire », dont le logo figure un sanglier sur fond bleu. Les deux camps ne connaissent que la violence, manifestations musclées ou ratonnades. D’entrée de jeu, le sang. Le sang de Lionel, qui « ne cessait pas de lui pisser du nez ». Petit ruisseau qui finira, comme le flot rouge des Jugements derniers byzantins, par se répandre sur le monde. Oh, pitié pour les hommes.
          Sans doute, certains personnages résistent à la métamorphose. Ils ont encore un pied dans l’art — « La littérature, n’est-ce pas, c’est l’outil qu’on a inventé pour ne pas redevenir des bêtes ». Le sculpteur Gottschalk connaîtra la gloire ambiguë d’une exposition. Max, le séminariste défroqué devenu cafetier, peint secrètement des icônes dans son arrière-boutique. L’instituteur écrit tout aussi secrètement un grand livre contre le fascisme. Mais l’idéal peut-il encore sauver le monde ? L’art n’est-il pas tout imprégné de cette réalité sordide dont il ne parvient pas à se dégager ? Le peintre trouve les visages des saintes dans des revues pornographiques. Cherchant en vain le modèle de Judas, il est prêt à lui donner son propre visage, symbole de la trahison fondamentale de l’artiste. Quant à l’instituteur, pour connaître le succès, il finit par écrire un roman violent et orgiaque. Non, le salut ne viendra pas de l’art. Trop de compromissions.
          Il faut renoncer à raconter les péripéties de cette épopée d’un village, à évoquer les personnages hauts en couleur qui s’y bousculent, à faire passer le souffle de la phrase qui, par moment, l’anime. Les protagonistes, d’ailleurs, sont moins les hommes et les femmes qui parlent et gesticulent que les forces de la nature, arbres et animaux, divinités sanguinaires ou tutélaires hissées à la dimension de symboles. Les sangliers, bien sûr, qui ont donné son titre au roman, à la fois solitaires (c’est ce que signifie leur nom de singularis porcus) et rassemblés en hardes. Les serpents, qui balisent le récit sous forme de sculpture, de nœuds de couleuvres, de dépouilles de vipères, ou écrasés par la Vierge dans les sermons du curé dépressif. Les arbres tour à tour protecteurs, détournant les balles meurtrières, ou menaçants, laissant sourdre du sang. Symboles de fidélité, de constance, d’enracinement dans l’Histoire, ils peuvent inciter au repli identitaire. Mais pour le petit « Singe » sauvé par la littérature, ce sont aussi des « accoucheurs de livres ».
          Ces indices parsemés tout le long du roman — les arbres, les sangliers, les serpents, le sang, mais aussi des thèmes plus généraux, les invasions, les récits, la fuite… — constituent une trame sous-jacente qui donne sens à l’histoire, foisonnante, révoltante, parfois. L’invasion des sangliers, des mouches, de l’eau (l’inondation), des voleurs dans les églises ouvertes, des citadins gagnés à la permaculture, ne fait que sensibiliser à des peurs plus sournoises : l’invasion des nord-africains, pour les uns ; l’invasion des idées fascistes, pour les autres. Renvoyés dos à dos, moutons noirs et sangliers bleus sont en fin de compte tributaires d’une Histoire arrêtée, figée, au nom de laquelle ils sont prêts à tout. Il ne faut pas dévoiler la fin, glaçante, difficilement supportable. Mais une des clés qui permettent de la comprendre réside sans doute dans les délires de la Grosse, dans les contes du grand-père, dans le roman de l’instituteur. « Tiens-toi loin de la forêt, trésor, prophétise la mère, — ne rejoins pas les arbres — prends garde aux autres qui veulent t’y mener — prends garde à tous les autres — reste avec moi », et de dénoncer l’ensorcellement de son fils, sa métamorphose en « serviteur de la forêt furieuse », annonçant sa trahison : « Des torrents de sang — sauvez-le, c’est mon dernier, c’est le seul qui restera ».
          Les récits, mythes, légendes, fictions ou délires, sont comme le masque signifiant de ce roman ancré dans un monde réel, ou du moins vraisemblable. Les légendes sur les gitans, qui ont volé les clous du Christ pour en vendre la ferraille, expliquent la méfiance dont ils font l’objet bien plus que la réalité des faits. Les inscriptions illisibles d’une pierre tombale portent des noms plus terribles que si l’on pouvait les déchiffrer. Et le roman sanglant de l’instituteur se clôt par une phrase qui pourrait servir de conclusion à celui d’Aurélien Delsaux : « Peut-être nous. » Tout homme est en fuite de ce qu’il n’ose regarder en face. La violence traduit sa peur. Alors, avant de condamner, posons-nous la question : Peut-être nous.
          Dans ces conditions, ni l’art ni la littérature ne peuvent sauver le monde. À moins que… Ce qui transcende la brutalité sauvage de ce roman, c’est la langue, ample, inspirée, bien loin de ce « français pointu, sans un gramme de gras dans la langue : sans tache au tablier, sans boue au soulier » des citadins. Comme dans les « racontées » du grand-père, c’est au contraire un français « sur mesure », ou se mêlent « des expressions déguenillées de patois, la roture de l’argot et le grand endimanchement des dictionnaires ». Une langue qui réconcilie, dans un même souffle, tous les niveaux de langages et tous les mots de la création. Oui, sans doute, c’est la langue, ainsi maniée, qui nous retient de redevenir des bêtes.

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Stéphane Héaume, Dernière valse à Venise, Serge Safran, 2017

Héaume           Il est des récits gigognes dont les éléments s’emboitent avec une telle précision que l’organisation en fascine tout autant que le récit ou l’écriture. Stéphane Héaume convoque ici, si discrètement que l’on hésite à s’en apercevoir, la musique, le ballet, le cinéma, la peinture, la littérature, sans oublier les allers-retours subtils entre réalité et fiction, dans un jeu foisonnant de miroirs affrontés.
          Le titre semble déjà marier la Mort à Venise de Visconti et le Dernier tango à Paris de Bertolucci. Le rapport ? Une liaison amicale ou amoureuse, mais trouble, entre deux personnes séparées par l’âge, dans une atmosphère de délétère déréliction. L’épigraphe empruntée au Printemps romain de Mrs Stone, de Tennessee Williams, confirme la piste, celle d’une femme vieillissante rencontrant un jeune homme, dans une « dérive infinie du temps et des êtres ». Aussi, comment ne pas penser, en ouvrant le livre de Stéphane Héaume sur la passacaille de Jean-Sébastien Bach, au célèbre ballet de Roland Petit, Le jeune homme et la mort, dansé jadis sur cette musique ? Thème également illustré par un tableau d’Albert Besnard reproduit à la fin du récit, représentant la mort sous la figure d’une prostituée aguichant un jeune homme. Autant de miroirs placés autour du récit principal et qui en renvoient des reflets à chaque fois légèrement déformés.
          Car il est bien question, dans ce court récit, d’une rencontre entre un quarantenaire conservant quelques attraits d’une jeunesse encore proche et une septuagénaire gardant de sa jeunesse déjà lointaine de superbes jambes de danseuse de revue — comment ne pas penser à celle qui dansa jadis le ballet de Roland Petit aux côtés du tout jeune Noureev, Zizi Jeanmaire, avec des jambes, disait Boris Vian, plus longues que son corps…
          La rencontre emprunte son décor à un café de Venise. Scène de séduction, scène de mensonge : Rodolphe Marchant, agent immobilier ruiné et à la rue, se fait passer pour Rodolfo Marchanti, ténor à la Scala. Il nargue le pronostic fatal que vient de lui infliger un médecin en se payant une dernière tranche de rêve — la passacaille de Bach joue sotto voce sa basse obstinée : en courtisant l’inconnue, le jeune homme ne danse-t-il pas avec sa propre mort ? Qu’importe ! Grâce à une curieuse coïncidence et à la malice du nombre 7, le jeune homme déjà vieux et la vieille femme toujours jeune passent ensemble une semaine idyllique. Jusqu’à ce qu’il découvre à son tour que sa compagne lui ment. Dorothy White se métamorphose en Dorotea di Posa Alba et... laissons un peu de surprise au lecteur. La fin, avalée par la grande ombre du campanile, semble rendre l’un et l’autre à la grisaille de la « vraie vie ». La passacaille grince, l’inconnue de Besnard grimace de ses trente-deux dents.
          La fin ? Pas si vite ! Il reste le miroir le plus sournois du roman : la réalité qui l’a inspiré, s’il faut du moins en croire la « note de l’auteur » qui suit : Dorothy / Dorotea s’y transmue en Dorothée Blanck, comédienne qui a joué dans les films de Jean Renoir, de Jean-Luc Godard, d’Alain Resnais et croisée par hasard par le romancier… « J’ai assisté à la scène qui ouvre ce récit — à peu près la même », nous assure Stéphane Héaume.  Croix de bois, croix de fer. Il le dit, c’est vrai, d’ailleurs on connaît Dorothée. Mais on tourne les pages, l’inconnue de Besnard lève ses jupons et la passacaille de Bach n’a pas fini son entêtante ritournelle. On retrouve le récit, ou un autre récit, avec les mêmes personnages, plus tard, autrement, et curieusement le rapport des âges s’est inversé. Comme si, une fois de plus, on était dans un miroir. Pris entre les lames de ciseaux de la fiction, la réalité abdique. Qu’on lui coupe la tête.
          Incroyable récit où tout devient signifiant, où les clins d’œil donnent des clés de chambres closes, où le théâtre a plus de réalité que la vie. L’amour devient un ballet que Rodolphe donne à un public imaginaire, tandis que passent, grimés, les personnages de sa vie. Les brumes de l’alcool sont un rideau tombé sur lui. L’opéra chanté à la Fenice lui parle de son amour impossible. La confusion entre fiction et réalité atteint son apogée dans quelques pages fulgurantes où Rodolphe s’identifie, « à travers le tumulte d’une salle fantasmée », à l’amour de jeunesse de Dorothée, mort cinquante ans auparavant en ange foudroyé. Un petit livre fascinant dont on n’a sans doute pas fini de démêler les allusions, mais qui nous emporte dans sa valse.

Voir aussi : Sœurs de sable.

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Louise L. Lambrichs, Quelques lettres d’elle, La rumeur libre 2017.

Lambrichs          « On n’écrit jamais le roman qu’on imagine, mais toujours un autre, et c’est en quoi l’existence ressemble beaucoup plus à un roman que bien des romans à l’existence. » Nous voilà avertis… Les cent lettres d’une femme qui signe simplement L. (et non L.L.L., bien sûr, même si la narratrice est romancière !), précédées d’une « note sur l’origine et l’établissement du manuscrit » ne constituent pas un roman (le terme n’apparaît nulle part), mais tout au plus un « cadre romanesque » (concède la quatrième de couverture) : un ensemble de courriers et de poèmes dont toute cohérence a été sciemment écartée. Retrouvés, précise la note, dans un ordinateur découvert dans une demeure de province, ils avaient été disposés par leur auteur dans un ordre dont la logique n’a pu être reconstituée. Un « classement à plusieurs entrées, crypté par un ensemble de chiffres et de lettres associant divers paramètres » tellement complexe, sinon incohérent, que l’éditeur a préféré y renoncer ! Du reste, un choix arbitraire d’une partie de ce courrier et l’absence volontaire de réponses ne permettent pas la reconstitution d’une correspondance dans sa continuité chronologique ni thématique.
          Pourquoi cette présentation ironique ? Sans doute pour rendre sensible l’idée qui traverse le livre : toute théorie préalable fausse la pensée et empêche une vision sans a priori de la réalité. C’est à mon sens l’aspect le plus séduisant de ce livre, de faire, en quelque sorte, de la pensée le sujet, sinon un personnage à part entière d’un roman. « Penser par soi-même, c’est toujours penser dans les failles des théories dominantes » proclame la signataire. Revendiquant la singularité de sa pensée, elle oppose la réalité du monde qu’elle perçoit au réel qu’elle construit. Le réel n’est pas ce que nous nommons les « réalités », « mais ce qui échappe aux théories qui tentent de le cerner ». De là les malentendus qu’elle dénonce de lettre en lettre à ses correspondants. Ceux qui croient parler du réel ne parlent que des réalités conjoncturelles : ils pensent s’accorder sur celles-ci, mais divergent profondément sur celui-là. Ils ne peuvent conclure que des accords imaginaires, sinon stratégiques, qui ne peuvent durer bien longtemps. « C’est de ces imaginaires, présentés comme du réel, que naît toute guerre ». Et c’est vrai en particulier des hommes, champion des systèmes abstraits, qui « pensent avec une ceinture psychique de chasteté » !
          Opposition certes classique, mais qu’elle élargit dans une réflexion originale, familièrement baptisée PPP (petite philosophie portative) et qui se résume en une équation : Réel = Être = Possible = Inconscient. Le Réel est l’Être, dont chacun fait partie, et se constitue de tous les possibles que chacun parvient à exhumer de son inconscient. En s’interrogeant sur soi, l’écrivain met au jour « un réel humain » qui contient une part de vérité inaccessible par la réflexion, sanglée dans ses théories préalables. « La vérité ressemble à la Lune, elle a toujours une face cachée. De profil, chacun n’en voit que la moitié. L’autre moitié, la voix portée par un souffle unique, se trouve dans la littérature. » Parce qu’elle donne accès à l’inconscient, source de toute création, la littérature permet d’échapper à la dictature des théories et des cadres de pensée dans lesquels on enferme le réel comme dans un lit de Procuste, l’amputant de la moitié de ses possibles, donc de son être. Seuls les écrivains ont les yeux ouverts, quand les intellectuels ont du mal à penser sans théorie préconçue. « Toute théorie fonctionne comme une forme d’empêchement à la pensée du monde. »
          Voilà qui explique le refus de classer ces lettres selon un ordre préalablement fixé qui en réduirait les potentialités de lecture. Mais aussi le refus d’un roman conjoncturel, qui resterait au niveau de l’anecdote — l’intrigue amoureuse qui le traverse reste ténue, le lecteur ne saura en fin de compte pas grand-chose de l’un ni de l’autre des correspondants ; seul un court passage, savoureux, racontant la visite d’un professeur sujet à des crises de sommeil subit, sacrifie pour un moment au plaisir de la narration. Le lecteur inattentif se demandera sans doute quand le récit va commencer. Il ne remarquera pas, précisément, qu’il est en son cœur. Récit, plutôt que portrait, d’une âme rebelle, d’une incroyable lucidité sur elle-même et sur les autres, sans concession, mais l’humour acéré et la répartie immédiate. On se délecte d’un billet d’humeur à un correspondant dont la lettre, « aussi plate qu’une poitrine de mannequin anorexique », l’a mise dans une humeur de dogue ; d’une réponse à un éditeur qui a refusé un manuscrit ; d’un courrier perplexe au Professeur qui fait le « bien grand honneur » de s’intéresser à son œuvre, mais qui n’y cherche que l’écho de ses propres pensées ; d’une lettre acide au critique littéraire qui lui adresse un article qu’elle estime sans rapport avec son œuvre ; du congé donné à un psychanalyste qui l’a suivie mais qui ne peut concevoir l’âme de sa patiente qu’à travers la sienne... Ces correspondants n’apparaissent qu’en creux dans les réponses à leurs propres lettres. Mais qu’importe leur « réalité » ? Un même et pitoyable « réel humain » se dégage de ces réponses : tous sont obnubilés par leurs problèmes, par leur personne, par la cohérence de leurs théories dans lesquelles ils voudraient bien plier la mystérieuse et rebelle L.
          Plus profondément, cette manière de ne définir les personnages qu’en creux rejoint la thématique de la présence et de l’absence qui traverse le roman. Dans une maison ouverte, qui accueille famille et visiteurs de passage, professeurs en vadrouille et romanciers sans le sou, au milieu des « êtres charmants et fantaisistes » qui l’égaient, l’absence de l’homme aimé est d’autant plus sensible. Mais n’est-ce pas cette absence qui permet à la narratrice de développer une « secrète présence en [elle] » qui donne à sa pensée une respiration nouvelle ? Familière des « abîmes échappant aux regards des dieux », elle se nourrit de ces failles dans la réalité qui donnent accès au grand magma souterrain du réel. « Je vous parle, moi, d’un abîme intérieur auquel j’ai régulièrement affaire, un gouffre obscur plein de ciels ouverts à tous vents et où viennent s’imprimer des lettres, des phrases, des images qui s’arrachent tantôt péniblement, tantôt brutalement et sans difficulté de mes ombres intérieures. » Pour le lecteur attentif, les failles de la narration sont autant de fenêtres ouvertes sur ces abîmes, et l’écriture tout en finesse de Louise L. Lambrichs, attentive au mot juste et à l’image percutante, en donne une image d’autant plus terrible.

Voir aussi : Mapensa, Les amants de V., Bris & collages. Sur le fil, envolées

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Dominique Le Brun, Antarctide, le continent qui rendait fou, Omnibus, 2017.

Atlantide          « Les scientifiques et les enquêteurs le savent bien : chercher ce qui n’existe pas conduit parfois à de grandes découvertes. » Encore faut-il s’être convaincu que ce qui n’existait pas pouvait bien exister. Et pour cela, on peut faire confiance à l’imagination des écrivains, à la mauvaise foi des explorateurs, à la rapacité des commanditaires, à la crédulité des lecteurs… À l’homme, en somme. Il est si facile de le faire rêver, de l’appâter, de le convaincre. Un mot parfois suffit. Antarctide, avec ses échos inconscients d’Atlantide… Et les imaginations s’enflamment !
          Curieuse histoire, que celle d’un continent austral aux promesses mirifiques. Elle commence par des conclusions farfelues tirées d’une observation judicieuse. Les Grecs avaient démontré la sphéricité de la terre, un bon point… mais en avaient conclu qu’un continent austral était nécessaire pour l’équilibrer, un « envers », un « Antichtone » ou des « antipodes » marchent bien évidemment la tête en bas, vingt siècles avant la découverte de la gravitation universelle… Même si les universitaires médiévaux, plus pratiques, avaient observé sans l’expliquer que les mouches pouvaient bien faire le tour d’une pomme…
          C’est Aristote qui baptise, et durablement, Antarctique ce continent supposé… Mais la théorie (exacte) d’une alternance entre zones chaudes et tempérées entraîne à concevoir un Antarctique tempéré au climat propice à la culture. Les préjugés sont tenaces. Ce savoir, à peine maintenu par quelques savants médiévaux mais négligé, voire combattu parce que contraire à la conception religieuse du monde, se transmet aux explorateurs avec tous ses fantasmes.
          Un voyageur aujourd’hui bien oublié va donner un nouveau souffle au mythe d’une idyllique « Terra Australis Incognita ». Au XVIe siècle, Gonneville découvre un rivage paradisiaque peuplé de bons sauvages accueillants et… ramène avec lui le fils du chef de la tribu. Preuve irréfutable ! Hélas, il est incapable de reconduire ensuite son invité dans sa famille et, désolé de ne pouvoir tenir parole, l’adopte. La mythique terre de Gonneville est née, et entretient les illusions des Européens. Son histoire est rocambolesque. Elle commence un siècle plus tard, lorsque Louis XIV taxe les étrangers et leurs descendants : ceux du chef indien doivent alors démontrer, pour y échapper, qu’ils se sont retrouvés malgré eux en France, et déterrent un récit qui « pourrit dans les poudres du greffe d’une amirauté » ! Voilà relancé le mythe de la terre de Gonneville !
          Qui cherche trouve. Un Normand finit bien par la dénicher, au Brésil, car la « belle et grande rivière » qui le traverse évoque « celle de l’Orne qui baigne les murs de Caen en cette province de Normandie », ça ne s’invente pas. Il est vrai que grâce à Cook la Tamise coule en Nouvelle-Zélande. On reconnaît ici le vieux ressort des grandes découvertes (y compris des explorations spatiales !) : retrouver une terre d’accueil favorable si semblable à la nôtre qu’on peut lui donner les mêmes noms, ou des noms tout droit tirés de la Bible. Les îles Salomon sont ainsi un souvenir d’Ophir, la mythique contrée dont le roi biblique tirait ses richesses.
      Du moins pour les plus honnêtes des explorateurs. Car il y a aussi d’authentiques escrocs. Kerguelen, qui ne parvient pas à débarquer sur un archipel à cause du mauvais temps, revient dire à Louis XV qu’il a découvert une mythique terre d’abondance et obtient des subsides et un avancement pour la coloniser. Mais cette « découverte » sert surtout à justifier son retour prématuré avant l’aboutissement de sa mission primitive, et l’abandon d’un de ses navires, afin, prétend-il, d’assurer à la France la possession de cette colonie. Le retour du bateau abandonné rétablira les faits et Kerguelen sera condamné. Quant à Queirós, il déduit l’existence d’un continent austral d’indices aussi vagues que les secousses sismiques qu’il ressent sur une île, si importantes qu’il en déduit à une superficie plus grande qu’il n’y paraît ! À la couleur de la peau des indigènes, il conclut à la douceur du climat : c’est sûr, il a découvert le continent paradisiaque recherché depuis l’antiquité !
          L’accueil en Occident de ces vraies fausses découvertes est tout aussi irrationnel et a des conséquences inimaginables. Parfois, tout simplement, l’incrédulité : on découvre tous les jours des terres inconnues, cela en devient lassant… Torrès repère par exemple un détroit grâce auquel on peut habilement négocier les courants pour passer vers le Pacifique par le nord de l’Australie : son rapport est aussitôt enfoui dans les archives espagnoles. Parfois, le retour est plus saugrenu encore. Le monde ayant été artificiellement divisé entre puissances occidentales, certains explorateurs sont tout bonnement incarcérés à leur arrivée pour avoir outrepassé les autorisations ! Il ne suffit pas d’être conquistador : il faut que cela se fasse dans les règles, et pouvoir convaincre les puissants.    
          En revanche, lorsqu’un navigateur a le bagout « d’un agent immobilier ou d’un voyagiste », ses boniments peuvent lui attirer fortune et faveur royale. Les profits que l’on peut escompter sont le critère principal : on estime que Drake a rapporté à ses commanditaires (dont la reine d’Angleterre) un profit de 4700 %. La popularité des récits maritimes entraîne un autre phénomène : la recherche du pittoresque, qui fera du récit de voyage un genre à la mode, et rentable pour les éditeurs. Dans la course aux richesses de l’Orient, d’ailleurs, les terres australes n’intéressent qu’indirectement, pour servir d’escale aux vaisseaux de commerce. Tous les arguments sont alors bons : Bouvet de Lozier insiste pour que les îles qu’il découvre soient converties par les Français catholiques avant que n’y débarquent des protestants ! Plus pratique, Cook prédit le plein emploi que susciterait dans les usines anglaises un commerce avec les nouvelles contrées…
          La découverte du monde est donc, avant tout, un récit. Récits mythiques qui font partir les explorateurs. Boniments de camelot qui leur ouvre les caisses de riches financiers. Mémoires justificatifs qui tâchent d’excuser leurs échecs, ou leurs crimes. Parfois, la réalité se rappelle cruellement aux hommes. Le mythe du « bon sauvage » peut devenir dangereux pour ceux qui y croient mordicus. Lapérouse, après avoir vu ses hommes décimés sur l’île Samoa, exprime sa colère contre les philosophes qui leur ont parlé d’hommes pacifiques. « Ce malheureux Lamanon, qu’ils ont massacré, me disait la veille de sa mort que ces hommes valaient mieux que nous. » Un des grands mérites du livre de Dominique Le Brun — outre son incroyable érudition et le pittoresque des anecdotes — est de décortiquer les préjugés fatals et les erreurs d’analyse qui se révèlent meurtriers. Croire, par exemple, qu’un civil ne peut diriger une expédition militaire. Ou qu’on explore un continent glacial « à l’anglaise », avec des chevaux, et non « à la norvégienne », avec des skis. Privilégier « une sorte de mystique de l’effort humain » qui fait préférer une mort héroïque à la reconnaissance d’un échec.
          De l’antiquité à nos jours, l’Atlantique prend ainsi des formes diverses résumées dans les sous-titre des différentes parties : un continent tour à tour deviné, fantasmé, entr’aperçu, (enfin) accosté, (hélas) sublimé, et aujourd’hui menacé. Car à force de le découvrir et de le perdre, il faudra bien faire la part de la vérité et du mensonge ! Lorsque Dalrympe publie une carte du continent austral fondée sur sa seule imagination, la Royal Navy a le bon réflexe : elle envoie le capitaine Cook s’assurer que les terres représentées… n’existent pas ! Ce voyage apparemment inutile aura une conséquence décisive : on comprend que le mythique continent tempéré est un leurre et que l’Antarctique n’a aucun intérêt ni colonial, ni commercial. Il ouvre la voie à des explorateurs mieux motivés.
          Mieux motivés ? Voire ! Car la graisse et la peau des baleines et de phoques est très recherchée… Le XIXe siècle sera peut-être moins crédule, mais tout aussi rapace. Avec cette conséquence inattendue : comme les explorateurs ont massacré tout ce qu’ils pouvaient trouver sur les côtes, ils sont forcés de s’enfoncer dans le continent et de l’explorer… On voit alors d’autres types de comportement. L’intérêt immédiat ayant disparu pour ces terres arides, glaciales et inhabitées, il n’y a plus à cacher les routes pour éviter la concurrence commerciale ou religieuse : au contraire, il faut proclamer ses exploits urbi et orbi, et diffuser largement les informations dans la presse ou dans le monde scientifique. Un nationalisme bien de son temps s’en mêle. Dumont d’Urville est le premier à débarquer sur le continent Antarctique. Comme Tintin sur l’île mystérieuse, il commence par y planter le drapeau tricolore. « Notre enthousiasme et notre joie étaient tels alors, qu’il nous semblait que nous venions d’ajouter une province au territoire français par cette conquête toute pacifique. » Pour d’autres, c’est le côté sportif qui prévaut : il s’agit de battre des records, d’arriver avant son concurrent. Imagine-t-on la tête de Scott lorsqu’il arrive enfin au pôle Sud, et qu’il y trouve… une lettre d’Amundsen lui demandant de la transmettre au roi Haakon II de Norvège ! Dans ces contrées solitaires au climat rude, le XXe siècle ajoute le besoin de repousser sans cesse ses limites, de pousser l’homme à ses extrêmes dans une « étrange confrontation avec le mystère d’une nature grandiose qui dicte ses lois ».
          Est-ce à dire que l’Antarctique a définitivement perdu sa capacité à susciter des mythes ? Qu’il suffise d’évoquer la légende d’une base de sous-marins allemands durant la guerre ou, plus près de nous, d’un garage souterrain pour soucoupes volantes. Lorsque l’homme veut rêver, rien ne peut l’en empêcher. Sinon lui-même, et ses propres erreurs. Car désormais connu, colonisé, exploité, l’Antarctique est devenu un continent menacé, en particulier par le réchauffement climatique et la fonte des glaces. Et le lieu d’une prise de conscience écologique. Le livre finit sur la visite qu’y fait en 2016 John Kerry, chef de la diplomatie américaine et militant de la lutte contre le réchauffement climatique. À nous, aujourd’hui, de protéger le continent qui nous a tant fait rêver.
          Histoire insolite, pleine d’enseignements sur les comportements humains, mais aussi truffée de récits de voyage à découvrir ou redécouvrir. Certains ne manquent pas de poésie, comme le journal de Dumont d’Urville, qui voit dans les montagnes de glace se dessiner d’étranges paysages. « Quelquefois même on croirait avoir sous les yeux un joli village, avec ses châteaux, ses arbres et ses riants bocages, saupoudré d’une neige légère ».
          D’autres fourmillent de détails pratiques qui, avec le temps, ne manquent pas d’un humour parfois involontaire. On apprend ainsi que le pôle sud fut découvert par un Belge, Gerlache de Gommery, qui le premier osa hiverner dans la banquise à bord du Belgica. Son audace prépare la découverte du pôle Nord. Pratique, et soucieux d’éviter une désespérante monotonie durant le repos forcé de l’hiver, il dresse vingt-huit menus différents pour une même semaine, à quatre repas par jours. Mais la variété réside surtout dans les noms des plats, toutes les conserves ayant le même goût… Son cuisinier y découvre alors l’art d’accommoder les restes : le troisième jour, les reliefs des deux premiers sont mélangés pour un repas. Mais pour la fête nationale, on se préoccupe de plats belges, avec du filet d’Anvers, du boudin de Liège et… du pingouin royal rôti, sauce venaison ! Sa description de la faune locale ne manque pas non plus de piquant. Le manchot impérial ressemble, de dos, aux Frères des Écoles Chrétiennes : « Son énorme embonpoint témoigne d’une préoccupation unique : il est bien évident qu’un bon repas, suivi d’une paisible digestion, est à ses yeux la grande affaire de la vie. » À la différence des petits manchots, qui évoquent plutôt des philosophes et restent tranquillement où on les pose…
          Récits plus dramatiques, parfois, mais combien plus instructifs ! Shackleton puis Scott imaginent ainsi que l’on peut parcourir l’Antarctique sur des poneys et négligent d’apprendre à skier. Sentimentaux comme peuvent l’être des Anglais vis-à-vis des animaux, ils se préoccupent du sort de leurs compagnons à quatre pattes, mais imaginent qu’ils partagent leur conception britannique de l’héroïsme gratuit. Les poneys, écrit Shackleton, refusent d’avancer lorsque les hommes s’attèlent à leurs côtés, « force nous est donc de les laisser tirer seuls ». Certes, il aura du chagrin de les voir mourir, après une longue souffrance, rendus aveugles par la réverbération. Mais, pratiques, il accommode de viande fraîche son quotidien.
          Voilà donc un petit bloc de fraîcheur, massif comme un iceberg avec ses 600 pages, mais savoureux comme un glaçon dans un whisky, pour refroidir les cervelles échauffées des explorateurs sans scrupules et pour donner aux autres les recommandations de la meilleure conseillère : l’expérience.

Voir aussi : Vauban, L’inventeur de la France moderne, Quai de la douane, C'est pas la mer à boire. Charcot.

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Patricia Castex-Menier, Soleil sonore, Rougier, 2017.

Castex-Menier
         Visiter la Grèce n'a jamais été facile. Trop de passé se bouscule dans la tête, rayonnant comme les souvenirs d'humanités classiques, sombre comme ceux de la dictature militaire. Il s'y ajoute désormais la gêne du touriste débarquant, avec l'insouciance des vacances, dans un pays en crise profonde. "Bonne et mauvaise consciences mêlées", il traverse ses souvenirs qui se projettent sur les lieux, sur les instantanés d'une vie quotidienne brodée d'éternité. Les éléments, les monuments, les hommes, l'Histoire se confondent dans de courtes fulgurances qui deviennent poèmes.
         Ici, c'est un poulpe pendu à une corde, séchant comme un bas ou un porte-jarretelles — "La mer vient de faire / Sa lessive de petit linge". Là, c'est la silhouette solitaire de l'outil appuyé contre un mur. Ou le braiment couleur de rouille d'un âne amené à remplacer une bicyclette ! Cette fusion des éléments animés et inanimés éveille à l'occasion des résurgences mythologiques. Sisyphe et Empédocle ne sont pas loin... La chèvre égorgée pour le festin du dimanche a des cris d'Iphigénie.
         Mais ces instantanés floutés par les images deviennent graves lorsque les souvenirs de la dictature ce mêlent aux visions. Les ronces déchirent les jambes comme les barbelés des camps. La parole se fait furtive, le message est livré au hasard d'une bouteille à la mer, le poème est révolte dérisoire — sinon aléatoire. Mais il témoigne, éternellement, et en cela se délivre du temps, celui de la prison, ou celui des vacances.

          Poèmes roulés
          dans le papier a cigarette,

          comme des corps dans le linceul
          jetés par-dessus bord.

          Les bourreaux
          butteront plus tard
          sur les mots retrouvés au rivage

Voir aussi : X fois la nuit, Passage avec des voix, Suites et fugues, Le dernier mot, Bouge tranquille, Adresses au passant, Al-Andalus, Chroniques incertaines. L’instinct du tournesol. Cargo. Accoster le jour. Havres.

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Léo Beeckman, Poèmes quantiques, maelstrÔm reEvolution, 2017

Léo Beeckman         Pour tous ceux — et ils sont nombreux, aussi nombreux, en fait, que ceux qui l’ont rencontré — qui se désolent de ne plus voir la figure de Léo au détour d’un salon du livre — toujours souriant, toujours attentif à l’autre, perpétuel dispensateur d’une amitié inépuisable — un recueil de poèmes retrouvés après son décès est apparu comme une consolation. Mais ce n’est pas que cela. Celui qui a tant fait pour que vivent les livres des autres était — qui le savait sinon quelques proches ? — un véritable poète. Il n’y a pas besoin d’avoir connu et aimé Léo pour être happé par ces douze textes d’une force et d’une limpidité exceptionnelles.
         Qu’ont-ils de quantique, ces poèmes ? Un clin d’œil, bien sûr, entre le poème et le « cantique ». Mais dès le titre, phonétiquement pléonastique, on devine le thème du dédoublement qui traverse le recueil en évoquant le phénomène de l’intrication quantique — ces interactions entre deux particules quelle que soit la distance qui les sépare. Le point de départ est une situation banale, quotidienne : descendre un escalier, se raser, téléphoner à sa femme, regarder par la fenêtre… Mais la réalité est aussitôt clivée, les personnages se dédoublent, les temps se confondent. Le doppelgänger, l’inconnu qui nous ressemble comme un frère, nous guette au tournant, remonte l’escalier, se déguise en mendiant au coin d’une rue… L’homme quantique interagit avec lui-même, l’homme vieillissant avec l’enfant qu’il a été, le blanc avec le noir, l’ami avec l’ami.
          Rien de pédant ou de pesant dans cette thématique que l’on pourrait juger intellectuelle. D’abord, parce qu’on reste en permanence dans l’évocation d’un événement quotidien ; ensuite parce qu’une autre distance s’introduit dans ces poèmes, celle de l’humour ou de l’autodérision. Si quelqu’un vous ressemble « comme deux gouttes d’eau », les interactions prendront la forme d’encyclies, ces ondes concentriques qui se forment dans l’eau et qui forment en se combinant des figures géométriques complexes. La lame de rasoir glissant sur le cou évoque une tête coupée. Le mari agacé que sa femme ait croisé son double lui lance : « Débrouille-toi, je ne peux être partout à la fois ».
          Mais cet humour est pudeur, car les thèmes sont graves et l’écriture dépouillée cherche dans l’humour à éviter le lyrisme ou le pathos. La mort, le racisme, le colonialisme, le vieillissement traversent le recueil sans jamais s’appesantir. Une planète « Où on brûle les livres / Où on coupe les têtes / Où on crève les yeux / Où on arrache les langues / Où on attache les mains / Où on bouche les oreilles » ne peut être dirigée que par des hommes sans tête. Pourtant, pour ceux qui ont encore une tête et des mains, il restera toujours « Des mots à imprimer / Des joues à caresser / Des yeux à pleurer / Des langues à chanter / Des mains à serrer / Des paroles à écouter ». Tel est le miracle du dédoublement quantique, du cantique dédoublé, où le noir révèle le blanc, où la mort suscite la vie, où les dieux n’existent que par les hommes et les hommes par les dieux qu’ils se sont créés. Tel est le miracle qu’a su créer Léo après sa disparition, d’être plus présent encore par ce qu’il nous laisse, avec cet ultime clin d’œil de clore ce recueil sur le mot « exister ». Comme si, en s’en allant, il assumait le vide pour nous laisser le trop-plein de sa présence.
          « Pardonne-moi petit
          De ne pas jouer à la marelle
          Pour atteindre le ciel
          J’ai encore des cailloux
          Plein les poches
          Et trop de poids
          Dans la tête
          Pour laisser les mots
          Au vide. »

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Michel Lambert, Le lendemain, nouvelles, Pierre-Guillaume de Roux, 2017.

Lambert          « Quand j’étais journaliste, il y avait dans la salle de rédaction un type qui tapait sur son clavier plus vite que la moyenne, mais pas assez pour être au niveau des plus rapides. Et pour cause : il n’avait qu’une main. À moi aussi il manque quelque chose. » On pourrait établir le même diagnostic de la plupart des personnages de ce recueil : il leur manque quelque chose — ou, pour reprendre le titre du premier recueil de l’auteur, ils ont tous une « toute petite fêlure »…
          Ce qui leur manque ? Un lien, le plus souvent, avec un passé dont ils n’ont jamais pu totalement se délivrer, mais qui a désormais le triste fumet du révolu. Si l’image de la main est aussi marquante, c’est peut-être parce que leur passé reste présent comme un membre fantôme après une amputation. Visite à un ami que l’on n’a plus vu depuis vingt-cinq ans ; oubli d’un film ; séparation douloureuse de deux amants ; retour dans la ville de son enfance… Les situations sont variées, mais se résument toutes à cette rupture temporelle dont on prend brutalement conscience. Parfois, il ne s’agit que d’un détail insignifiant — « Ça n’avait aucune importance, bien sûr, sauf qu’il ne savait plus. » Parfois, c’est un parallélisme ténu — la douceur de l’air, la lumière tamisée d’un crépuscule — « Tu vois, l’ironie du sort. Ma carrière de cinéaste va s’achever sous la même lumière. » Une des nouvelles les plus réussies, de ce point de vue, est à mon sens « L’hiver en hiver », concentrée sur deux personnages qui se sont trouvés sur un site de rencontre. Indifférence au passé, dont il n’est pas question ; au présent, mensonger comme les pseudonymes qu’ils se sont donnés ; au futur, qu’ils n’envisagent pas. Mais avant de rentrer ensemble chez l’un ou l’autre, sans préférence, l’homme tient à montrer à la femme la résidence où il a vécu son enfance — pourquoi ?
          Le principal intérêt de ces nouvelles tient à cette atmosphère mélancolique et résignée qui nous plonge d’emblée dans un tableau de Hopper — comparaison pleinement assumée par l’auteur et par un de ses personnages. Une attention à de petites nuances de la pluie — « Non pas une pluie de demoiselle mais une pluie de marin, de perdition, qui rendait toute sortie impensable » — ou au vert des arbres, qui n’est pas le même avant et après un rendez-vous Un flou savamment entretenu sur les lieux et sur les époques — aucun nom de ville, mais une attention particulière aux noms de rues, de parcs, de bars, qui rendent le lecteur complice du récit : si on ne lui précise pas le nom de la ville, c’est qu’il est pour lui évident, que c’est tout aussi inutile que de préciser le siècle où l’on vit… S’il ne reconnaît pas Bruxelles, ou Bruges, ou un mélange des deux, il devra se contenter d’indications vagues — des thermes, la mer, un jardin botanique. En revanche, son attention sera aussitôt requise sur un infime détail – le boîtier rouge et noir de la ceinture de sécurité.
          Cet usage du flou artistique répond à la focalisation de l’attention en fonction des sentiments ou des émotions. « La peur, le désir, n’importe quel sentiment très fort réveille les sens, on regarde tout, note tout, dans une sorte d’urgence. » Souvent, c’est tout ce qui nous sera dit de la détresse ou des espoirs d’un personnage : le regard qu’il lance sur un détail inattendu. Une statue recouverte de neige évoque le souvenir d’un enfant mort ; une « énorme boule de neige noir » gonfle douloureusement le ventre — et pourtant, rien ne se saura sur une possible paternité. Tout est dans la perception subite de l’absence — comme celle d’un membre fantôme.
          Le lecteur n’aura qu’à reconstituer l’histoire, s’il le souhaite, ou, comme le personnage, se dire qu’après tout, ce n’est pas l’essentiel. Car l’intrigue, bien souvent, joue du même flou artistique que la description. Les dialogues comme le récit font l’impasse sur les référents. « Elle savait qu’il savait », mais que savent-ils que nous ignorons ? « Nous allons faire une bonne équipe », mais pour quel travail ? « En a-t-il entendu parler ? » Mais de quoi ?  Ces petites agaceries au lecteur font partie de l’atmosphère fantomatique construite autour des personnages. Peu de choses ? Mais si c’était dans ce peu de choses que résidait, en fin de compte, le principal ? « Quelques gouttes d’eau. Plus tard, Roland s’en souviendrait comme du meilleur de ce qu’ils avaient vécu. »

Voir aussi : Le jour où le ciel a disparu, Dieu s'amuse, Le métier de la neige, Quand nous reverrons-nous ?, Une touche de désastre. Le ciel me regardait. Cinq jours de bonté.

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Amina Saïd, Chronique des matins hantés, peintures d'Ahmed Ben Dhiab, éditions du Petit Véhicule, 2017.

Amina Saïd          "Je me souviens de quelque chose / comme une lumière inflexible / qui ferait la chronique des matins" : l'atmosphère très particulière d'Amina Saïd se retrouve dans ces quelques vers qui ont donné son titre au recueil. La mélancolie du souvenir se heurte à l'inflexibilité de la lumière ; une sensation ténue se cherche dans des approximations ("quelque chose comme") ; l'impression fugace se traduit en mots (chronique). Une triangulation sans cesse réinventée entre l'homme, le cosmos et l'écriture. Sans cesse réinventée, car "dans les matins du poème / chaque jour la vie change de sens". Et c'est cette vie, dans ses infimes mouvances, qu'il s'agit de célébrer.
          Amina Saïd interroge les limites, les confins, le moment de rupture, ou de passage : l'horizon, le crépuscule, la mort, la pénombre... Elle interroge paisiblement un au-delà des choses ou du temps, que l'on devine subrepticement : "L'horizon est le presentiment / d'un ailleurs du monde". Expérience mystique, comme le poisson de Platon qui entrevoit le monde en franchissant la frontière de l'eau ? Au fond, n'est-ce pas le rôle du poète de laisser poindre l'ailleurs dans les interstices entre les mots ? Parfois, on a l'impression d'une certaine agressivité des mots, aux définitions trop strictes, tranchées et tranchantes — "les vivants ont des mots plein leur bouche / qui sont comme des dents". Mais il suffit de les frotter entre eux, comme des pierres roulées par le torrent, pour adoucir leurs arêtes. "Les mots sont des êtres / qui ont perdu leur cri et leur définition". Les rencontre parfois saugrenues sont ressassées en de longues combinaisons, comme les cailloux roulés par la rivière : "la mort est une orange hérissée de pointes de feu", "la mort est une orange / qui soudain ressemble à un soleil", "toutes les oranges sont des soleils / et toutes les morts / mènent de l'autre côté du soleil"... Et les mots émoussés laissent passer un long flux de silence qui nous introduit ailleurs, dans l'ailleurs.
          En poésie, dans cette recomposition de la page qui donne au blanc plus de place qu'à l'encre, le silence devient nourricier, le néant définit en creux un autre monde. "Le silence est un miracle inachevé / où le monde prend forme d'un seul coup" : il appartient au lecteur d'achever le miracle, d'écouter ce qui se dit "dans le silence complice / qui fait soudain taire le monde". Ce sont sans doute les passages les plus lumineux de cette "chronique du matin", dans cette ouverture de la langue à tous les possibles.
          Moins convaincante, peut-être, la forme sentencieuse adoptée par certains poèmes, qui semblent vouloir définir le monde par des formules d'aspect proverbial ("l'horizon est", "la mort est", "tout poème est", "l'absence est"...) ou dans de longues anaphores au lyrisme parfois insistant ("ne reviens pas", "Il se peut"...). Un lyrisme qui n'est pas toujours à l'abri d'une certaine préciosité dans les images ("graver un chant sur les paupières de l'eau"), dans le renversement des référents ("on arrache leurs mains aux ongles") ou dans le passage du concret à l'abstrait ("la dignité d'un pain se dévoile / dans la réalité de l'épi"). Mais lorsque la vision se laisse porter sans fioritures dans sa nudité fondamentale, elle peut aussi devenir bouleversante : "un peuple de morts / porte le monde en terre / le jour ni la nuit ne tolèrent de témoins". Le poète est alors au-delà des mots, au-delà du monde et au-delà de lui-même : il est, tout simplement, dans le flux de la vie qui le traverse et nous emporte avec lui, car  "il ne suffit pas d'écrire mais être / écriture parole voix pensée silence / les mots comme des éclats de vie / dans la sombre et tenace écriture du monde".

Voir aussi : Le corps noir du soleil. Dernier visage avant le noir.

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Werner Lambersy, La chute de la grande roue, Le Castor Astral, 2017.

Lambersy          Rêve d'enfant, de voir le monde de haut et de tutoyer les étoiles, du haut de la grande roue. Rêve de poète, aussi, car le monde trouve dans la poésie une infime distance qui invite à le regarder d’une autre manière. Mais « la grande roue / De l'écriture tourne sans / Fin », et comme les rêves d’un jour, elle retombera. Autour de cette métaphore, mais aussi de tout ce qui emprunte un trajet circulaire (le temps cyclique, les orbites des astres...) se construit la première partie de ce recueil. Même les roues ont une chute, lit-on en filigrane, et le lent dépérissement contredit la circularité du temps. La grande roue est temps de fête. « Quand s'éteignaient / les lampions souvent / on était vieux. » Sans doute, dans les débris des rêves naissent encore les poèmes. Pour combien de temps ? La chute de la grande roue n’est pas seulement la chute de nos rêves : c’est la sensation que le linéaire, brutalement, a brisé le temps cyclique.
          Des quatre cycles qui composent ce recueil, comme les quatre saisons qui circularisent le temps, le premier, qui a donné le titre général, peut sembler le plus désabusé, ou de moins nostalgique. Mais les mêmes thématiques courent à travers les suivants : rêves et souvenirs d'enfance, inquiétude, voire épouvante devant le monde qui laisse la finance l'emporter sur la culture... Le même lien intime se tisse entre les éléments du cosmos, les plus infimes détails du monde qui nous entoure, les sentiments qui nous animent et les mots qui les traduisent. Cette unité fondamentale de toutes les strates de l'univers est une constante dans la poésie de Werner Lambersy et en inspire les images les plus fortes. Chaque page a sa fulgurance et chaque lecteur y ajoutera les siennes : « Moi qui longtemps pris / La nuit pour le marc / Du jour » — Horizon / Sur lequel la mort / Cloue les paupières du vide » — « Les châteaux de cartes / Des derniers lampadaires »...
          Discrètement, dans chacun de ces cycles, une thématique spécifique court comme un fil rouge. La grande roue, bien sûr, dans le premier. Le sel, qui revient comme un leitmotiv dans le deuxième, exaltant lorsque la « route du sel » définit le cheminement des poètes (« Ils vendent le désert / En échange de la soif »), inquiétant lorsqu’on évoque les chamelles chargées du sel pour les morts… Le voyage, les pays lointains fournissent de somptueuses visions à la troisième partie, quand la quatrième, plus sédentaire, explore la ville, le quotidien, la maison… Mais le véritable fil rouge entre ces instantanés est le poème, « plus fugace et / Obstiné / que le moustique avant / L’attaque ».

Voir aussi : Parfum d'Apocalypse, Journal par-dessus bord, Cupra Marittima, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap. Départ de feux, Bureau des solitudes,  La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus, Au pied du vent, Le grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boite. Portraits de l'œil. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.




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Otto Ganz, Du fond d’un puits, maelstrÖm reEvolution, 2017.

Ganz          « Ce n’est qu’au fond du puits que l’on voit la misère, la Grande Misère qui bat mille coups sur les vitres. Le reste n’est qu’un maquillage de surface ». Ces courts textes, écrits en un mois « d’une décennie inenvisageable », bouleversants, admirables de cruauté, ou de lucidité, ce qui revient au même, nous mettent face à la question la plus dérangeante qui soit : est-ce dans ce que nous croyons la vie ordinaire que l’on voit le monde tel qu’il est, ou dans le désespoir absolu de la dépression ? N’est-ce pas au moment où l’on est déconnecté de soi et des autres que l’on acquiert une redoutable lucidité sur le monde ? Ou, à l’inverse, est-ce au fond du puits que l’on devient aveugle, prisonnier de ténèbres qui ne nous renvoient qu’à nous-mêmes ?
          Celui qui écrit — « un homme que je ne connais pas mais qui me ressemble » — est à la fois dedans et dehors, happé par le gouffre qu’il a ouvert en lui-même et accoudé à la « margelle du monde », les yeux ouverts sur le néant. Il ne cherche pas la lumière, il n’est pas aspiré par l’obscurité, mais tente de trouver le « juste équilibre » entre les deux. Laquelle est illusion, laquelle réalité ? Les textes parlent de reflet, de miroir, de transparence, de vitre... Le front aux vitres, comme les veilleurs de chagrin d’Éluard, il sait qu’il y a désormais un dedans et un dehors, incompatibles. L’entrée et la sortie sont devant nous, « mais sur un autre plan de la réalité ». Peut-être est-ce cela le plus terrible : ne pas savoir quelle vie est un songe, et laquelle réelle. Il n’y a qu’une solution : accepter. « La vraie misère est de se révolter contre son état », clame la dernière page. Et c’est un espoir : celui d’échapper à la « Grande Misère » aux pompeuses majuscules entrevue au fond du puits.
           Il y a dans ces poèmes qui vous arrivent comme une gifle en pleine figure un « effroi d’être présent » qui n’est pas sans évoquer la nausée de Roquentin, la découverte insoutenable de l’existence des choses. Les hommes, au fond du puits, ne sont que des carcasses jetées sur leurs propres épaules, et on les voit. Et cette interrogation fondamentale sur la réalité et son reflet affecte les mots eux-mêmes, matière première de l’écrivain. « Une parole n’est fiable que si elle reflète une pensée, et non une idée en construction. Une pensée n’est valide que si elle est stable. » Qu’est-ce qu’une pensée stable ? Celle qui échappe à l’instant, au tourbillon des secondes qui constituent une minute, une heure, une journée ? Oui, la hantise de l’éternité traverse ces poèmes qui, souvent, semblent les étincelles d’un briquet allumé pour entrevoir les parois du mur. Le vocabulaire parle d’éternité (infinité, interminable, définitif, pérennité, toujours…), mais l’éternité est-elle une durée ou une répétition ? Les mots partagent aussi cette hantise (tourne en boucles, routine, nième…). Où trouver la durée qui ne soit pas un amas de secondes ? Un jour qui ne soit pas le lendemain d’une nuit ? « Chaque nuit gagnée sur l’effroi du même réveil ».
          C’est cela la vraie misère, non pas celle qui nous terrifie au fond du puits, mais celle qui nous attend à la sortie, si on n’a pas acquis, à la remontée, la sagesse d’accepter le monde tel qu’il est : une illusion inventée par les hommes pour supporter ce qu’ils ont entrevu dans un éclair de lucidité. Il faut y voir un message optimiste, car tant que l’homme saura créer cette illusion, il sortira du puits où, dit-on, loge la Vérité. « Le fond d’un puits est à ciel ouvert. Quiconque veut partir est libre. » Même si l’on est conscient de la difficulté de remonter ; même s’il reste, au sortir, la véritable question : « où aller ? »

Voir aussi : Pavots, Matière d'être, On vit drôle, Technique du point d'aveugle, Les Vigilantes. Prière de l'exaltation.

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Claire Castillon, Rebelle, un peu, L’Olivier, 2017.

Castillon          Vingt-neuf courtes nouvelles, vingt-neuf portraits d’adolescent(e)s (presque toutes des filles) confronté(e)s à des situations problématiques : conflits avec leurs parents, échec amoureux, anorexie, les colonies de vacances, la mort d’un ami, la maladie d’un proche… Ils réagissent avec leur système de valeur, leur propension à exagérer les conséquences d’une décision, leur confusion entre le provisoire et le définitif… Et leur envie d’exister pour quelqu’un, de sauver son prochain pour qu’il le regarde, de pleurer sa mort pour poser à l’inconsolable, ou de mettre en colère des parents trop indifférents, pour au moins s’attirer une réaction. Ils sont touchants parce qu’ils croient inventer le monde qu’ils découvrent, qu’ils affrontent des problèmes qu’ils croient seuls connaître, et que nous avons si souvent traversés…
          Mais, en général, ils réagissent avec détermination et optimisme. « J’ai envie d’une existence colorée, dit d’entrée de jeu la première d’entre elles, d’une vie amusante : je ne suis pas sur terre pour m’ennuyer. » Quant à la dernière, qui se réveille paraplégique, elle se réfugie dans les clés de sa maison pendues à son cou : « Avec de tels générateurs, et même si EDF plantait, il ne peut plus rien m’arriver. » Ce contre quoi ils se révoltent, et que, souvent, incarnent leurs parents, c’est au contraire la grisaille de la vie normale (« même bronzés, mes parents sont gris »), le ronronnement du quotidien (« ils ressemblent à deux rats de corridor »), la pusillanimité de la vie (« je voudrais des parents qui éclaboussent »).
          Claire Castillon leur donne la parole avec complicité et empathie, mais aussi avec un humour parfois décapant. Désopilants, les parents professeurs de chimie et de physique qui mettent trop de NaCl dans la soupe parce qu’ils ne peuvent pas parler de sel. On rit jaune avec ceux qui n’offrent à leur fils que des santons à l’effigie des généraux d’Hitler, et qui mettent le Führer dans la crèche à la place de Jésus, « parce que c’est le seul qui rentre dans la mangeoire ». Et plus franchement à l’évocation de la mère peintre qui expose dans la boucherie et qui parle de vernissage quand elle envoie le père acheter des côtelettes.
          Parfois, l’humour est à la frontière avec une poésie surréaliste, et c’est peut-être là qu’il a ses plus beaux effets. « Si j’avais su que grandir était si vaste, soupire une ado, je n’aurais pas attendu d’avoir zéro mois pour naître. » Certains rapetissent, d’autres craignent que les insultes ignorées rôdent sur le sol, certains rêvent de gagner beaucoup d’argent pour commander de belles tombes à leurs parents… Rebelles ? Oui, un peu. Mais surtout, extraordinairement vivants.


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Éric Berr, L’intégrisme économique, éditions LLL, 2017.

Berr          Et si la cigale avait raison ? Avouons que nous avons tous voulu le croire, quand nous découvrions cet hymne à l’égoïsme et à la médiocrité qu’est la fable de La Fontaine. Ou quand Margaret Thatcher a voulu gouverner un pays en petite épicière. Or, nous dit un économiste atterré, le prétendu bon sens de la fourmi est démenti au niveau macroéconomique : la dépense d’investissement, financée par l’endettement, va générer des revenus dont profiteront les entreprises et les ménages. Vouloir sauver l’économie par l’austérité a plusieurs fois été démenti par les faits ; continuer à l’affirmer constitue une forme de religion, sinon d’intégrisme. Comme toute religion, l’intégrisme économique nous pousse à accepter « un ensemble de prémices incertaines contre la promesse d’un avenir radieux. »
          Éric Berr joue à fond de la métaphore. Il distingue parmi les intégristes des théologiens, des évangélistes, un clergé, qui imposent un catéchisme fondé sur l’Ordre apostolique néolibéral au nom du dieu Marché, inspirés par une « main invisible » en guise de Saint-Esprit, et condamnant les blasphèmes (la contestation des bienfaits du Marché) et les sacrilèges (toute action visant à trop le réguler). Le livre est principalement structuré selon les « dix commandements » qui nous sont présentés comme des vérités souveraines et intangibles, et qu’il s’attache à démonter.
          Dans un premier temps, cependant, il analyse les méthodes utilisées par les sectateurs pour répandre leurs idées, et cette première partie est à mon sens la plus intéressante de l’essai. Tout pouvoir repose sur une légitimité. Or, comment imposer à toute une population, à l’échelle mondiale, des règles du jeu qui seraient à la fois fausses et défavorables à la grande majorité ? Dans la lignée de Max Weber, Éric Berr l’explique en distinguant un « pouvoir de » et un « pouvoir sur ». Le pouvoir de tout faire est certes limité, du fait de la rareté des ressources disponibles : il est illusoire de vouloir rendre tout le monde millionnaire. Il faut donc lui préférer un pouvoir sur les autres, qui convainque de poursuivre un but qui nous échappe sans que nous puissions y voir notre intérêt immédiat. Tel est bien le principe d’une religion, qui fixe un but lointain et inaccessible ici-bas (le paradis) pour faire accepter des règles défavorables aux individus. Transposé dans le monde économique, le processus consiste à proposer un « paradis économique » lointain (la croissance, le plein emploi…) pour mieux imposer un ordre qui ne bénéficie qu’à ses promoteurs. Pour cela, il faut donc renoncer à la persuasion (moyen de conviction du « pouvoir de ») pour obtenir la soumission par des moyens détournés : la rétribution (offrir une récompense pour faire accepter une situation désavantageuse), la dissuasion (menacer de représailles), la force (contrainte effective), ou la manipulation, plus subtile parce proche de la persuasion.
          Les « dix commandements » de l’ordre néolibéral, qui forment le corps du livre, sont donc des outils de persuasion, de dissuasion ou de rétribution qui nous font accepter des sacrifices au nom d’un avenir meilleur toujours repoussé. Pour les neutraliser, il suffit de démontrer qu’ils reposent sur des erreurs historiques ou intellectuelles. Disons-le tout de suite, je partage beaucoup d’idées, de craintes, d’espoirs, d’idéaux de ce livre, et ne demanderais qu’à être convaincu. Mais pas de cette manière. L’ironie est une arme redoutable et qui fait mouche, mais elle égratigne sans donner le coup fatal, et à haute dose, on ne sent plus sa piqûre. Lorsqu’elle tourne à la rhétorique creuse (« les miettes jetées à la plèbe »…), elle dessert plutôt la crédibilité du discours. Et pourtant, l’analyse est intelligente, compréhensible par un novice en économie moyennant le minimum d’effort intellectuel nécessaire pour comprendre des processus complexes, et les arguments convaincants. Ils le seraient davantage, cependant, s’ils s’appuyaient sur des références extérieures ou officielles. Mais celles d’Éric Berr sont le plus souvent internes au mouvement des économistes atterrés ou à des auteurs proches. C’est prêcher à des convaincus, mais je ne suis pas sûr que cela fasse avancer la cause. Apprend-on que le Parlement européen évalue à 1000 milliards d’euros le coût annuel de l’évasion fiscale ? Il serait plus efficace de donner la source de l’information, plutôt qu’une référence au Manifeste des économistes atterrés. Cite-t-on une phrase de George Stigler ? Il vaudrait mieux renvoyer à un de ses livres ou à une de ses interventions, plutôt qu’à Bernard Maris. Le lecteur sincère qui souhaite se faire une opinion sans préjugé devient méfiant. Et il se dit que, peut-être l’auteur applique sans le vouloir le dixième commandement qu’il dénonce chez les intégristes économiques : « le caractère objectif de tes recommandations tu affirmeras ». Peut-on reprocher à la fois à l’adversaire de constituer l’économie en science rationnelle fondée sur des chiffres solides, et de nous pousser à agir en fonction de nos émotions et non de notre réflexion ? Peut-on à la fois récuser le caractère objectif des recommandations économiques et prétendre s’adresser à l’intelligence ? Le sujet aurait sans doute mérité mieux qu’un pamphlet — sauf s’il ne souhaite prêcher qu’aux convaincus.

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François Jullien, Une seconde vie, Grasset, 2017.

Jullien          De livre en livre, François Jullien développe une pensée originale, inspirée de la philosophie chinoise des transformations intérieures : selon lui, depuis Hegel, une « logique des renversements » tente de se substituer à la « logique de l’identité ». Cette dernière, issue de la pensée grecque, affectionne des concepts aux contours nets qui s’opposent de manière tranchée : on passe à l’un en abandonnant l’autre. Dans la pensée chinoise, chaque concept est présent dans son contraire, comme dans le symbole du ying et du yang : le poisson noir a un œil blanc, et vice versa. Ainsi, la transformation s’effectue lentement au sein d’un même concept, et le passage de l’un à l’autre s’effectue imperceptiblement, sans opposition stricte. Dans ce nouvel essai, il applique ce principe aux évolutions de l’existence, lorsque nous avons l’impression de commencer une « seconde vie ».
          La seconde vie n’est pas, soudain, un changement radical qui viendrait d’un nouveau regard porté sur nous-même, comme dans le mythe de la caverne, où les hommes, en se retournant, voient soudain les objets dont ils ne connaissaient que l’ombre. C’est plutôt une « clairvoyance », une « lucidité » qui décante peu à peu notre regard sur la vie et qui nous permet de voir une nouvelle vérité non par déchirure, mais comme par transparence. Pas de « coupure », donc, pas besoin de « dépouiller le vieil homme », pas de vœu de Nouvel An pour un « nouveau départ ». Un peu de conscience se « capitalise par réfléchissement de la vie passée » et nous permet d’opérer de vrais choix. Notre première vie était chargée des déterminismes de notre enfance. Mais si l’on s’en déprend petit à petit, on prend du recul avec ce qui nous a conditionnés et une véritable liberté apparaît. Il faut donc se défaire de nos croyances, ou plutôt de nos « adhérences », dont il convient de se « dégager » plutôt que de les rompre. Il faut cesser de penser à une « autre vie », un « autre monde », pour nous positionner dans un « hors-monde ».
          C’est ce qu’indique, dans son analyse, le terme « second », qu’il préfère à « deuxième » : second (du latin secundus) se dit de ce qui suit (du latin sequi) : la seconde vie procède de la première, la deuxième la fait entrer dans un ordre nouveau, qui sera suivi d’une troisième, puis d’une quatrième. Second n’introduit donc pas une coupure, mais une pliure dans le cours des choses.
          Les occasions qui nous font prendre conscience de cette mutation insensible peuvent être variées. Projeter sa mort en face de soi ; effectuer un bilan de sa vie ; chercher, dans les interstices entre les langues et les cultures, les écarts qui nous permettent de déjouer les clichés culturels... Mais on ne peut « forcer » ce second temps de la pensée, il n’y a pas de stratégie pour prendre conscience d’une transformation intérieure.
          Cette idée, simple et évident pour qui a suivi l’œuvre de ce philosophe atypique, se décline de manière intelligente sur différents concepts auxquels il nous invite à réfléchir : sagesse, expérience, lucidité... La sagesse, par exemple, généralement comprise comme une « compensation » au vieillissement, tient plutôt de la résignation, d’un « affaissement de la pensée ». Il lui préfère la conception chinoise de la sagesse, liée à la disponibilité de l’esprit par retrait de tout ce qui l’encombre. L’expérience présente en français une ambiguïté inconnue de l’allemand entre ce qui s’enregistre inconsciemment en nous (Erlebnis, « un homme d’expérience ») et ce que l’on expérimente pour le connaître (Erfahrung, « faire l’expérience de »). La lucidité n’est pas découverte (comme la première expérience), mais découvrement (comme la seconde), ce n’est pas la fracassante révélation, mais « de l’expérience décantée ».
          Ces exercices linguistiques ne sont pas de simples jeux d’esprit. Ils nous font comprendre les mécanismes de cette « seconde vie ». La vie nous fait par exemple passer de l’expérience par innovation (expérimentation) à l’expérience par capitalisation, née de la mutation silencieuse qui se fait tout au long de la vie. Mais cette seconde expérience n’est pas la simple résignation de la sagesse : elle nous permet de renouer avec l’innovation aventureuse, de renouer avec la première expérience — de même que nous retrouvons l’œil blanc dans le poisson noir. C’est ce qui rend la lecture de cet essai stimulante, car il nous invite à voir et penser différemment des concepts qui nous semblaient évidents, et à appliquer ces nuances à nous-mêmes. Les chapitres sur le « second amour » ou sur la « relecture » en constituent de parfaites applications pratiques.
          On peut certes déplorer que sur un thème aussi essentiel, le livre n’ait pas toujours la limpidité des précédents et s’amuse un peu trop de raisonnements par jeux de mots (déceler – desceller), de décompositions étymologiques (ex-ister), de parenthèses explicatives… S’ils peuvent lasser et font penser aux raisonnements trop « épineux » dont parlait Cicéron, qui forcent à s’incliner plutôt qu’à approuver, on peut les prendre pour des exercices intellectuels destinés à briser nos catégories mentales et nous invitent à nous dégager l’esprit pour pénétrer dans une seconde lecture.

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Georges-Olivier Châteaureynaud, Aucun été n’est éternel, Grasset, 2017.

Châteaureynaud          Certes, on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans… mais qu’est-ce que c’est bon de se le rappeler un demi-siècle plus tard ! Surtout quand l’adolescence a pour cadre les années beatnik, en 1965, durant un été où Aymon, protagoniste de ce roman, échappe au confinement parental pour connaître la Grèce, puis Tanger, puis Londres, dans une béate insouciance estivale. D’un côté, des parents trop vieux, une mère sexagénaire et un père nonagénaire, en train de mourir dans un appartement d’helléniste poussiéreux. De l’autre, la découverte du sexe, de la drogue, de la musique, de la camaraderie spontanée des cheveux longs, des auberges de jeunesse et des récitals improvisés sur une place publique. Comment hésiter ?
          D’abord, on a l’impression que le temps s’accélère : les jeunes héros « dévalent à tombeau ouvert la pente de la vie », mais celle-ci, « de toute façon, ne mène nulle part, qu’on y aille à tout berzingue ou à petit pas. » Ils en profitent. Mais petit à petit, la nouveauté s’émousse, les découvertes deviennent routines, on s’englue dans les mêmes gestes. À Athènes, les jours « passent tels les wagons vides d’un train qui ne va nulle part ». Alors on change de continent. On rêve de Katmandou, mais on se retrouve à Tanger, dans la villa d’un riche excentrique où l’on puise à volonté la drogue dans un grand vase collectif. Le paradis ? On pourrait le croire, mais pas longtemps : « quelques jours d’harmonie, rien de plus. Certainement pas le bonheur. Rien que l’insouciance. » Surtout, chaque séjour se rompt par un drame. Une rivalité avec une bande de caïds. Une overdose. Un suicide. On se joue les dix petits nègres : tour à tour, les proches disparaissent et vous laissent seuls face à vos angoisses. La bande s’effiloche au fil des aventures.
          La bande est sans doute le personnage principal du roman. Comme les jeunes filles en fleur de Proust, elle a sa personnalité collective, mais chacun est individualisé par un trait de caractère, un talent, un détail physique. Naze a une croix gammée tatouée sur la main ; Angi est anorexique ; Kilian, « élu par le feu », au sens propre et au figuré, défiguré par l’explosion d’un poêle, mais guitariste virtuose... Et Aymon a ses parents inavouables, dont il a secrètement honte. Au fond, chacun a ses problèmes, comme une « araignée » qui le suce. « Naze avait son araignée bien visible sur le dos de la main. Anji avait la sienne au fond d’elle-même, aspirant toute sa chair dans une caverne intérieure ». Sans la lourdeur d’un roman initiatique, le récit finit par mettre Aymon en face de ses questions fondamentales, et le préparer à rentrer à Paris. « La paix intérieure manquait à son paquetage d’origine » : il ne la trouvera pas ailleurs, mais il regardera différemment le monde qui l’entoure. Ce révolté sans courage finit par « penser à son père comme à un être humain contraint à cohabiter avec lui-même ».
          Les romans de Georges-Olivier Châteaureynaud entretiennent avec le réel des relations ambiguës. On peut penser que celui-ci est plus en prise avec le monde concret que ceux qui nous plongent d’emblée dans un univers imaginaire, fantastique ou symbolique. On n’y croise pas de petit faune ou de démon à la crécelle. Mais la réalité ne semble exister qu’à travers un filtre, celui de la drogue, de la musique, ou de la photographie. La réalité a besoin de clichés pour être perçue. Les uns photographient les monuments pour prouver aux amis que la Grèce existe « pour de bon » ; Aymon, qui a grandi entre les photos des mêmes sites, ne parvient pas à les voir autrement que sur les clichés — non sans humour, puisque l’un d’eux « trônait dans les toilettes » et que « l’illustre édicule » en a hérité les relents dans sa mémoire… Le romancier résiste longtemps à la tentation d’inscrire le récit dans une référence mythologique, mais finit par lâcher, au détour d’une page, une allusion à Icare, qui a laissé fondre la cire de ses ailes au soleil de la frime. C’est sous son signe qu’on a envie d’inscrire ces rêves brisés d’adolescence.
          Et sous le signe de l’argent, qui tisse entre les personnages un réseau invisible. Il y a ceux qui en ont, ceux qui n’en ont pas, ceux qui en rêvent, ceux qui en auront. L’argent est un pays « plus vaste qu’aucun autre, puisqu’il se superposait sur tous et les englobait telles les colonies d’un empire secret ». Il ne semble pas poser problème : lorsqu’on en manque, on rencontre un ami fortuné qui vous paie des billets d’avion, ou on demande un mandat à sa mère. Killian attend sa majorité pour toucher une confortable prime d’assurance qu’il dépensera rapidement. Mais derrière cette manne permanente, il y a la crainte d’en manquer un jour, qui finit par rappeler la brebis égarée au bercail et le confronter au drame familial qu’il a cru évacuer en partant. La réalité finit toujours par se rappeler à celui qui la nie.
          Et, pour le plaisir du lecteur, il y a la langue claire et riche de Châteaureynaud. Une écriture limpide, qui ne s’interpose pas entre le récit et le lecteur, mais qui sait trouver, par moment, l’image juste, l’intuition fulgurante : « Les minutes s’écoulaient comme les gouttes d’eau d’un robinet mal fermé » ; « La gare était pleine d’inconnus inutiles »…

Voir aussi : Petite suite cherbourgeoise, Singe savant tabassé par deux clowns, L'autre rive, Le corps de l'autre, Résidence dernière, Le goût de l'ombre, De l'autre côté d'Alice, Contre la perte et l'oubli de tout. À cause de l'éternité. Nouvelles d'un front. Ce parc dont nous sommes les statues. Ici-bas.

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Marc Pirlet, Un jour comme un oiseau, Murmure des soirs, 2017.

Pirlet          « Que retenir dans le flot des souvenirs ? Lesquels méritent, plus que d’autres, d’être consignés ? » Question déterminante pour un écrivain, et plus encore lorsqu’il travaille sur la mémoire des autres. En 2014, Marc Pirlet a publié un court récit fondé sur les souvenirs de Bruna, Polonaise communiste rescapée du camp de Ravensbrück. La mort de Bruna, un an plus tard, laisse l’auteur avec toutes les questions qu’il n’a pas pu lui poser. Un nouveau dialogue s’engage alors, avec les lieux — le cimetière où elle repose, qui évoque par sa disposition un nouveau camp de concentration, le mémorial de Ravensbrück, Bedzin, sa ville natale en Pologne, Billy-Montigny, où elle a vécu...
          Ce petit livre, paru dans le même format, pourrait n’être qu’un « post-scriptum en forme d’éloge et de remerciement », comme le présente son éditeur. On y retrouve les « chutes » des entretiens avec Bruna, de son vivant : tous les souvenirs ne sont-ils pas d’égale importance, s’ils ont survécu aux décennies ? Des plus saugrenus (la grand-mère qui, voyant pour la première fois des bananes, les prend pour des haricots géants) aux plus terribles (cette déportée sortant du rang, à Ravensbrück, pour se planter devant la surveillante en chef, alors enceinte, et vouer son enfant à naître sourd et aveugle). Souvenirs ténus, souvenirs précieux : qui se permettrait de les juger ? Ils sont comme un chant d’oiseau que l’on ne remarque pas, mais que Bruna écoute, au milieu d’un bois, après s’être évadée, et qui la rassure. L’oiseau plane tout le long de ce récit et accompagne, témoin discret, les épisodes de sa vie. À Ravensbrück, il survole le camp, porteur de rêve d’évasion à tire d’aile. À la fin de sa vie, place de l’Opéra, quand elle peut à peine marcher sur ses genoux douloureux, un oiseau à la patte blessée s’attache à elle. Infiniment précieux, ces oiseaux, car ils témoignent de la vie d’une petite note ténue. « Un jour comme un oiseau » : n’est-ce pas cela qui nous aide à voir la lumière.
          Mais ce récit est plus qu’un post-scriptum. C’est une réflexion nourrie aux témoignages d’autres déportés et dans un dialogue muet avec celle qui l’a inspiré. Une incroyable énergie se dégage de ce portrait de la vieille dame. La volonté de survivre au camp, bien sûr, mais aussi celle de sortir jour après jour, lorsque l’âge est venu, et de se rendre au même café pour ne pas s’enfermer dans sa solitude. Un effort épuisant qui a fini par la tuer. Volonté d’aller au bout de ses souvenirs, de son récit, même si raconter est devenu une épreuve, volonté de voir les photographies de Ravensbrück, même si elle sait qu’elles lui feront mal... Il n’y a pas de leçon à tirer d’une vie qui ne s’est jamais voulue exemplaire, mais un témoignage sur les priorités de la vie. Lorsqu’il rencontre Bruna, Marc Pirlet écrivait un roman qui lui tenait à cœur et qu’il a interrompu malgré les deux cents pages déjà rédigées. Peut-être ne s’y remettra-t-il jamais. Mais la priorité était d’écouter Bruna, comme, un jour, pour Bruna, la priorité fut de s’arrêter dans sa fuite pour écouter un chant d’oiseau.

Voir aussi : Histoire de Bruna.

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Régine Detambel, Trois Ex, Actes Sud, 2017

Detambel          « Il existe de nombreuses formes de haine, et "l'amour" d'une femme pour un homme est une de ces variantes. » Trois de ces variantes sont ici analysées sous la plume que la romancière a confiée aux trois épouses successives d'August Strindberg. On connaît la profonde misogynie du dramaturge suédois, passée parfois par des pamphlets haineux contre telle de ses épouses. Il était tentant de leur donner à leur tour la parole. Siri, jeune baronne qui rêve de théâtre, qui divorce pour l'épouser, et qui le quitte après des scènes épiques pour vivre avec une autre femme, « juive qui plus est », a le plus pâti de ses attaques. Peut-être parce qu'ils sont encore jeunes, ambitieux, et que l'amour de Strindberg, qui ne s'est pas éteint, a gardé sa force dans la rancune. Un amour « de pire jalousie réciproque », analyse la troisième épouse : jalousie pour le talent de l'un, pour la beauté de l'autre... La journaliste Frida savait qu'elle s'engageait dans « une histoire bien compliquée », mais elle a l'âge des « amours abyssales » qui l'aident à se libérer des routines familiales... et se retrouve la proie d'un homme torturé qui ne communique plus avec elle qu'avec des papiers fielleux glissés sous la porte. L'actrice Harriet était peut-être une carriériste, mais subjuguée par le dramaturge. Toutes ont connu à ses côtés un enfer qu'elles n'imaginaient pas.
          Sous la plume de Régine Detambel, elles ont cependant des points communs. Ces femmes livrées à l'ogre littéraire n'en ont pas moins une forte personnalité et se montrent actives dans leurs rapports avec les hommes. C'est Siri qui a pris les devants avec Strindberg, l'a invité chez elle, a décidé du divorce avec son précédent mari, pour « mettre de l'ordre dans sa vie ». Harriet ose le premier baiser et Frida entreprend de le détacher de Siri. August les confond parfois, appelle l'une du prénom de l'autre, et en lisant le livre qu'il consacre à déchirer sa première épouse, sa deuxième comprend que ce sera bientôt son tour. D'étranges parallélismes se révèlent entre ces femmes - dont aucune n'assistera à son enterrement. Plutôt que des épouses successives, c'est « la » femme qu'elles incarnent, la femme imaginaire qui nourrit à la fois les rêves de Strindberg (trouver « une femme qui puisse le réconcilier avec l'humanité ») et ses terreurs injustifiées (voir les femmes prendre un jour la place et le travail des hommes), rêves et terreurs qui nourrissent tour à tour sa misogynie et son amour. En cela, ces femmes ont encore bien des choses à nous dire un siècle après la mort de l'écrivain suédois.
          La courte évocation de ces trois femmes est surtout l'occasion d'évoquer, indirectement la personnalité complexe de Strindberg, écrivain, peintre, alchimiste, torturé par la vie et par sa propre folie, mais habité par une force qui le dépasse — « les doigts déjà fous d'une faim dévorante » lorsque l'écriture le démange. Une folie désespérée, destructrice, qui se projette sur ses relations avec les autres, et avec ses femmes. « Le mariage, c'est du cannibalisme », écrit-il. Mais la séparation donne des envies de meurtre, il rêve de magnétiser les photos de ses enfants pour qu'ils tombent malades, pas trop gravement, mais suffisamment pour qu'on lui demande de venir à leur chevet. Les plus belles pages de ce roman sont sans doute ces scènes où l'on hésite entre génie, folie et désespoir extrême.

Voir aussi : Son corps extrême, Opéra sérieux.

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Werner Lambersy, Ball-trap, L’âne qui butine, 2017.
Lambersy          « Pull ! Ball trap ! Circulez, il n’y a rien à voir ! » Ainsi se résume la mort d’Angélique, la grand-mère maternelle. « Elle disparut de ma vie comme une cible d’argile explosée en plein vol. » Mais n’est-ce pas l’exercice favori de la Mort, de s’entraîner au tir au pigeon avec des disques d’argile, tout autour de nous, avant de tirer le coup de grâce, le seul qui nous concerne ? Avec l’âge, on la voit de plus en plus experte au maniement de son arme. Les parents, les amis tombent comme éclatent les petits plateaux jetés en l’air sous le fusil du chasseur. Il y a du mémorial dans ce long récit en prose — exercice rare pour le poète — où s’alignent les morts de son histoire. Le grand-père qui meurt en plein milieu de son nom inachevé. La mère enterrée par un ancien amant thanatologue avec son petit chien sacrifié comme jadis les serviteurs des grands. Le beau-père médecin qui prédit paisiblement sa disparition dans les quatre ans. Et Bauchau, Bhattacharya, Zabor, Lamy, et Babette, « qui désormais restera jeune à jamais »...
          Face à l’hécatombe régulière, mais qui accélère son rythme, si l’on ne veut s’abandonner à un désespoir ou une révolte également stériles, il n’y a que l’acceptation de l’inéluctable. Se réveiller en pleine nuit « conscient que tout est comme cela doit, pourvu que je ne m’en mêle pas ; porté par une sorte de Mer Morte où l’on ne peut que flotter ». Il y a alors une jouissance de la beauté pure, « dont l’évidence ne s’appuie sur rien ». Il y a celle qui dort à nos côtés, « qui m’enveloppe du rythme léger de sa respiration ». Comme le résume von Knapheyde, qui anime la collection Xylophage à l’Âne qui butine : « est sujet à l’errement / des plus créatifs de l’inconditionnel / celui qui / entre l’Éros et le Thanatos / croque l’os et son alter ego / in vivo / Ball-trap à prendre ou à aimer. » C’est entre Éros et Thanatos que Werner Lambersy nous entraîne dans un parcours apparemment erratique sur la mer de ses souvenirs. Et l’on ne peut que songer aux Dernières nouvelles d’Ulysse, un de ses recueils les plus accomplis : comme le héros grec errant de Thanatos (Troie) à Éros (Pénélope), comme son avatar irlandais Leopold Bloom, errant de la mort au sexe, au cœur de Dublin, le « je » de ce récit erre dans la mémoire de Werner Lambersy, entre souvenir révolté des disparus (comme Tyll Ulenspiegel, les cendres de Claes battent sans fin sur sa poitrine) et présence émerveillée aux vivants.
          « Devant la mort, j’ai toujours dressé la brutale vérité de la chair, la chaleur des corps. » Les femmes aimées traversent le récit avec le même sans-gêne désordonné que la camarde. N’y cherchons pas une logique dont le monde qui nous entoure n’a que faire. N’y cherchons pas plus un itinéraire construit que dans l’Odyssée. On se laisse ballotter d’image en image, de fulgurances en naufrages, car le poème n’est pas le « gluant papier tue-mouche » qui arrête dans sa course « la guêpe ou l’abeille du beau ». Il faut lui laisser son rythme, son souffle, son vol incohérent, qui pour l’observateur attentif se révèle une danse. À condition qu’il se laisse flotter sur lui comme sur la Mer Morte.
          Un court recueil de poèmes, Je me suis fait un non, est annexé à cette odyssée de la mémoire. Daté d’un voyage vers Malte dans un conteneur, en 2014, il semble à première vue étranger au récit. Mais lui aussi fouille à rebrousse-mémoire « dans le vieux / coffre à jouet du / Temps »...

Voir aussi : Parfum d'Apocalypse, Journal par-dessus bord, Cupra Marittima, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, La chute de la grande roue, Départ de feux, Bureau des solitudes,  La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus, Au pied du vent, Le grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boite. Portraits de l'œil. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.

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Frédérick Tristan, Le passé recomposé, P. G. de Roux, 2017.

Tristan          « Depuis ce matin où il s’éveilla octogénaire, le romancier décida de se remettre à écrire afin de ne pas s’oublier. » Cet aveu, au détour du trentième chapitre, est une des clés de cet ouvrage qui se présente, sur la couverture, comme un « récit » et, sur la page de garde, comme une « anamorphose ». On a vite compris que l’octogénaire et le romancier ne sont que des manières de désigner, à la troisième personne, celui qui répugne au « je ».  « Le je d’un auteur est toujours le masque de son moi », professe-t-il, autant choisir d’emblée le « il », qui se dénonce lui-même comme un masque et rétablit la sincérité de l’auteur, biaisée par la première personne, en le désignant ouvertement comme un personnage et non comme un narrateur. Mais rien n’est simple chez Frédérick Tristan : l’octogénaire, le romancier, le voyageur, le moi (qui apparaîtra furtivement dans le même trentième chapitre !) ne sont pas les mêmes personnages, dans sa conscience qu’il compare à une « pâte feuilletée ». Aucun ne peut revendiquer l’existence, mais leur superposition permet des passages de l’une à l’autre couche de la conscience : c’est dans ce mouvement permanent, dans ce courant dynamique inhérent à la vie, que se constitue la personnalité.
          « ...afin de ne pas s’oublier ». Autre clé de lecture, puisque le récit, comme la conscience de l’auteur, commence par une amnésie. La mémoire effacée du jeune enfant, durant l’exode de la Seconde guerre mondiale, la conscience dévastée dans laquelle il faut « trier des bribes de souvenirs » comme des chiffons dans une déchetterie, est le point aveugle qui seul nous permet de voir. Le travail d’une vie sera de transformer cet épisode traumatisant une « véritable matrice, vide inaugural pareil à l’ultime ». Et le travail de l’octogénaire sera de réunifier ces différentes manières d’affronter la mémoire de l’oubli. Un « passé recomposé ».
          Car plusieurs chemins sont possibles pour explorer une identité morcelée par l’oubli. Le premier est d’investir des hétéronymes de l’illusion d’exister, « une façon de se retrouver », de « se donner corps au creux de l’énigme ». Le pseudonyme est alors un « intensificateur d’identité » qui assure au moins une unité à celui qu’on invente de toute pièce. L’enfant y a eu recours, devenant Pacrasse ou Rastapan. Puis l’adolescent, qui deviendra Danielle Sarréra. L’adulte se fera appeler Frédérick Tristan, qui lui-même éclatera en une série d’autres hétéronymes, tantôt personnages, tantôt éditeurs de ses propres livres ! Petit à petit, « l’écriture devient elle-même le personnage central du récit », reléguant hors de son champ l’auteur, l’éditeur et les personnages. Quant au « je » furtif : « Sans doute, à mon tour, avais-je revêtu l’habit d’un personnage ».
          Mais peut-on échapper au morcellement par l’éclatement de l’identité ? Peut-on, pour sortir du labyrinthe dans lequel on s’est perdu, devenir soi-même le dédale ? Il est une autre voie vers l’unité fondamentale, celle du « vide plein » : non celle de l’addition, mais celle de la soustraction. Lorsqu’il se retrouve éditeur de ses propres livres, l’auteur comprend qu’il s’agit d’une « façon de disparaître » et non de se retrouver. Le vide — anagramme de Dieu — est l’autre voie identitaire, qui se dessine petit à petit par l’expulsion de l’homme dans son œuvre, puis par l’expulsion de l’auteur de son œuvre. Remplacer le « je » par des pièces génériques (le romancier, l’octogénaire, le voyageur...) est une manière de transformer la vie en jeu d’échec, immatériel.
          L’écriture est le premier révélateur de cette voie négative. La fiction substitue au réel (ou prétendu tel) un imaginaire d’un autre ordre, invisible et impalpable, mais non moins réel. Non pas un dégorgement stérile d’imagination dépourvue de sens, mais la doublure invisible et cohérente du monde apparent. « La fiction est une ruse du réel pour s’expliciter mieux » : dégagée du conjoncturel comme le récit se débarrasse de l’anecdotique, la réalité du récit est éternelle d’avoir échappé à son inscription dans le monde. Ainsi l’écrivain apprend-il à « tuer la mort par la substitution du néant en œuvre, geste d’un au-delà ici présent par le texte, empreinte d’un passage plus significatif, et donc plus vrai, que l’absorption fatale du trou noir ».
          La philosophie chinoise est le deuxième révélateur. « Le vide du Tao considéré comme un plein l’incita à supposer que la véritable dimension de la réalité n’était pas dans le visible mais dans l’invisible ou, plus précisément, dans la faille. » Dans le mille-feuille de la conscience, les interstices sont peut-être plus importants que les couches de pâtes. De même que le vide est au cœur de l’amnésie, qui le crée au sein de la mémoire, le néant reconstruira l’identité perdue.
          Quant au troisième révélateur de ce vide plein, peut-être est-ce l’expérience mystique que l’écrivain avoue, à cinquante ans, lorsqu’il a réussi à se dévêtir « de son anxieuse recherche d’être ». Aveu discret et précieux chez un auteur qui s’est toujours méfié du terme : mais l’état qui emprunte tout naturellement à la tradition religieuse (grâce, béat, communier, Pâque...) est la porte vers un « non-être » qui révèle peut-être le « corps de fée » que le livre s’est donné en sous-titre. Nous comprenons alors pourquoi ce « récit » est une « anamorphose ». Il tient de la métamorphose, la révélation d’une forme glorieuse ignorée, mais biaisée par l’angle de vue. Le terme renvoie presque automatiquement à la plus célèbre d’entre elles, un crâne peint sous un angle oblique, et qui paraît une tache sur le tapis des deux ambassadeurs peints par Holbein. Lorsqu’on se déplace sur le côté du tableau, la tête de mort se révèle et les portraits des deux hommes disparaissent. Ce néant qui a pris leur place n’est pas celui de la mort, mais ce « néant en œuvre » qui est parvenu à la tuer.

Voir aussi : Le fabuleux bestiaire de madame Berthe, Petite suite cherbourgeoise, L'amour pèlerin, Le manège des fous, Anagramme du vide, Monsieur l'Enfant et le cercle des bavards, Le chaudron chinois, Enquête sur l’impossible, Don Juan, le révolté, Brèves de rêves, La fin de rien, Dernières nouvelles de l'au-delà.

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Belinda Cannone, S’émerveiller, Stock, 2017.

Cannone           « Sait-on exactement ce qui compose l’écheveau touffu de nos émotions à un moment donné ? » C’est à répondre à cette question que s’emploie Belinda Cannone, de roman en roman et d’essai en essai. Le sentiment d’imposture, le désir ont retenu son attention, aiguisée comme un scalpel sur le fusil d’une langue riche et précise. Dans cet essai entrecoupé de courts poèmes en prose, elle s’interroge, et nous interroge, sur l’émerveillement.
          La forme du livre est le résultat d’une rencontre : une réflexion de longue date sur le thème arrive à sa conclusion au moment des attentats de 2015, qui semblent ruiner l’idée même d’émerveillement, mais simultanément, une collaboration avec l’ARDI (Association régionale pour la diffusion de l’image) lui procure de nouveaux sujets d’émerveillement : une collection de photographies sur lesquelles il lui est proposé d’écrire de courts textes. Le résultat est convaincant. S’émerveiller, c’est donner à voir plus encore que voir, et ces courts textes poétiques, en écho par un mot, par une idée, avec les analyses qui les précèdent, nous font pénétrer de nous-mêmes au plus intime de la réflexion. Car plus qu’une analyse, c’est une invitation à nous émerveiller qui nous est adressée ici.
          S’émerveiller, donc. Et parvenir à distinguer cette sensation si difficile à cerner de concepts proches : éblouissement, jouissance, étonnement, admiration, mais aussi émotion devant le sublime ou devant la merveille. Les nuances que Belinda Cannone nous propose sont toujours justes, et éclairantes. Dans toutes ces mises en contact soudaines avec quelque chose qui échappe à la compréhension immédiate, il y a une épiphanie, un « présent pur », un « regard d’enfance » débarrassé des schémas d’interprétation adultes. Cela ne dure qu’un moment — sous peine, sourit l’auteur, de devenir le ravi de la crèche. Et pourtant, ce n’est pas la même chose. Ce qui nous éblouit ou nous étonne est souvent quelque chose d’exceptionnel, de grandiose, de lumineux. On peut en revanche s’émerveiller devant un élément banal du quotidien et admirer, sans s’en émerveiller, un spectacle majestueux. La surprise entre pour beaucoup dans l’étonnement, mais on accède à l’émerveillement « par vigilance ou par surprise ». Il nous saisit devant quelque chose « qu’on n’attend pas, qu’on ne sait pas attendre », car le rôle du spectateur est plus important que le statut de ce qui l’émerveille.
          « C’est à l’intersection de mon regard, armé par ma langue, et de la réalité, que surgit la possibilité de s’émerveiller. » C’est ce dynamisme, cet aller-retour entre un objet et un sujet, qui caractérise cette expérience. Il faut être perceptif, car « cette disposition est une conséquence de la faculté de joie qui est elle-même une expansion du désir de vivre ». Aussi faut-il se débarrasser de tout ce qui encombre la perception immédiate de la réalité : le nihilisme, l’enténèbrement, le malheur, mais aussi le narcissisme, car le moi est le premier obstacle à l’imprégnation par la merveille : « s’y laisser enfermer nous empêche d’être ce bel instrument à saisir le monde ». S’émerveiller, c’est « accéder à la voyance, à la disponibilité poétique au monde ». Ce n’est possible que si nos yeux sont tournés vers l’extérieur, et pas vers notre nombril.
          Cet anéantissement du moi pour s’ouvrir totalement au monde, à chaque détail qui contient la totalité de l’ensemble, est sans doute proche de l’expérience mystique, du « sentiment océanique » de Romain Rolland, de « l’expérience intérieure » de Bataille. Belinda Cannone consacre un chapitre à ces expériences, pour les distinguer de l’émerveillement, qui tend vers elles de façon asymptotique, sans les atteindre. Mais le sentiment océanique et l’émerveillement ont en commun une sensation de « hors-soi », et une jubilation qui nous réconcilie avec le monde, et avec nous-mêmes.
          En fin de compte, le mot qui s’approche le plus de ce sentiment est peut-être une « surprésence ». Surprésence du monde, d’abord, qui n’est pas sans évoquer le « trop-plein d’existence » à la base des expériences de Roquentin, dans la Nausée de Sartre. Une « présence considérable des objets, apparaissant soudain dans une lumière extraordinaire quelle que soit leur valeur intrinsèque ». Mais aussi une surprésence au monde, qui tient à nous et non pas à ce que nous regardons, une « capacité de se tenir dans un état de présence extrême au  monde, qui le fait advenir dans son éclat. » En fin de compte, il faut être deux dans l’émerveillement, pour pouvoir ressentir, un bref instant, la certitude de n’être qu’un.
          Cette réflexion est loin d’une analyse philosophique abstraite, non seulement grâce aux photographies et aux poèmes en prose qui jalonnent le texte, mais surtout par le souci de Belinda Cannone de fonder son analyse sur des exemples concrets, empruntés au quotidien, l’apparition de chevreuils derrière une fenêtre, une méditation devant un chêne, le choc d’une stalactite ou le geste tendre de l’Amant. Et surtout, parce que son écriture, souple et précise, aux formules confondantes, est elle-même source d’émerveillement.

Voir aussi : Le nu intérieur, Le don du passeur, Le sentiment d'imposture, Le nouveau nom de l'amour.

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Hubert Haddad, Premières neiges sur Pondichéry, Zulma, 2017.

Haddad          Hochéa Meintzel, un vieux violoniste virtuose de Jérusalem, arrive en Inde à l’invitation d’un festival de musique. Obsédé par un passé qui lui a pris toute sa famille, dans le ghetto de Lodz, les camps d’extermination, les attentats à la bombe de Jérusalem, il ne se sent plus aucune attache avec son pays ni avec sa culture. Son départ se veut sans retour. C’est l’occasion pour lui d’une quête du néant, au-delà des mémoires écorchées qui n’ont engendré que la haine, la violence et la mort. « Je ne suis plus Israélien et je ne veux plus être juif, ni homme, ni rien qui voudrait prétendre à un quelconque héritage. » Persuadé qu’il s’installera en Inde, il y voit un retour aux sources — n’est-ce pas là que fut inventé, six ou sept mille ans plus tôt, le ravanastron, ancêtre du violon ?
          Accueilli par une jeune musicienne qui lui servira de guide, il entreprend alors un voyage initiatique dans le sud de la péninsule, une errance semblable à un long labyrinthe, qui le mène à Kochi, l’antique Cochin, qui a elle aussi connu les vicissitudes de l’Histoire. « C’est le lieu du dernier pas, loin de la folie des hommes », lui dit sa guide. Dans le refuge qui l’accueille, en attente d’une tempête qui s’annonce mémorable, un petit groupe se compose dans une communion improvisée autour d’un « pauvre agneau sacrifié » : toutes les religions s’y côtoient, un chiite, un sunnite, une Indienne, des anglicans, des bouddhistes, un juif... Le dernier pas, c’est vrai, dans la quête du néant, du silence, d’une fusion universelle et indifférenciée. Il y apprend que la foi ne peut être proclamée. « Dieu n’est pas une fête municipale. Dans un monde délivré des religions, on reconnaîtrait les gens de foi à leur silence. »
          Est-ce là la fin du parcours initiatique, ou le début d’une seconde étape ? Le labyrinthe extérieur, dans lequel il a erré jusqu’au refuge, se double d’un autre, intérieur, au cours d’une expérience confondante : « il déambule à nouveau, cherchant l’issue dans les souterrains du fond du sang et des secrets, le labyrinthe à lui-même inconnu, tombeau de galeries tournantes que nulle lueur jamais n’accroche. » Un autre voyage commence alors, en lui-même, avec un nouveau guide : un petit air jailli de son enfance, entendu dans le ghetto de Lodz et qui va le guider comme un fil d’Ariane.
          Car à Kochi, il y a une synagogue et une petite communauté juive issue du fond des âges, remontant peut-être à l’époque de Judas Macchabée ou d’Hérode. Le récit bifurque, les branches s’entremêlent en un savant contrepoint, celle du musicien en quête d’oubli et de la communauté attachée à sa mémoire. Dans un mélange d’humour et de poésie, celle-ci s’apprête à vivre le grand jour, l’anniversaire de sa fondation, dans la tempête qui s’annonce. Le hazzan qui bégaie dispute le juif noir qui dessert la synagogue, Sarmad le brocanteur et Dätan, le maître de forge, entreprennent de raconter la légende originelle, l’arrivée des juifs à Kochi, la fondation d’un petit royaume qui laissait toute sa place aux autochtones, la transmission du souvenir sans en dévoiler les secrets, la constitution d’une langue qui mélange toutes les autres... Ce royaume juif jadis prospère, loin de la Terre sainte, est fier d’être resté « le seul royaume juif depuis la ruine de Juda ». Ce joyeux mélange n’est pas sans évoquer celui du refuge où a échoué Hochéa Meintzel, sinon qu’il n’a qu’une religion, et qu’il maintient une tradition que cherche à fuir le violoniste.
          Qu’est-ce qui va les rassembler ? Le hasard d’une rencontre, une nécessité extérieure, la tornade qui empêche le visiteur de partir, et une nécessité intérieure : une ironique question de quorum. La petite communauté s’est réduite au fil des siècles : pour la cérémonie qui requiert dix mâles adultes, elle n’a pu en réunir que neuf. Hochéa le déraciné devient l’homme providentiel pour renouer les racines. Que devient alors sa quête de l’oubli ? Elle n’est pas reniée, mais prend un autre sens, paradoxal. La petite musique venue du fond de sa mémoire de Lodz le lui révèle, ainsi que la jeune musicienne qui lui sert de guide, qu’il retrouve le lendemain. « C’est par l’exil et l’exode que nous existons. Celui qui l’oublie perdra sa mémoire. Je crois que beaucoup l’ont perdue en prenant possession de leur rêve, ils ont oublié l’espérance. » Le futur se greffera toujours sur le passé : quelle espérance nourrir si l’on a perdu la mémoire ? Si Hochéa reste en Inde, que deviendra la complicité affectueuse qu'il a nouée avec la jeune femme, et qu’ils n’hésitent pas à nommer amour ? Une impossibilité ou une routine. Partir pour ne pas se perdre, retourner à Jérusalem pour rester à Kochi, comme le petit air de Lodz a dû venir en Inde pour ne pas se perdre.
          Dans une intrigue sinueuse comme un labyrinthe, mais en fin de compte d’une clarté lumineuse, le roman se déroule dans une alternance de scènes intimes ou grandioses, mais toujours somptueuses, entre méditation, poésie et humour. On y retrouve les thèmes et les obsessions chers à Hubert Haddad : la mémoire blessée, la plaie vive des proches décédés, l’identité qui se définit par sa quête plus que par ses racines, la quête d’un néant revivifiant, l’appel à l’apaisement entre les peuples, et en particulier dans le conflit israélo-palestinien, cette « guerre de cent ans entre l’empire de Lilliput et celui de Blefescu »... Et surtout, dans une écriture maîtrisée, des formules bouleversantes de poésie et de sens, qui nous entraînent dans une réflexion infinie : les rêves, « torches jetées dans un puits » ; l’aube, « simple blessure du vide » ; « Hier est une tombe fraîche où tous les jours vécus se désagrègent, et demain n’y rajoutera qu’un peu de terre »...

Voir aussi : Le camp du bandit mauresque, Petite suite cherbourgeoise, La culture de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole, Oholiba des songes, Palestine, Géométrie d'un rêve, Vent printanier, Opium Poppy, Sonetti di dolore, Le peintre d'éventail, Le nouveau nouveau magasin d’écriture, Casting sauvage. Un monstre et un chaos. La sirène d'Isé.L'invention du diable.

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Martine Roffinella, L’Impersonne, François Bourin, 2017.

Impersonne          « Quand on buvait on était plein d’amour ». Dès la première phrase, impersonnelle, le lecteur comprend que la narratrice a perdu la première personne. Elle restera une « Impersonne », « non pas un fantôme mais un organisme inhabité du point de vue du cœur ». Et l’on comprend pourquoi. La boisson, ou plutôt la sortie de l’alcoolisme, puisque le verbe est au passé. La force de ce récit tient dans l’ambiguïté du rapport à l’alcool. Se penchant sur son passé d’alcoolique, à la cinquantaine, la narratrice en dissèque sans complaisance les dangers, les excès, les querelles déchirantes, la perte du travail... Mais au moins, elle existait. Il y a des accommodements avec l’alcool. L’étudiante en lettres les connaissait — le petit verre de cognac donne du corps à Rousseau, mais Balzac induit à la sobriété... L’amoureuse aussi les pratiquait : avouant crument qu’elle n’aimait guère le sexe, qu’elle « s’y collait comme au bagne », elle s’encourageait d’un petit verre de vodka. Et dans la vie professionnelle, les bières aidaient volontiers à franchir le cap difficile ou à sceller des amitiés de travail.
          En fait, le problème ne vient pas de l’alcool, ni de l’abstinence, mais de l’Impersonne, celle qui se sent, au fond d’elle-même, blessure et béance, « un appartement vide un local sonore ». Au moins l’alcool « meuble tout ce silence entrecoupé de verres à remplir remplis bus ». Prenant conscience de ses échecs, amoureux, professionnels, amicaux, décidée à changer de vie, elle cherche d’autres meubles, avec application, enthousiasme ou désespoir. Ou humour, aussi, car jamais elle ne s’attendrit sur elle-même. Elle se trompe, parfois, comme dans l’épisode, mi dramatique, mi savoureux, du retour à la foi. À l’église, au milieu de « milliers d’humains solidifiés statufiés rassemblés scellés devenus dalle pour accueillir les prières », elle a l’impression de « s’agenouiller sur des crânes compactés des ossements des déchets d’espoir devenus aussi durs que béton ». Oui, peut-être est-ce un nouveau meuble, ce « Jésus tout propre tout intact » mais peut-être est-ce aussi une nouvelle prison. « On a l’impression d’être séquestré par la vérité après avoir été emprisonné dans l’alcool ».
          Même chose en amour, avec d’anciennes amies que rassure la période d’abstinence, ou la « Rencontre Raisonnable » qui pourrait la sauver, ou l’admiratrice venue du nord pour bouleverser sa vie en tâchant d’y mettre de l’ordre... Mais elles aussi, à leur manière, sont des Impersonnes. Aucun prénom ne nous aide. Elles ne sont que « la liaison », « l’autre », « la relation »... Et l’alcool n’est plus là pour recoller les sentiments. « On s’aperçoit qu’il n’y a rien à recoller car pas d’objet qui aurait pour nom Amour aucune sorte de sentiment qui ressemble à ça ». Car le grand prêtre de l’union, c’était l’alcool.
          Ce sont sans doute les pages les plus dures, et les plus fortes du livre, en particulier la longue conversation avec l’ancienne amie qui finit par lâcher que « sobre c’est encore pire ». « Il y a un truc déjà mort en toi c’est la sensation que j’ai que tu es déjà un peu cadavre quelque part tu trimballes un organe mort et à tous les coups c’est le cœur alors tu comprends ça fiche une trouille bleue je ne suis pas nécrophile ». Ne comptez pas sur la fin pour moraliser ce désarroi. Devant tous les possibles qu’elle envisage — « ce parking à rêves » —, la narratrice « préfère y voir clair ».
          Si, il y a quelque chose de lumineux, de sensuel, de fulgurant dans ce livre : c’est l’écriture. Cette phrase sans ponctuation, qui ressemble à un délire, mais d’une limpidité déconcertante. À aucun moment on ne se sent perdu. Les formules sont fortes, les mots précis, les phrases tranchantes. Et la fluidité de l’absence de ponctuation correspond à celle de l’alcool, de la vie qui s’écoule, de la réalité qui s’estompe. « On entend la proposition c’est comme si elle était lisse de l’eau qui coule on plonge les mains dedans pour retenir le sens des mots mais ça coule coule on ne comprend goutte les phrases fuient dans la liquidité le caniveau ». Atypique (mot qui ne veut rien dire, mais faute de mieux), intransigeant, impitoyable, ce récit nous brûle comme un alcool trop fort. On le consomme sans modération.

Voir aussi : Recherche de fuites, État d'un lieu désert, Inconvenances, Camisole-moi, J.-C. et moi, Kilogramme zéro. Lesbian cougar story. Merveille au Mans, Les hommes grillagés. Conservez comme vous aimez. Pour une absente. Les cloîtrés d'Aurillac.

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