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Lectures 2015

Gilles Verdet, Fausses routes, Rhubarbe, 2016.

Verdet          « Au commencement était le verbe. Suffit après d’un petit coup de pouce pour l’envoyer ailleurs. » Soit : voilà les « fausses routes » qui donnent leur titre à ce recueil de cinq longues nouvelles. Un amoureux obtient enfin un rendez-vous mais se trompe de sonnette. Dans une chorale d’amateurs, un membre ne parvient pas à distinguer un do dièse d’un ré. Juste un grain de sable dans la mécanique bien huilée de la vie. Et toute dérape. Insensiblement, mais inexorablement. Comme un adverbe fait déraper la phrase. Ne surtout pas raconter les histoires. Le plaisir du lecteur est de s’y laisser glisser comme sur un toboggan. Sans pouvoir s’arrêter. « Il y a des moments de la vie, des pas ou des faux pas inutiles qu’on aimerait gommer. » Trop tard, on est embarqué.
          Mais ce coup de pouce  au destin, qui va le donner ? Qui va jouer au démiurge, au grand architecte qui gouverne le monde, au grand horloger qui s’amuse à le dérégler ? Le plus insignifiant des personnages, celui qu’on ne voit pas, précisément, parce qu’il ne sert qu’à mettre les autres en valeur : un figurant. Et si Dieu, justement, n’était pas l’auteur ni le grand premier rôle de la pièce ? S’il n’était qu’un figurant, qui peut tout se permettre parce qu’on ne le regarde pas. Et si c’était cela, le secret de son invisibilité ? Ou plus précisément, comme lui signifie le médecin en examinant ses radios, de sa... transparence ? Méfiez-vous ! Il est peut-être caché où vous ne l’attendez pas. À la table d’un café, ou sous un camion...
          Alors, juste un conseil : prenez garde aux détails. D’une nouvelle à l’autre, ils tissent une trame invisible. Une expression, un bouquet de roses, un poster de Magritte, la proximité du palais... Prenez garde aux thématiques récurrentes. Le spectacle, par exemple, qui revient dans toutes les nouvelles, mais de façon discrète. D’innombrables balises constituent plus un jeu de piste qu’un décor. C’est par le détail qu’on entre dans le récit. On parle de « tournage » avant de savoir que le protagoniste est comédien. Un paillasson planté de poils pointus comme les clous d’une planche à fakir annonce discrètement la mue d’un personnage. Ce sont les détails, aussi, qui vont coudre ensemble les différentes nouvelles, jusqu’à ce que les personnages et les situations s’emboitent les uns dans les autres.
          Le recueil est construit comme une sonate. La première nouvelle en donnerait le thème, la deuxième le contre-thème. La troisième introduit des variations dans lesquelles les deux thèmes se mêlent étroitement. On pense avoir compris le principe, on se demande comment les trois dernières vont pouvoir innover. Et l’on est pris dans le tourbillon des modulations jusqu’à la dernière, un strette éblouissant qui reprend en quelques pages les petits détails, les mots clés, les thématiques récurrentes, avant de nous entraîner dans une folle histoire de substitution, de complot, de travestissement... Et de s’achever sur ce qui pourrait être une clé de lecture pour l’ensemble : un camion qui transporte du sable pour Paris-Plage. « Il livrait au plus vite pour reconstituer le faux littoral. » Un détail ? Ou la porte ouverte sur les coulisses d’un théâtre où l’on nous a monté un gigantesque canular ? Dans chaque récit, un grain de sable a suffi pour gripper la machine. Imaginez ce qu’un Dieu figurant ferait de milliards de grains de sable... ou même davantage ?
          Cette construction aussi ingénieuse que rigoureuse est un premier plaisir de lecture. Mais c’est surtout la langue très particulière de Gilles Verdet qui séduira le lecteur. Par son inventivité, d’abord, qui joue avec humour de tous les niveaux de langue. Ici, on calanche ad vitam et on écoute de la zizique symphonique. Mais à côté du vocabulaire gentiment argotique (« j’ai mis les bouts fissa »), on trouve un jeu savant sur les allusions littéraire : « Choisir c’est mourir un petit peu » ; « Si les roses, même les jaunes, vivent paraît-il l’espace d’un instant, la vie à cet instant s’allongeait ici le temps d’un espace »... Les images éculées sont revitalisées avec humour (pour décrire des yeux : « J’y ai vu que du feu. Et du bleu. Du bleu clair ») et les images originales foisonnent (« Le regard attristé qu’elles portaient comme un maquillage de tous les jours »). Un léger décalage est introduit par des remarques métalinguistiques sur les adverbes, la sonorité d’un prénom, l’origine hispanique d’un tic linguistique... Comme si la langue était elle-même en représentation, miroir de ces nouvelles en trompe-l’œil. Les frontières entre la langue et les situations est d’ailleurs poreuse. Une réflexion d’une interlocutrice (« Vous voulez boire quelque chose avant ? ») entraîne par exemple une réflexion sur le caractère du personnage (« Un petit adverbe banal et vulgaire qui ouvrait une brèche existentielle dans l’espace temps... ») Parfois, ce sont les mots qui piègent les personnages, et celui qui tire les ficelles n’a qu’à tendre l’oreille : « Suffit d’une phrase, d’être à l’écoute au bon moment. Et de tirer le fil. Et toute la trame se défait. Ici, c’étaient les adverbes les mots importants. » Anodin ? Rappelez-vous : au commencement était le verbe. Mais à se focaliser sur lui, on ne fait pas assez attention aux adverbes. Précisément.

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Voir aussi : La sieste des hippocampes, Voici le temps des assassins, Les Ardomphes, Nom de noms. Les passagers. L'arrangement.

Martine Roffinella, État d’un lieu désert, Sulliver, 2015.

Roffinella          Comment peut-on sortir vivant de l’immersion sans bouée dans un site de rencontres ? La narratrice, vêtue de probité candide, rejoint sans protection « La Foule » offerte par un Créateur sans scrupules à la dent carnassière de prédateurs. La quête de l’Âme sœur vire au cauchemar, puis au dépeçage.
          Martine Roffinella décortique avec patience les mécanisme psychologiques qui amènent celui qui s’y risque à « incarner la projection de la personne qu’il ou elle aurait voulu être ». Petit à petit, on ajoute à son profil un élément de ce qu’on estime être conforme à la norme ; on rentre dans une grille conçue pour que chacun soit « comme il faut » ; en cas d’échec, on change son profil ; les contacts que l’on noue donnent de nouvelles indications... Viennent ensuite les relances, les messages intrigants, les annonces de visites du profil, les fabuleux pourcentages de réussite qui vous appâtent, et les non moins fabuleux pourcentages de compatibilité entre votre profil et celui d’un inconnu. C’est une première absorption, un consciencieux lavage de personnalité.
          Mais l’intérêt de ce récit n’est pas seulement d’analyser un système : il ausculte avec une cruelle lucidité l’état d’esprit de la narratrice, la lente dépossession, les sursauts d’euphorie  que l’on tente de faire passer pour de l’assurance, la hantise de ne pas se fondre dans la Foule et celle d’y perdre ses repères, la fascination morbide pour le « bourreau » qui répond à l’annonce, l’abdication de toute volonté, la culpabilité insidieuse... Lorsque surgit le prédateur, on se rend compte que la nouvelle identité, pour les innocentes « brebis » de la Foule parmi lesquelles la narratrice a fini par se fondre, prend consistance dans le regard de l’autre. « C’est ce désir carnassier-là qui faisait prendre corps à la personne, lui accordant enfin une consistance parmi la Foule. Les brebis n’existaient que par la présence et l’haleine du loup. »
          La dernière partie, sous le signe de saint Jean de la Croix, fait de cette dépossession une expérience quasi mystique et de la révolte contre le Bourreau un combat contre l’Antéchrist. L’expérience devient une forme d’ascèse qui se termine, comme chez les anachorètes les plus excessifs, dans l’état d’une « épluchure moisie ». Arrive alors l’« état d’un lieu désert » qui a donné son titre au récit. Il est tiré du Petit Robert. On ne découvre qu’en épilogue le terme qui correspond à cette définition.
          Mais surtout, il y a dans cette mise en mots d’une expérience atroce un formidable travail sur la langue. Une langue souple, précise, aux phrases longues et subtilement construites, au vocabulaire choisi, à l’ironie pudique pour couper court à l’émotion. Confrontée à la langue de bois habituelle en communication (« éluder subtilement la discussion », « accepter calmement la confrontation »...), la narratrice rétorque par des définitions du dictionnaire, puis par des annonces ou des messages d’une haute poésie, dans un décalage humoristique percutant. Ce court récit (90 pp.) qui multiplie les angles d’attaque est d’une densité qui peu déconcerter : mais on est toujours largement payé de l’attention qu’on y apporte.

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Voir aussi
Inconvenances, Recherche de fuites, L'Impersonne, Camisole-moi, J.-C. et moi, Kilogramme zéro. Lesbian cougar story. Merveille au Mans, Les hommes grillagés. Conservez comme vous aimez. Pour une absente. Les cloîtrés d'Aurillac.

Werner Lambersy, Escaut ! Salut, Opium éditions, 2015.

Lambersy          Il est des fleuves au destin singulier, parce qu'ils traversent tant de pays qu'ils deviennent le symbole de l'union entre les peuples. Tels sont le Rhin ou le Danube.
          Il est des fleuves au destin national, qui ont fini par s'identifier à un pays ou à une ville. Tels sont le Tibre ou la Seine.
          Il est des fleuves grands comme une culture, tel le Mississipi, grands comme un symbole, telle l'Amazone, grands comme une religion, tels le Gange ou le Nil.
          Et il y a l'Escaut. S'il traverse trois pays, il s'identifie surtout à la Belgique. S'il relie des nations, ce sont les frères ennemis puisqu'il passe par la Wallonie et la Flandre. S'il véhicule une culture, un symbole, une religion, c'est le vaste brassage typiquement belge entre l'esprit goliard, gaillard, gouailleur — zwanzique, dirait Werner Lambersy — et la spiritualité dentellière, la mystique décisive, les chevauchées wagnériennes. Titus Bibulus Schnouffius y partage une bière mousseuse avec Wannes Van de Velde dans le verre du soleil. Et tout cela,
          "Tellement plat partout
          Qu'on dirait l'horizon"
          Le poète a décidé d'en suivre les méandres et les lignes droites, depuis la jeune fille a peine pubère que forme le fleuve à Antoing jusqu'à la matrone épanouie digne des Flamandes de Jacques Brel lorsqu'il quitte Anvers. L'Escaut est femme sous sa plume, éminemment désirable, séduisant et capricieux. L'escaut est homme sous sa plume, à la verge bondissante. La pensée à le suivre s'étend aux quatre horizons et vagabonde comme un méandre d'une course cycliste aux couvents d'Audenarde puis aux révoltes de Tyll Eulenspiegel ! Itinéraire personnel, culturel, amoureux, qui se fixe comme étapes, entre Antaing et Anvers, Tournai, Audenaerde, Gand, Wetteren, Termonde.
          La poésie de Werner Lambersy, ce sont d'abord des images qui se touchent, s'écoutent, se regardent. On caresse "les hanches chaudes des cheminées" ou "les fesses lisses en moules de Zélande", on écoute les cloches qui jouent à pigeon vole avec les carillons à saute-mouton, et les mots nous pénètrent au plus intime quand le poète est "vrai comme l'épingle à chapeau". Mais c'est aussi un jeu sur les mots, il devise et divise, suit la ligne du fleuve comme le prince de Ligne... Les sons même lui parlent et résument le détonant mélange des peuples, lorsqu'il évoque Tournai "aux voyelles de France aux consonnes de Flandre". Les sons et les images conjuguent leurs effets dans des formules d'une hardiesse frappante, dans "la partie d'échecs du chaume et des friches en plains champs"...
          Mais ce recueil, sous-titré "suite zwanzique et folkloresque", nous adresse aussi des clins d'œil complices, discrets, pour parler des femmes adultères "ou si peu", ou de l'homme qui courait devant les trains en sonnant une cloche pour écarter "les vaches les chiens et les passantes curieuses".
          Je ne connais guère le cours de l'Escaut, pardon, Werner, et ne lis pas assez le flamand pour apprécier à sa juste valeur la traduction de Guy Coomerman, puisque la version est bilingue. Mais ton Escaut court jusqu'à Paris, puisque
          "partout ou il pleut
          C'est un peu la
          Belgique"

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Voir aussi
: Parfum d'Apocalypse, Journal par-dessus bord, Cupra Marittima, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Achille Island note book, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Ball-trap, La chute de la grande ro Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités.ue, Départs de feux, Bureau des solitudes,  La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus, Au pied du vent, Le grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boite. Portraits de l'œil. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.



Éric Brogniet, Sahariennes, suivi de Célébration de la lumière, Al Manar / Alain Gorius, 2015.

Brogniet          Ces deux courts recueils, nés dans le désert du Wadi Rum, en Jordanie, et du Sahara, en Égypte, se sont tout naturellement ancrés dans le dépouillement, de l’être, de l’écriture, du monde. La forme, librement inspirée de l'haïku, se concentre, dans le premier ensemble, à trois vers de rythme différent, pour capturer l'instant au plus près de sa perception, mais sans tomber dans l'excès de formalisme d'un genre fixe aux règles strictes. Le travail sur les mots se double en permanence d’une recherche de sonorités, douces ou rugueuses (Ocres / Rocs rouges...), instaurant comme une évidence une équivalence entre le mot et la chose.
          Et c’est bien d’instants qu’il s’agit : ceux qui s’ouvrent sur l’éternité par l’abolition de la durée conçue comme addition de secondes. Le désert n’est pas plus un nombre fini de grain de sables que l’éternité un étirement du temps commensurable. C’est une exploration permanente, un voyage qui ne se limite pas à un déplacement. Petit à petit l'exploration intérieure se confond avec le parcours extérieur. La même expérience du néant fondateur se vit dans le désert et dans la conscience libérée de soi.

Ébranlement
          Conscience
Du vivant et du néant

          Plusieurs thématiques s’entrecroisent et s'enrichissent mutuellement, révélant un dessin d’ensemble comme des hachures, pour qui sait regarder au-delà du trait, esquissent une silhouette : le désert volcanique, l'écriture comme trace dans le sable ou comme simoun de voyelles, le retour en soi-même dans le dénuement de la conscience, la suspension du temps... Tout cela se glisse dans des images aux multiples résonances, en particulier, dans le premier recueil, les variations sur la blessure ou la fissure — lézarde, cicatrice, convulsions, ornières, fente des falaises...

          Ce travail intérieur, de corrosion et de fissures, laisse filtrer par moments des échappées de lumière, qui s'exaltent jusqu'à l’éblouissement dans le second ensemble, Célébration de la lumière. La thématique des failles s'estompe mais reste présente, transfigurée (« la clarté dans la fracture »). L'horizon s'ouvre, mais c'est le même travail entre l'intérieur et l'extérieur : la « foudre du cœur » s'abat sur la palmeraie. Lorsque la blancheur succède aux couleurs et à l'obscurité, l’expérience mystique atteint son comble : comme dans une transmutation alchimique, « le silence nous blanchit ». Le recueil débouche alors sur une discrète thématique amoureuse qui réintroduit le thème de l'autre (« mon aimée, ma lointaine ») dans ce recueil intérieur.

Voir aussi : Bloody Mary.

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Hubert Haddad, , Zulma, 2015.

Haddad          « Toute personne inconnue ouvre une demeure nouvelle. » Mais lorsqu'on y pénètre, peut-on deviner que le vestibule donne accès à mille chambres, et que l'on passera le restant de sa vie à en pousser les portes ? Shōichi, jeune étudiant en sciences de la Terre et des planètes à l'université de Tokyo, paie ses études en travaillant comme barman au Crépuscule, lorsqu'apparaît Saori. La beauté étrange de la jeune femme, sa détresse d'apprendre son divorce, quelques bribes de conversation, troublent le jeune homme, et quand elle revient, la conversation s'engage. « Vous me rappelez quelqu'un, lui dit-elle, quelqu'un que j'aime de manière passionnelle. Pourtant je ne l'ai jamais rencontré, du moins dans cette vie... » Et la porte s'ouvre vers une demeure nouvelle.
          Le « petit vulcanologue d'amphithéâtre spécialisé dans le cosmo-tellurisme » porte sans le savoir le nom de naissance d'un grand poète, Santōka, dernier grand haïkiste. Il partage aussi avec lui d'imenses lunettes qui lui donnent l'air d'une grenouille égarée dans sa vie. Et Saori, l'apparition du Crépuscule, écrit précisément une biographie de Santōka, « une biographie du point de vue particulier de la marche à pied. » À sa suite, Shōishi se met en marche. « La marche à pied mène au paradis. » Saori lui ouvre d'abord les portes de l'amour et de la sensualité. Un paradis proche de l'absolu, sinon qu'il n'est pas éternel. La mort de la jeune femme saccage la somptueuse demeure qui vient de s'ouvrir à lui. Il n'en reste qu'un manuscrit : la biographie de Santōka, dans laquelle Shōishi cherche le souvenir de la disparue. Et les deux destins s'entrecroisent, celui du géologue barman et celui du poète dandy, deux destins au départ insignifiants et bouleversés par la mort. Shōishi le poète (Santōka sera son nom d'auteur) a été marqué par le suicide de sa mère au fond d'un puits, comme Shōishi l'étudiant par l'accident de Saori, noyée, elle aussi, mais en tombant d'un bateau. L'alcool — bu, vendu — est leur premier refuge. Ils vont tous les deux se reconstruire par la littérature, l'écriture de haïkus pour l'un, le manuscrit de la disparue pour l'autre. Tous deux vont prendre la route, qui les mènera jusqu'à un monastère, puis vers une vie d'ermite ou de moine errant. La méditation et la marche les ramèneront vers la seule éternité qui leur permette d'échapper au temps : la découverte du néant intérieur. « À part le vide entre les choses, il n'y avait rien » : telle est leur ultime leçon.
          Le roman repose sur une double thématique : celle, dynamique, de la marche, et celle, statique, de l'enfermement. L'engloutissement initial, que pourraient symboliser le bar où officie Shōishi ou le puits où se jette la mère de Santōka, est l'immobilité létale, où l'on s'englue, dont seule la fuite, la marche, peut nous délivrer. L'engloutissement au creux de la montagne, auquel les études de vulcanologie du narrateur peut faire allusion, peut être destructeur ou initiatique. L'abrutissement de l'ivresse n'est pas l'exaltation mystique : le temps que l'on croit suspendre dans l'alcool nous attend au réveil. « Trompé dans son désir, Shōishi s'enivrait pour arrêter le temps comme on se mutile afin de moins souffrir. Mais le temps emporte qui lui résiste avec une brusquerie décuplée. » Pour atteindre la grotte de la méditation, le temple de la compassion, le creux intérieur, il faut l'aborder différemment, par un retournement de soi, par la méditation et non par l'étude rationalisante. Lorsqu'il rencontre Saori, Shōishi plie une centaine de grues en papier dans les pages de ses cours, comme un renoncement à l'étude. La méditation est aussi un engloutissement, mais en soi-même, un repli intérieur qui transforme la course du temps en un présent densifié, qui permet de « se défaire des apparitions du passé et des divagations du futur. »
          Entre les deux, entre le bar de Shōishi et le petit temple de Santōka, il y a la marche, qui restitue à l'homme la responsabilité de son destin : elle part symboliquement du grand Pont des cinq routes, d'où se calculent toutes les distances du pays, et où il faut choisir la bonne voie. Marcher, c'est épouser la fuite du temps, c'est échapper au passé, se fondre dans l'impermanence permanente. « Marcher au point que les pieds s'usent, jusqu'aux genoux, jusqu'à la taille, puis ramper vers le sanctuaire. » La marche est dans ce paradoxe constant du mouvement et de l'immobilité, de la tradition et de la rupture. On marche sur des remblais pavés de crânes. On marche dans les pas de ses prédécesseurs. Shōishi marche dans les pas de Santōka, qui marche dans les pas de Bashō, qui lui-même marchait dans l'ombre de Saigyō Hōshi ! Une chaîne immense de poètes, de moines, de marcheurs solitaires nous emmène un peu plus loin dans le passé, dans le futur : tout n'est plus qu'un éternel présent. Telle est la marche, telle est la poésie. Car les haïkus, qui se faufilent dans les entrelacs du roman, connaissent la même tension entre le mouvement et l'immobilité, la tradition et la modernité. Santōka n'en respecte pas les règles, et pratique un genre milléraire en recherchant une écriture moins conventionnelle. La poésie, instantanée et éternelle, est une autre manière de dépasser le temps.
          C'est alors, dans les failles du temps, que se produisent les vraies rencontres. Dans un bar, Santōka croise un barman aux lunettes à double foyer, comme un écho au métier délaissé de Shōishi. Sur le chemin, il est recueilli par Saori, qui pourtant a bien précisé qu'elle ne l'avait jamais rencontré. Les personnages s'élèvent au-dessus de l'humain, en particulier Saori, devenue l'incarnation de la déesse de la compassion, Guanyin aux Nombreux Trésors. C'est elle qui met en marche le jeune barman, qui invite à chaque pont à passer sur l'autre rive, qui attend l'ermite dans le sanctuaire dont il a la charge, et qui recueille le marcheur épuisé dans sa voiture. Comme la mère de Santōka, c'est la mort initiale qui mène le héros à la vie, « un miracle n'étant qu'un retournement du vide sur lui-même. »
          La réflexion n'est jamais assénée comme un cours de philosophie : s'il en avait eu la tentation, le romancier comme son héros en aurait plié les pages en cent grues de papier. Elle est portée par le récit, par de discrets symboles que l'on peut ne pas remarquer, et par une écriture somptueuse qui nous travaille intérieurement sans que nous en prenions conscience. Des images qui nous parlent directement, des formules qui s'impriment en nous, et dont chacun fera son florilège. Qu'on me permette le mien, comme une invitation à le poursuivre : « Grand-mère Tsuru pratiquait la sieste en moribonde intermittente » — « L'amour physique entre eux était devenu comme un entremêlement de méduses sans cerveau ni cœur » — « La mort est une araignée qui n'a pas fait sa toile » — « plus dépossédé qu'un facturier du néant »... La métaphore est l'art de plier les mots comme l'étudiant plie les pages de ses cours universitaires : les uns et les autres s'envolent aussitôt oiseaux.

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Voir aussi
: Le camp du bandit mauresque, Petite suite cherbourgeoise, La culture de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole, Le nouveau nouveau magasin d’écriture, Oholiba des songes, Palestine, Géométrie d'un rêve, Vent printanier, Opium Poppy, Sonetti di dolore, Le peintre d'éventail, Premières neiges sur Pondichéry, Casting sauvage. Un monstre et un chaos. La sirène d'Isé. L'invention du diable.

Mathias Lair, Ainsi soit je, La rumeur libre, 2015.

Lair          Orgueilleux titre, qui semble mêler l'affirmation nombriliste fondamentale ("je") à la réalisation sacrée d'une volonté divine ! Mais au-delà du jeu verbal, il y a un enjeu fondamental : l'affirmation identitaire dans un monde qui échappe à la volonté de l'homme et le paradoxe de la trouver soudain dans le renoncement à sa quête. Cinq textes d'allure et de ton différents suivent ce parcours, à la fois dans une perspective psychanalytique et poétique, le langage étant le point de jonction entre ces deux dimensions, car il manifeste le rapport à la mère (la langue maternelle) et au corps (le stade oral). Le jeu de mots est perceptible dès les titres de ces parties (à corps / accord — & Cri / écrit).
          Le premier texte, prose poétique et réflexive, reconstitue l'histoire individuelle, la construction de l'identité par refus et acceptations. Le "grand départ" qui doit permettre de "tout casser" — le leurre d'une construction personnelle ("on reconstruit ce qu'on avait banni") — l'acceptation par lassitude, comme une "mutilation" — le "mode survie" qu'on doit alors adopter — et les petites épiphanies que l'on découvre tout à coup en se défaisant de soi : on passe de la survie à la "sur-vie". On comprend alors que le départ n'est pas un éloignement extérieur : "Marcher se fait à l'intérieur, cela part du nœud, au carrefour du bassin juste au-dessous du sacrum". Il y a du mysticisme dans cet itinéraire intérieur, et si le terme oriental (satori) est préféré dans ce premier texte, le mot apparaîtra au détour des poèmes désarticulés qui suivent :

Au grand tout s'évaser
mystique négative

          Les quatre textes qui suivent ne se résument pas. Ils sont tout entiers dans le rythme du poème, qui joue sur la désarticulation des phrases et parfois des mots. Le premier ensemble, "hors stase", joue sur l'extase, dont il reprend la composition, mais en lui restituant sa force étymologique : nous sommes dans le dynamisme brutal qui nous arrache au néant, "hors arrêt", submergés par une lame "en pleines côtes" — dès le premier poème, on comprend la richesse ambiguë de la langue désarticulée en syntagmes bruts : s'agit-il d'une métaphore maritime (la lame est une vague, les côtes sont un rivage) ou criminelle (la lame entre les côtes) ? Les deux, conjointement, les termes qui l'annoncent et la concluent étant empruntés aux deux registres ("haut bord", "submerge" vs "cran d'arrêt"). On n'en retient que la brutalité : celle d'être arraché au néant. "Ça gratte à l'être" en mal de "désêtre". Mais le respir s'impose dans la cage du souffle. Et l'expir, "entre les côtes   —   de la bête".
          Le troisième ensemble explore alors, entre brutalité et pudeur, les rapports troubles du tout petit enfant et de sa mère, avec, toujours, cette nostalgie de la "paix des anges" — ceux qui n'ont ni sexe, ni être, ni mère, sans doute. Le quatrième ("À corps perdu") évoque la découverte du monde comme une perte de l'identité globale primitive, un trauma vécu comme une "chute biblique" :

J'ai vu le jour
gardé
en moi la nuit

d'avant
mon corps
est la grotte sanglante où
je respire
à cœur
battant


          Le cinquième ensemble, le plus éclaté des textes poétiques, marque la révolte par la langue contre la mère ("La langue la mater / la retourner — contre elle"). Langue du psychanalyste, par moments, qui joue sur les césures internes (é-cervelé, ob-jet), mais aussi sur les agglutinations (lalangue). Langue du poète, surtout, qui va droit à l'essentiel et récuse tout effort de communication car celle-ci détruit le formidable pouvoir d'évocation du mot brut. "Au fond, on écrit de ne pas posséder la langue qui donne identité — à distinguer du bavardage romanesque." Tout cela finit-il par menacer la fonction primitive de la langue ? C'est bien le but de cette révolte fondatrice.

et si vous en vou
lez pas de ma

langue allez
vous faire fou
ailleurs


          Le parcours dans ce court recueil, du coup, est loin d'être évident (et le mien ne prétend pas être celui de l'auteur ni d'autres lecteurs, que du contraire !), mais d'autant plus stimulant.

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Voir aussi : Oublis d'ébloui, Aïeux de misère, L'amour hors sol. Aucune histoire, jamais.

Jacques Richard, Scènes d’amour et autres cruautés, Zellige, 2015.

Richard           « Vous voudriez savoir ? On ne sait pas, voilà ! » Cette réplique un peu brusque pourrait être reprise par la plupart des protagonistes de ces courtes nouvelles, qui s’attardent avec prédilection dans ces zones floues où objets et phénomènes se confondent. On tente d’y cerner une sensation inédite — « c’est un peu comme de la musique qu’on verrait au lieu de l’entendre » — « comme le souvenir de quelque chose qui n’est pas arrivé » — « un spécimen dont il est difficile de parler » — « c’est indéfinissable, mais on reconnaît ceux à qui c’est arrivé sans le moindre doute ». Mais l’important n’est pas de savoir ce dont on parle : c’est d’y réagir.
          La nouvelle se situe dans l’optique des personnages, qui savent, eux, de quoi ils parlent, le redoutent, ne veulent pas le nommer. Tout risque de recommencer, s’inquiète celui-ci. Quoi ? « Comme l’an passé, comme avant “ça”. » Et de ne rien savoir est peut-être pire encore... On tente de deviner : les « cicatrices laissées par les chars » sur le macadam nous entraînent sur une piste, l’enseigne rouge d’un restaurant libanais semble planter un décor, mais est-il compatible avec les cerisiers japonais ? Le décor, d’ailleurs, est souvent difficile à cerner. À la télévision, les visages sont floutés. Au bureau, les projecteurs rendent tout irréel. Tout concourt à dissuader la quête d’un sens précis.
          Pas plus d’histoire que de décor. « Il n’y a rien à trouver dans la chambre. Seulement voir. Dans cette histoire, il ne se passe rien. » Pourtant... Il y a les bœufs qui sortent de la cuisse d’un homme... La pharmacienne qui distribue de dangereuses pilules... La créature qui engloutit les passants et les restitue en parfaite santé, sinon une légère odeur... Pourquoi ? On ne sait pas, voilà. Et tout semble normal. C’est cela qui fait le charme de ces histoires : nous sommes, au fond, dans la vie quotidienne, mais quelque chose a dérapé, qui semble normal à tout le monde, sauf au lecteur. Et il ne saura pas de quoi il s’agit.
          Pour mettre à contribution l’imagination du lecteur, Jacques Richard utilise avec bonheur toutes les nuances de l’implicite, du présupposé qui implique ce qu’il refuse de dire (« Parfois personne ne tombe » implique bien que, le plus souvent, il y a des victimes !) jusqu’à la suspension suggestive de la phrase (« celui qui voulait que »), en passant par le sous-entendu, qui joue sur les registres lexicaux (« brouter » ne se dit que pour un végétal). Mais le lecteur qui croirait pouvoir décrypter ce qui n’est pas dit explicitement se heurterait à des contradictions permanentes. « Ils viendraient et me brouteraient » : s’agit-il d’une fleur qui redoute le passage d’herbivores ? Oui, si l’on remarque le « déraciner » qui vient un peu plus loin. Non, car « Il me gratte la tête », quelques lignes plus bas, fait plutôt songer à un animal. Ou à un homme, puisqu’il évoque son couteau à poisson. Nous n’en saurons rien, mais est-ce important ? L’essentiel est dans ce sentiment trouble, entre peur, complicité et désir qui le lie à... mais à qui ? À « lui » bien sûr... « celui qui le faisait, celui qui voulait que ». Non, décidément, il vaut mieux ne rien vouloir. On ne sait pas, voilà.
          Alors, le lecteur se construit son histoire. Elle est effrayante, humoristique, désarçonnante, surréaliste, à son goût. Un couple se promène sur le bord de la table comme au bord d’un précipice. Des infirmières punissent les patients qui ne mangent pas leur purée selon le rite établi. Les éboueurs ne ramassent plus les corps, que l’on doit conserver chez soi. Il n’en resterait qu’une impression de malaise si l’écriture à la fois très souple dans la syntaxe et très précise dans le vocabulaire ne nous accrochait pas au fil ténu du récit. De belles formules, presque sentencieuses, un peu mystérieuses — « La crainte est la sœur grise de l’attente » — « non, je n’ai pas de cœur ; j’ai balancé le dernier qu’on m’a offert ». On ne sait pas, voilà, sinon qu’on en retire un plaisir frissonnant, bien réel, lui.
          La dernière partie, qui a donné son titre au recueil, est d’un autre ton, plus lyrique (les alexandrins reviennent sournoisement), même si elle est parfaitement intégrée dans la structure très stricte du recueil. La nouvelle se referme sur le couple, avec ses épiphanies, ses peurs, ses tendresses. L’auteur y joue davantage sur le sens des mots, parfois précisé entre parenthèses, pour finir sur cette superbe notation, qui pourrait constituer une des clés du recueil : « Elle le regardait parler des mots ». Car Jacques Richard est aussi peintre : peut-être apprendrons-nous à écouter ses tableaux ?

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Voir aussi : L’homme, peut-être Et autres illusions, Le carré des Allemands. La course.


Frédérick Tristan, La fin de rien, Cherche-Midi, 2015.

Tristan          Cela semble commencer comme du Kafka. Dans un pays totalitaire, un homme est enfermé sans savoir pourquoi. Mais très vite, notre esprit cartésien baisse la garde. Il est né à Tilden, en 1908, et s’appelle David. Le lecteur commence à imaginer un jeune juif arrêté dans l’Allemagne nazie. Fausse piste. On le prend pour un autre, un terroriste nommé Hortsman. Bon, le malentendu sera vite dissipé. Sa femme sera informée, viendra le délivrer. Il est en prison par erreur, et nous, par erreur dans un roman moralisateur qui nous mettrait en garde contre les dérives de la démocratie : « un pays comme le sien ne pouvait employer de semblables moyens », se console le protagoniste.
          Pourtant, quelque chose cloche. L’officier chargé de l’interrogatoire refuse l’évidence. David tente de se rassurer. Il « fait son métier. Chacun joue le rôle qui lui fut confié, et mon métier, à moi, est de ne pas perdre la tête. » Le lecteur dresse l’oreille. Un rôle ? Serions-nous dans un roman de Frédérick Tristan, qui joue volontiers sur le décalage entre ce que l’on croit vivre et ce que l’on joue ? Le nom figure bien sur la couverture, mais nous avons appris à nous méfier des noms... Un médecin venu réconforter le prisonnier précise cette hypothèse. Il entre dans le jeu du prisonnier. Certes, sa femme existe, « nécessairement », puisqu’il l’imagine. « Et, au vrai, qui pourrait démêler le possible de l’impossible, la réalité du désir ? » Nous voilà soulagés, l’hypothèse était la bonne. Ni pastiche de Kafka, ni roman moralisateur, ni jeu gratuit de politique fiction, mais, entre les genres, une fable qui nous invite à réfléchir sur la frontière mouvante entre l’imaginaire et un prétendu réel, entre ce que nous croyons vivre et notre théâtre intérieur. Un album de photos où David est invité à reconnaître ses complices ne contient que dix portraits identiques, celui de l’officier qui lui fait face. Normal, mais il faudra encore cinquante pages pour comprendre le pourquoi. Un enfant traverse la cellule en poussant un cerceau ? Quoi de plus naturel ? N’allez pas tomber dans l’explication facile du rêve.
          Et qu’importe, après tout, le degré de réalité de ce que nous lisons ? Nous sommes David Greedich, tout simplement, et comme lui nous ne vivons plus dans notre corps, mais dans le corps d’un autre. Comme lui, nous sommes dans un « tunnel de questions sans issue, de réponses sans objet », que l’on nomme la mort, et qui parfois est la vie. Telle est la conclusion à laquelle arrive David. S’il est prisonnier, c’est de sa faute, c’est parce qu’il a vécu comme un prisonnier et que sa soumission s’est matérialisée en quatre murs. « Avait-il vécu ? Pouvait-on appeler vie cette suite incolore d’heures fades, si semblables aux heures de tous les autres, avec un peu d’amour, un peu de peine, un peu de joie ? » Ce sont les pages les plus fortes de ce roman, qui nous concernent directement. David paie « de n’avoir pas été assez nu », de s’être vêtu d’habitudes, de règlements, de religions. Face à la mort, il a peur. Non de mourir, mais de ne pas avoir vécu. Alors, ce rôle qui lui tombe dessus sans qu’il l’ait cherché, n’est-ce pas sa dernière chance de donner forme à « l’absurde mascarade » qu’il a jouée jusque-là ? Et s’il quitte « l’odieux théâtre » de sa vie passée, ne va-t-il pas entrer dans la vérité, « la seule vérité qui soit au monde : l’affirmation d’une lueur au plus épais des ténèbres » ? Assumer ce qu’il n’a pas choisi est une façon de mettre fin à ce qu’il n’a pas vécu. « La fin de rien » : c’est aussi écrit sur la couverture, mais nous n’avions pas compris. La pirouette finale rassurera le lecteur et lui permettra de refermer apaisé le roman. Mais la vraie question restera dans sa tête. Peut-être est-il mort, lui aussi.

¶ Frédérick Tristan, Une vie au péril de l'écriture, L'Esprit du Temps, 2015. Textes, articles, entretiens... inédits ou publiés dans des revues désormais difficiles d'accès, sur son œuvre, sur les auteurs qui ont compté pour lui (Thomas Mann, André Breton, François Augérias...), sur les grands mythes qui l'ont nourri (Don Quichotte, Faust...), surt l'art, l'écriture, la fiction... "L'écrivain est un passeur ou n'est qu'un funambule. [...] Un passeur d'être. Un corps d'être. Une transmutation du corps d'écriture en corps d'être par cet effet de miroir qui reflète une conscience aux aguets vers un extérieur alerté. Ce corps d'être est un sens, le huitième, mais surtout révélation intime d'une réalité universelle cachée jusqu'alors. L'écrivain est un passeur de sens."

¶Olivier Gissey, Frédérick Tristan, l'appel de l'Orient intérieur, Entre-Deux, 2015. Quelques entretiens avec Frédérick Tristan sur les aventures spirituelles qu'il a rencontrées, ou traversées, dans la tradition chrtienne, chinoise, islamique, compagnonnique, franc-maçonne... et littéraire, bien entendu. Et un appel à partager sans dogmatisme ce en quoi nous croyons, réel ou imaginaire : "S'il est une folie créatrice, c'est celle de l'amour ouvert au grand vent du Mystère infini de tout ce qui existe et peut-être n'existe pas. Qu'importe ! Nous avons la chance incommensurable d'être nés humains. Serait-ce un songe, que ce songe-là nous le vivons, nous le pensons, nous pouvons l'aimer et le faire partager."

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Voir aussi : Le fabuleux bestiaire de madame Berthe, Petite suite cherbourgeoise, L'amour pèlerin, Le manège des fous, Anagramme du vide, Monsieur l'Enfant et le cercle des bavards, Le chaudron chinois, Enquête sur l’impossible, Don Juan, le révolté, Brèves de rêves, Dernières nouvelles de l'au-delà, Le Passé recomposé.

Philippe Charlier, Ouvrez quelques cadavres, Buchet Chastel, 2015.

Charlier          Le titre quelque peu accrocheur et la spécialité d’anthropologie médicale et médico-légale de l’auteur, il faut le reconnaître, m’ont fait ouvrir avec méfiance ce court essai sur le corps mort. Préventions vite dissipées. On est loin de l’engouement des séries américaines pour l’expertise curieuse de cadavres si possibles abîmés au-delà du soutenable. Le nombre et la variété des sujets concernés, auxquels on ne songe pas spontanément, la précision de la documentation et de l’analyse, mais surtout le véritable respect pour un corps qui, quoique mort, n’en reste pas moins humain, incitent constamment à la réflexion et à l’exploration d’un monde trop souvent dissimulé dans la culture occidentale.
          Le corps mort fait traditionnellement l’objet d’une double dérogation dans la recherche occidentale : une dérogation scientifique (la dissection, dans un but d’approfondissement des connaissances) et une dérogation légale (l’autopsie, pour élucider une mort suspecte). Au cours des siècles, cet affranchissement des règles élémentaires du respect de l'être humain a conduit aux pires atrocités, évoquées dans un premier chapitre historique. Des chrétiens ont vraiment pu, en 765, disséquer vivant un homme sous prétexte qu’il avait apostasié sa foi, « afin de comprendre la structure de l’homme ». Des chercheurs américains et français, au XIXe siècle, ont pu pratiquer des enfouissements de corps non réclamés à visée expérimentale, pour étudier les effets de l’inhumation de durées différentes dans des sols divers. Cuvier a publié l’autopsie de la tristement célèbre « Venus hottentote », Saartjie Baartman, dans son Histoire naturelle des mammifères, comme s’il s’agissait d’une guenon... Devant la réduction du corps mort (et parfois vivant, en cas de vivisection humaine !) à un objet, il a fallu mettre en place des règles de déontologie.
          Cela passe par le vocabulaire. Celui du corps, d’abord. On ne parle pas indifféremment de cadavre, de dépouille, de charogne, de macchabée... Il n’est pas indifférent, pour un médecin légiste, de parler de ses « patients », comme pour un corps vivant. La neutralité exigée d’un expert peut amener à une certaine froideur de diagnostic. Peut-on oublier, derrière la « lésion traumatique au niveau des organes sexuels », qu’il s’agit tout simplement d’un viol ? Mais le vocabulaire traduit surtout la conception sociale du corps mort, la volonté de le réduire à la matière, de s’affranchir de toute forme de croyance en une âme unie à la chair. L’absence de ritualisation autour du corps autopsié participe de la même mentalité, qui peut ruiner tout respect vis-à-vis du corps humain. Or, dans des sociétés désormais multi-culturelles, on ne peut imposer le strict regard occidental sur les restes humains.
          La question devient alors anthropologique, sociologique, sinon politique. L’élargissement du sujet nous oblige à réfléchir à des problèmes que nous croyions depuis longtemps résolus, ou auxquels on ne pensait tout simplement pas. La restitution par les musées européens des dépouilles humaines de peuples anciennement colonisés, dépouilles considérées comme du matériel scientifique. Mais qu’en est-il des momies égyptiennes, des corps préhistoriques préservés dans la tourbe et exposés sans aucune précaution de pudeur dans certains musées ? Qu’en est-il des têtes réduites des Jivaros, des scalps, des médaillons de cheveux, des restes humains intégrés dans des objets d’art ou d’usage courant, des reliques ? Est-il indifférent, lors d’une autopsie, de voiler les organes sexuels du corps dont on n’ouvre que le thorax ? Que faire des membres disséqués, mais aussi des organes retirés lors d’une intervention chirurgicale ? Peut-on traiter différemment la tête de Henri IV, récemment retrouvée, et celle d’un « sauvage » considérée comme une pièce de musée ?
          Il faut, sur tout ces points, une position raisonnable et respectueuse. Il y a des « collections indignes » sur lesquelles tout le monde s’accordera, telle celle d’August Hirt, qui entendait en 1943 conserver des « échantillons de référence » de la « race juive », puisqu’elle était sur le point d’être anéantie. Il y a d’un autre côté des évidences légales : entre un certificat de décès fondé sur un examen extérieur et une expertise après autopsie, on constate 45 % de discordance diagnostique. Mais entre ces deux extrêmes ? Comment une exposition de restes humains ou de corps morts peut-elle passer du voyeurisme macabre à une démarche scientifique respectueuse ? La réflexion de Philippe Charlier est extrêmement large, puisqu’elle s’étend des victimes du tsunami aux déesses vivantes tibétaines, et aboutit à une vision sociologique de la mort. « La vie consiste à cultiver trois éléments différents, écrit-il : épanouissement, enthousiasme et progrès. » Un « corps vécu » s’oppose au corps mort, avec ses zones intermédiaires qu’il nous convient aussi d’humaniser : le mort social — malade mental, corps légume — et tous ceux que l’on tue symboliquement d’un simple « Il n’existe plus pour moi ». Parfois, effectivement, on se sent mal à l’aise. Livre vivifiant, malgré son titre, et pratique, puisqu’il débouche sur une proposition de projet de loi équilibrée et solidement étayée. En fin de compte, c’est de la vie, de notre vie, qu’il est question ici.

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Michel Lambert, Quand nous reverrons-nous ?, Éd. P.-G. de Roux, 2015.

Lambert          "C'est toujours à la mi-saison qu'on chute." Il s'agit de chevaux, bien entendu, dans une course hippique. Mais la phrase, au détour d'une conversation, prend soudain une résonance prophétique. Pourquoi ? On ne saurait le dire. Question d'atmosphère, de rapports entre les personnages. Tous portent une chute en eux, dans ces neuf nouvelles, un espoir insensé, un destin parfois — acteur, animateur vedette à la radio — et tous se sont brisés, un jour, sans que l'on sache vraiment pourquoi. Alors, ils recherchent dans le présent des lambeaux de passé, une occasion de renouer un lien brisé : un témoin, une femme aimée, un lieu significatif... Ou, à l'inverse, ils partent à l'aventure, se persuadent qu'un pompiste avec lequel on a échangé trois mots est devenu un ami, juste parce qu'il a une jambe de bois — un compagnon d'infortune méconnu. Mais rien n'arrive. Pas même les grandes catastrophes annoncées — la tempête du lendemain, le licenciement, le suicide, la fin du monde... Peut-être cela les déliverait-il, comme un orage soulage après une journée trop lourde. Cela ne leur sera pas donné.
          Ce qui s'est passé ? Le plus souvent, nous n'en savons rien. Et c'est d'autant plus intriguant, sinon effrayant. Nous sommes en permanence dans la tête des protagonistes, nous sommes censés partager leurs souvenirs, leur connaissance de leur histoire personnelle. La nouvelle fait allusion à des événements qui nous sont inconnus, mais qui se sont révélés déterminants : "Comme il repensait à cette période de sa vie, et à la manière dont elle s'était achevée"— "sa disgrâce courait toujours" — "un jour pareil, qui s'annonçait comme un des plus importants que leur génération ait eu à affronter"...
          Ce qui se passera ? Nous n'en saurons rien, le plus souvent. Sinon la triste répétition de la veille. L'espoir un instant soulevé par la rencontre inopinée retombe paisiblement. Car si les personnages changent (du moins le croient-ils), les situations semblent embourbées dans un présent éternel et immuable. Les personnages "changent d'humeur tout le long de la promenade, des mois qui passaient". Mais les autres ne changent pas, ils ne pardonnent pas, ils ne tombent pas amoureux, ils ne quittent même pas leur partenaire lorsque l'amour s'est éteint. Changer ? C'est presque une malédication — "Malheur à ceux qui ont l'autre dans la peau, qui ne rêvent que d'une chose, le dévêtir de son manteau bleu pour l'habiller comme bon leur semble, quelle que soit la saison." Alors, en une conversation d'apparence banale, on se rend compte que tout espoir est vain. On assume. Celui qui n'était qu'un "homme" au début d'une nouvelle est un "vieillard" à la fin, et lorsqu'il se retourne une dernière fois pour donner un rendez-vous, pour tenter de fixer le passé dans l'avenir, c'est un "homme déjà mort". Les raccourcis donnent le vertige. Changer ? Ce n'est jamais dans le bon sens...
          "Et on vit." Mais qu'est-ce que la vie, lorsque le passé ne nous nourrit plus et que l'avenir n'a plus de promesse ? "On a beau cracher, cracher. Une vie entière à cracher. Presque un métier à temps plein. À devenir folle."

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Voir aussi : Le jour où le ciel a disparu, Dieu s'amuse, Une touche de désastre, Le métier de la neige, Le lendemain. Le ciel me regardait. Cinq jours de bonté.

Laurent Gaudé, Danser les ombres, Actes Sud, 2015.

Gaudé           Dans La mort du Roi Tsongor, dans La porte des enfers, dans Pour seul cortège, Laurent Gaudé confrontait ses personnages avec la gravité d’un au-delà de la mort ; dans Le soleil des Scorta, dans Ouragan, il faisait parler les forces irrépressibles de la nature. Ce sont ces deux sources d’inspiration qui se rejoignent dans ce nouveau roman, et qui donnent à ses personnages la dignité des héros de tragédie grecque, celle de l’homme qui, face à son destin, ne se débat pas dans l’abjection d’une révolte stérile, mais qui fait face à ce qui le dépasse et qui l’emportera. Le roman, situé à Haïti à la veille du terrible séisme de 2010, commence par ce bref face à face avec la mort. Un esprit apparaît dans le village de Jacmel. Il vient emporter Nine, une jeune fille un peu demeurée, gouvernée par une sensualité impérieuse. Sa sœur, Lucine, désignée par le messager de l’au-delà, se sent le devoir d’aller à Port-au-Prince avertir de cette disparition le père d’un des enfants de Nine. Mais elle y retrouvera des souvenirs trop ancrés dans sa chair, les violences qu’elle a subies quelques années plus tôt lorsqu’elle faisait partie d’une cellule d’opposants au président Aristide.
          D’autres fantômes du passé d’Haïti viennent la hanter. Elle croise Saul, bâtard d’une famille puissante et médecin sans diplôme, qui a vécu les mêmes événements et qui l’entraîne dans un ancien bordel, Fessou, clin d’œil à son nom de jadis, jugé trop cru (Fessou verte). Là, elle trouve presque sa place aux côtés du Vieux Tess (« Vieux Testament »), son propriétaire, de Pabava le taiseux (« Pas bavard »), du facteur Sénèque ou de Jasmin Lajoie, toute une colonie de résistance dont les plus vieux ont combattu Duvalier et les plus jeunes Aristide. Un petit monde de misère, étrangement heureux, autour duquel gravitent des hommes riches, eux aussi frappés par le destin, mais incapables de trouver l’apaisement : Viviane, riche patricienne dont la fille est morte dans la révolte contre Aristide ; Lily, adolescente condamnée, venue de Miami pour mourir ailleurs que dans un hôpital ; Matrak, le vieux bourreau poursuivi par son passé de tonton Macoute... C’est dans la confrontation entre ces deux mondes que se définit l’incroyable capacité au bonheur de Fessou. Lorsque Matrak poursuit jusqu’au bordel une de ses anciennes victimes, « hypnotisé par ce bonheur si simple qu’il avait sous les yeux et qu’il ne pourrait jamais connaître », le cénacle des opprimés sait qu’il a gagné au grand jeu de la vie.
          Cette première moitié du roman, indispensable pour mettre en place les personnages, leur passé, les liens qu’ils tissent entre eux, peut sembler un peu confuse, les diverses intrigues s’entrelaçant sans qu’on les relie aussitôt entre elles. Les personnages portent nom et surnom (Pabava est Domitien Magloire, Saul est surnommé Ti Ké), et parfois trois noms (Germain est surnommé Bourik, sauf pour ses amis qui l’appellent Boutra !), ce qui ne simplifie rien. Au moment où l’on commence à mettre ensemble les morceaux du puzzle, on s’agace d’une leçon morale tirée un peu lourdement (« Il n’y a que l’instant ») et d’une tentative de dissertation philosophique qu’elle amène (« Pourquoi sommes-nous dotés de mémoire si nous sommes voués à l’instant ? »). On pense que le tremblement de terre, qui fait l’objet de quelques superbes et terribles pages, va relancer l’intérêt, mais on sent à nouveau la tentation moralisatrice se glisser dans le récit — « Tout pouvait reprendre... mais d’un coup... » — « Et tout cela pour quoi ?... Pour arriver à ce jour ? »). On est prêt à renoncer.
          On aurait tort. C’est à ce moment que le roman atteint au sublime. Lorsque les hommes ne sont plus que des ombres, ni morts, ni vivants, ni fantômes, mais un peu tout cela, dans un mélange inextricable de vie et de mort. Le roman éclaté se rassemble soudain dans un récit limpide, d’une rigueur d’épure, d’une logique de tragédie, comme si le séisme en disloquant la ville avait composé une fresque d’une évidence imédiate. Les personnages trouvent leur grandeur dans l’appréhension de leur destin : « Est-il possible que l’urgence vous débarrasse de la difficulté d’être homme ? » Oui, si elle vous élève au niveau du mythe. En particulier la vieille Viviane et sa servante, Dame Petite, qui mène comme un chœur antique la danse des ombres. « La mort a ouvert la terre. Par curiosité, peut-être. Ou par lassitude, je ne sais pas. Mais je dis ce qui doit être dit : longue vie aux morts. Longue danse de vie à partir de ce jour, car, pour un temps que nous ne connaissons pas, ils sont parmi nous. » La malédiction de Matrak, la longue nuit où il faut « danser les ombres » pour les convaincre de ne plus se mêler aux vivants, la déchirante réapparition de Nine, la quête infinie des amants séparés, sont des passages de haute volée, cinquante pages de pur bonheur qui récompensent le lecteur d’une entrée en matière un peu lente.

Voir aussi : La porte des enfers, Pour seul cortège, Le soleil des Scorta. Grand menteur, Chien 51.

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Michel Host, Une vraie jeune fille, éd. Weyrich, 2015.

Host          Les vraies jeunes filles ne sont pas toujours où on le pense. Certes, Miss Atta est ce qu'il est convenu de désigner par cette expression. Physiquement parlant. Mais les vraies jeunes filles, riches héritières d'un titre de baronne assorti d'un château dans les Fagnes belges, ont-elles coutume de chasser nues à l'arbalète (certes, pour rendre au gibier l'avantage du terrain, puisque les animaux la détectent à l'odeur, comme jadis les licornes humaient le fumet des vierges) accompagnées d'un garde du corps dans le même appareil ? Ont-elles pour pratiques de se prêter, tous les soirs, au voyeurisme peu discret du même dit colosse, qui répond au doux nom d'Holopherne ? Non, les vraies jeunes filles, il faut les chercher ailleurs. Et tout simplement, dans cette nouvelle éponyme du recueil, dans la propriété même dont miss Atta, bien plus que la propriétaire, est l'incarnation. Des braconniers y pénètrent-ils par effraction ? Elle le ressent comme un viol. Quant au passage secret chastement muré en son ventre (en leur ventre ?),  celui qui le découvre lui "vole sa virginité". Deux petites touches qui peuvent passer inaperçues, mais qui signalent le véritable thème de la nouvelle : le symbolisme maternel de la grotte secrète dans laquelle miss Atta, blessée à mort lors de la traque aux braconniers, est transportée par son géant amoureux. Alors, peut-être la mort qu'elle y trouve ouvrira-t-elle sur une autre naissance, celle du mythe, ou de la légende familiale que tente de reconstituer l'enquêteur narrateur ?
          C'est dans ce léger décalage entre le récit officiel et son interprétation, à peine signalée par quelques clins d'oeil de l'auteur, qu'il faut lire ces dix récits — quatre nouvelles qui évoquent la fausse pureté de l'enfance, trois nouvelles racontant la fin de vie médicalisée, et trois "contes pour aujourd'hui" qui prennent prétexte de Grimm ou de madame d'Aulnoy pour des vagabondages oniriques et cruels. Ce qui s'en dégage, d'abord, c'est une sensualité confiante, évidente, qui ne s'embarrasse pas de préjugés judéo-chrétiens. Les jeunes protagonistes avouent n'avoir pas reçu d'éducation religieuse, l'un d'eux est une savoureuse réincarnation du dieu Pan, et l'oncle discrètement lubrique est un professeur de latin imprégné de culture antique. Un parfum de paganisme joyeux baigne ces nouvelles. Mais on remarque assez rapidement que cette absence de pudeur et de scrupule finit systématiquement pas la mort, de l'épectase suggérée du vieux professeur au massacre du petit "monsieur Faune" qui a semé la terreur dans la campagne. Pessimisme moralisant ? Ne le prenons pas ainsi, mais le simple constat que la mort fait partie de la vie comme le point final de la phrase.
          Et, surtout, tâchons de ne pas prendre trop au sérieux des récits qui se veulent avant tout de bonnes histoires à l'humour décapant. "Mon humour légendaire parce qu'incompréhensible à la presque totalité de mes contemporains et parfois à moi-même", nous avertit un narrateur dans lequel l'auteur semble s'être bien investi... Relevons le défi. Car à côté des vierges peu farouches et des faunes lubriques, nous y croiserons quelques passants hauts en couleurs : "des jeunes femmes squelettiques à la mine funèbre marchant en se déhanchant sur une scène pour y présenter à des dames riches et laides des vêtements que celles-ci s'offriraient par l'entremise d'amants ou d'amis fortunés" (une certaine littérature parlerait tout simplement de mannequins), des écrivains frustrés ou animés d'un esprit antiaristocratique mal dissimulé, des criminologues habitués des plateaux de télévision, des gouvernantes parlant au subjonctif imparfait parce qu'elles veulent donner la réplique à un gendarme au langage châtié nommé Laclos de Saint-Marin... Un humour souvent grinçant, parfois noir, toujours désabusé, mais efficace. Celui d'un observateur lassé d'une société qui a "perdu ses repères" — "C'est ainsi qu'on nomme aujourd'hui les antiques vertus dans notre monde de la marchandise, de la prostitution et de la finance" — mais qui ne veut surtout pas lui rendre les repères moralisateurs d'un vieux monde qui s'est lui-même étouffé dans ses hypocrisies.

Voir aussi : Zone blanche, L'amazone boréale. Mémoires du Serpent. Lysistrata, Ploutos, Le petit chat de neige, L'êtrécrivain. Le trouvère du vent.

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Werner Lambersy, La perte du temps, Le Castor astral, 2015.

Lambersy           « Nous entamons la descente ». Il arrive un âge où il faut choisir entre fermer les yeux et regarder par le hublot le terrain d’atterrissage. Werner Lambersy a choisi la lucidité. Il n’y a pas besoin de perdre son temps : il se perd bien tout seul. Plusieurs de ces poèmes sonnent comme des inventaires de nos petits désastres quotidiens. Quand on n’a plus la flamme pour allumer le tabac sec du sexe et que les yeux déjà sont comme ceux du merle.
          Mais il arrive aussi que l’on y gagne à perdre le temps... « Je prends / une plume et du papier / et j’attends ». Le poème naît de tout ce qui échappe aux horloges, des souffles « que l’on expire pour / dilater un peu  // la vie qui se rétracte », des petits miracles quotidiens — les pommes de terre dans une assiette — comme des épiphanies majuscules, celles de l’amour ou de la communion avec le monde. Des paysages grandioses et des peaux de harengs se dégagent un même verbe sacré, celui du poème, qui transmue le monde et instaure son propre temps. Le poème et le monde se fondent en images fulgurantes — « la pluie n’avait pas / de paupière » — « le vieux / cure-dents de l’horizon »... Bien sûr, la mer est plus forte que la colère et la montagne plus puissante que le calme. Mais avec l’air, qui est bien peu, on invente le souffle, et du souffle naît la parole.
          Cette conscience de la vanité de l’homme et de ses prétentions, mais aussi de sa formidable capacité à accueillir l’absolu et à le traduire en mots, donne sa densité au recueil. Le paradoxe se prolonge dans un second recueil publié à la suite, On ne peut pas dépenser des centimes, qui se présente comme une suite de dialogues aux allures de koans zens entre un jeune homme en quête de vérité et un maître habile à le déconcerter, dont il ne restera pas même la buée de l’haleine sur la vitre. Car la parole aussi s’épuise avec le souffle. Mais est-ce vraiment l’essentiel ? Il importe surtout qu’elle ait été dite.

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Voir aussi
: Parfum d'Apocalypse, Journal par-dessus bord, Cupra Marittima, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Achille Island note book, Dernières nouvelles d'Ulysse, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes,  La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus, Au pied du vent, Le grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boite. Portraits de l'œil. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.


Alain Cabantous, Histoire du blasphème en Occident, XVIe-XIXe siècle, Albin Michel, 2015.

Cabantous          Les événements récents de Charlie Hebdo ont incité les éditions Albin Michel à rééditer l’excellente synthèse d’Alain Cabantous sur le blasphème à l’époque classique, assortie d’une postface élargissant le sujet aux autres cultures (en particulier musulmane), aux dernières décennies (et surtout aux derniers mois), aux autres dimensions du blasphème (en particulier le rire). Disons-le tout de suite : malgré leur totale pertinence, ces huit pages semblent un peu courtes face à l’ampleur subite du sujet, et on aurait souhaité une analyse plus fouillée de l’actualité à la lumière de l’histoire du blasphème. Ou rien du tout. C’est vrai qu’à côté de l’insoutenable calvaire d’Asia Bibi et de ce qu’il a révélé du blasphème comme arme de vengeance personnelle au Pakistan, face à la fatwa contre Salman Rushdie et au massacre de Charlie Hebdo, l’histoire du blasphème en Occident semble soudain bien mièvre.
          Mais c’est l’occasion, et ne nous en privons pas, de replonger dans un livre remarquable de méthodologie et de documentation. Une législation contre le blasphème se met en place à partir du code Justinien, au VIe siècle, mais c’est l’ordonnance de Louis IX en 1263, au retour de la Terre sainte, qui inaugure véritablement la répression. Pour autant, ce livre se veut plus limité. Le blasphème au moyen âge et au XVIe siècle a fait par ailleurs l’objet d’études approfondies. Celle-ci commence à la fin du XVIe siècle. C’est l’époque où, après le concile de Trente, devant le progrès des religions réformées et les audaces de l’humanisme, l’unité chrétienne s’est rompue et le rapport au dogme s’est relativisé. Le libertinage, la sorcellerie, la mystique, le blasphème... sont alors ressentis comme des menaces. Le blasphème devient le signe d’une rupture, sinon une profession d’athéisme. Il faut peu à peu le distinguer du sacrilège (qui concerne une action, non des paroles), de l’invocation à mauvais escient du nom divin (serment, juron), voire des adresses injurieuses à Dieu ou à la Vierge, familières aux ivrognes. Peu à peu, on considérera que les « simples jurements » ne sont que des péchés véniels.
          Les discussions sont parfois vives sur les limites du blasphème. Des « choses fausses » dites sur Dieu, ou des injures qui lui sont adressées ? Des erreurs de bonne foi ou une réelle hérésie ? Il est rarement élargi aux injures contre les ministres de Dieu, qui ne sont que des hommes, et pourtant cela arrive. Les juifs ou les musulmans ne sont pas considérés comme blasphémateurs, puisqu’ils professent une autre religion (ce qui n’ôte rien à leur culpabilité aux yeux des chrétiens...). Mais dans l’Espagne classique, le blasphème d’un juif converti (souvent de force, avec suspicion de pratiquer secrètement sa religion) peut être considéré comme un signe de résurgence religieuse, et puni comme tel. Chez les lettrés, un blasphème entraîne un soupçon d’hérésie, sinon d’athéisme. Chez les moins lettrés, une prédication sauvage, très imagée, est facilement blasphématoire. Il ne s’agit pas alors de mécréance, mais de mélanger hardiment le sacré avec les choses les plus profanes. Un meunier explique ainsi que le chaos est une masse confuse semblable à la formation du fromage dans le lait, « et les vers y apparurent et ce furent les anges et la très sainte majesté voulut que ce fussent Dieu et les anges ».
          N’oublions pas que dans la mentalité religieuse la plus stricte, Dieu peut frapper la communauté pour punir le péché d’un seul, ce qui entraîne une vigilance de chacun. La peste peut punir un blasphème non dénoncé. En 1518, un tremblement de terre est attribué au blasphème d’un certain Armand Carrière contre Dieu et la Vierge. Aussi ce crime est-il le plus souvent poursuivi sur dénonciation : à Paris, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le ministère public est à l’origine de moins du cinquième des plaintes, la plupart des procès venant de dénonciations individuelles ou collectives. Il faut dire que le plaignant reçoit alors le tiers de l’amende prononcée contre le coupable ! Mais une explication moins cynique est sans doute plus plausible : le blasphème s’accompagne souvent de violences imprévisibles, d’insultes, et c’est un genre de vie plus qu’une parole que l’on dénonce. Blasphémer est surtout le signe d’une vie asociale, du refus des règles communes. On craint la différence, et c’en est un symptôme. Les juges ne s’y trompent pas : petit à petit, on se rend compte que le délit de blasphème est une circonstance aggravante pour d’autres crimes, bien plus qu’un crime en soi. Lorsqu’il y a poursuite pour blasphème seul, l’acquittement est de plus en plus fréquent — 51 % des cas à Venise au XVIIe siècle.
          Qui sont-ils, ces blasphémateurs ? Souvent des hommes violents, guerriers, duellistes (l’un d’eux, tué par son adversaire, a juste le temps de s’écrier « Je renie Dieu par la mort et par le sang, je suis mort », étrange confession à l’heure où plus d’un songe au contraire à se mettre en règle avec Dieu...). Mais aussi les joueurs, les marins, les charretiers, les militaires qui ont le sang chaud et le juron facile : ce sont surtout des gens qui voyagent, des « chrétiens délocalisés », qui échappent au contrôle religieux. Mais c’est aussi le monde du risque, générateur d’audace. « Risquer sa vie en bataillant, en écrivant, en travaillant, risquer son argent ou ses biens revient, en fin de compte, à risquer son salut, à parier sur l’impuissance de la punition céleste, à miser sur l’imprécation violente contre le silence inoffensif de Dieu. » Un monde masculin, aussi, un monde qui a l’injure facile — la frontière est parfois ténue entre ces notions. On constate que les femmes sont surtout poursuivies pour des malédictions et les hommes pour des blasphèmes. Cette dimension historico-sociologique est un des aspects les intéressants du livre.
          Après l’affaire du chevalier de la Barre, torturé, décapité et brûlé pour sacrilège et blasphème en 1766, affaire qui indigna Voltaire, on constate plus d’indulgence pour ce délit. La consolidation du pouvoir souverain autorise à ne plus voir dans le blasphémateur une menace pour l’ordre monarchique et la laïcisation progressive de la justice relègue le blasphème dans la sphère privée. Une intéressante analyse du père Bergier, qui ne fut pas publiée tant elle parut audacieuse, inverse même les données. Le Christ étant mort pour le salut de tous les hommes, croire, comme le font les plus zélés des religieux, que tous les pécheurs sont damnés, est un blasphème contre son rôle rédempteur !
          Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de blasphème. Durant la Révolution, en particulier, qui supprime le crime, de nouvelles valeurs sacrées, la Patrie, l’Humanité, la Constitution, sont susceptibles de nouveaux types de blasphème — nous en avons hérité l’outrage au drapeau. Comme jadis l’hérésie, la remise en cause des valeurs républicaines est désormais signe d’une pensée contrerévolutionnaire : Couthon parle explicitement de « blasphèmes contre la Révolution ». Mais le culte de l’Être suprême, qui suscita quelques moqueries, a également donné lieu à un sursaut du sacré, à tel point que Jullien demandait le rejet pur et simple de la République pour tous ceux qui ne croiraient pas à la divinité ! Proposition rejetée, mais qui nous montre que le blasphème n’est pas, ou pas seulement, une lubie de l’ancien régime : c’est une réaction profonde de tout individu lorsqu’il croit profané ce qu’il considère comme sacré. Le XIXe siècle, d’ailleurs, soucieux de reconstruire une France religieuse, a réintroduit le crime de sacrilège en 1825 (mais pas de blasphème) et créé, en 1895, une Ligue réparatrice du blasphème contre la très Sainte Vierge Marie... L’Histoire n’est pas linéaire, et une étude plus approfondie nous permet de mieux comprendre l’homme à travers l’évolution de ses comportements.
          Et pourtant, le blasphème n’est-il pas, en creux, une marque de foi ? À l’origine, il dénonçait le crime d’athéisme, mais, le plus souvent, il n’était que le refus momentané de reconnaître le pouvoir de Dieu, lorsqu’on se sentait trahi par lui — par exemple, après une mauvaise récolte. Au contraire, l’athée, ne croyant pas en Dieu, n’éprouvait pas le besoin d’y recourir. Montesquieu observe déjà en 1740 « qu’une preuve que l’irréligion a gagné, c’est que les bons mots ne sont plus tirés de l’Écriture et du langage de la religion : l’impiété n’a plus de sel. » Et si la foi avait besoin des blasphémateurs pour se conforter ?

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Werner Lambersy, Dernières nouvelles d'Ulysse, Avis de recherche, préface d'Hubert Haddad, Peintures d'Anne-Marie Vesco, Rougier, 2015.


Lambersy          "On ne revient / jamais d'une guerre". Mais d'où revient Ulysse, sinon de la guerre de Troie ? Derrière le paradoxe, on devine le fond du problème : entré dans la logique de la guerre, Ulysse ne pourra plus en sortir. Il ne revient que pour tuer les prétendants. ll ne revient que pour d'autres types de guerre, car tout est guerre, ici bas, la finance, la religion, la société de consommation, l'intoxication nucléaire de la planète. "L'odyssée" / Dure autant que vivre // La guerre / Autant que le pouvoir." Voilà pourquoi on attendra toujours de "dernières nouvelles" d'Ulysse : tout ce qui est guerre le concerne, et il n'est pas près de rentrer de Troie. "La bombe d'Hiroshima / Tombe toujours."
          Alors, devant le désastre éternel, inéluctable, la tentation est grande du silence. Adorno (ou l'interprétation qui en fut faite) avait annoncé la mort de la poésie après Auschwitz, "et ceux / Qui revenaient / Des camps longtemps // Se turent / Certains que personne / Ne les croirait." Ulysse est celui qui écouta les sirènes : mais jamais il n'a révélé leur chant. Qui nous dit qu'il était suave, cet appel à la mort suppliciante ? Témoin privilégié d'un monde inaudible, il écoute.
          On l'aura compris, Ulysse n'est pas que le roi d'Ithaque, il est chacun de nous en retour d'une guerre éternelle, celle de la vie, en Odyssée perpétuelle, celle de la vie. Il est le compagnon sur le Tour, il est le fils qui prolonge le père, il est le fondateur qui cherche à rebâtir au sortir des destructions, il est l'artiste qui transmue en poème le silence de la stupéfaction. Car s'il y a deux silences, celui, écrasé d'absurdité, des rescapés de l'indicible, et celui, lourd de sens, du Christ devant la femme adultère, il y a deux discours, celui qui ne fait qu'habiller le silence et prolonger la destruction du sens, et celui qui le restitue, qui donne sens à l'insensé, la parole de la poésie. Se taire ? Oui, car on ne peut plus parler au retour de l'enfer. Mais comme Ulysse à l'écoute des sirènes, on peut entendre le chant sans commencement ni fin, qui ne rompt pas le silence, que seul révèle le silence. Le recueil commence sur un signe de ponctuation, presque le seul sur cent pages, sinon dans toute l'oeuvre de Werner Lambersy : trois points de suspension. Bien entendu, il n'y a pas de point final. Il faut les écouter, ces trois points, que j'appellerais initiateurs par référence aux "trois points terminateurs" qui terrifiaient Lautréamont et qui m'ont toujours évoqué quelque secte apocalyptique. Écoutez-les, car ils placent le poème dans son essence profonde : la prolongation d'un chant éternel, préexistant et subsistant.
          "...Ici commence
          Le chant qui jamais
          N'a cessé"
          Ce chant "sans origine / Sans bornes ni bords", ce chant "ensemencé de paroles" qu'il ne délivre pas, mais qui germeront en nous, ce chant sans fin, "Qu'aucune apocalypse / Ne désarme", est la seule réponse à la vieille condamnation attribuée à Adorno : si le poète doit se taire, c'est pour écouter le poème. "Ici commence le chant" est le leitmotiv de ce recueil. "Ici commence le chant / Qui durera / Autant que les hommes" en est la conclusion. Voilà pourquoi ce livre est optimiste dans ce grand vomissement de massacre et de barbarie, et profondément religieux dans son athéisme apaisé. Il célèbre la disparition de l'homme, non pour que tout s'anéantisse, mais pour qu'autre chose naisse de sa disparition, comme, dans la tradition juive, la disparition de Dieu dans le zimzoum initial a laissé place au monde.
          "Aujourd'hui
                   L'heure est peut-être
          Venue pour nous
          De mourir

          Mais pas
          Sans avoir donné
                   Autre chose où
          Nous serons
          Comme d'autres sont
                   Bréviaires du banal"

          Voilà pourquoi le poème, qui traverse ce recueil comme le vent traverse le désert, est à la fois la Genèse, l'Odyssée, l'histoire du monde, la vie de l'homme, l'acte d'écrire et celui d'aimer. Tout cela doit se lire dans un même flux, qui mélange les genres, les thèmes, les époques. Grand fourre-tout chaotique, diront les lecteurs pressés. Non pas. Mais un livre univers, un livre éternité, où l'Histoire comme le Monde seraient une immense feuille de papier froissée et roulée en boule, où tout se côtoie en désordre, où les lointains se rejoignent, une feuille qu'il faudrait lire transversalement, comme si l'on y enfonçait une aiguille, sans chercher à la défroisser, car ses plis et ses circonvolutions lui donnent un sens que le texte reconstitué ne contient pas. Voilà comment le "bréviaire du banal" des atrocités humaines sans cesse recommencées devient la mer des histoires où Ulysse, ballotté par les flots, couvert d'écume et de varech, trouve son chemin.

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Voir aussi
: Parfum d'Apocalypse, Journal par-dessus bord, Cupra Marittima, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Achille Island note book, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes,  La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus, Au pied du vent, Le grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boite. Portraits de l'œil. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.


Gilles Verdet, Voici le temps des assassins, Jigal, 2015.

Verdet           La surprise commence au premier chapitre. À Saint-Germain-des-Prés, le casse d’une bijouterie tourne mal. Deux princesses saoudiennes voilées jusqu’aux yeux débarquent et, loin de s’affoler, récitent quelques vers de poésie, tirent un revolver et descendent un des deux braqueurs. La surprise rebondit. Le défunt était policier. La surprise s’amplifie. D’autres meurtres, accompagnés à chaque fois de quelques vers de Verlaine, de Rimbaud. Voici le temps des assassins. Celui annoncé dans les Illuminations. Renonçons à résumer ces rebondissements successifs qui semblent n’avoir aucun lien les uns avec les autres, sinon ces références poétiques et leur concentration sur une semaine. Tiens, justement, la « semaine sanglante » qui acheva la Commune. La Commune à laquelle, tiens tiens, Rimbaud participa. Petit à petit, le lecteur attentif glanera des détails qui ne peuvent être des coïncidences. L’épouse du braqueur de Saint-Germain travaille dans l’hôpital psychiatrique où une patiente s’est immolée en récitant du Verlaine. Le roman ressemble à une serviette pliée dont les pans semblent indépendants, ménageant de surprenantes rencontres entre les motifs, mais qui, une fois dépliée, révèle un seul dessin d’une logique confondante. Comme l’Histoire, qui semble ironiquement accoler deux semaines séparées depuis plus d’un siècle. L’histoire aussi fait des plis : telle est la logique d’un professeur spécialiste de l’histoire du pliage de serviettes qui fait un tour incongru dans le roman, dont il se révèle en fin de compte un acteur clé.
          L’intrigue tient aussi aux personnages, bien sûr : les plus anodins — princesses saoudiennes, vieilles dames paisibles, professeurs timides, sortent soudain des armes de leur tiroir ou de leur niqab. Mais elle tient surtout aux atmosphères et aux lieux, décrits dans une langue drue, avec humour ou poésie. Ici, les « tentes sauvages et les cabanes de fortune des travailleurs bulgares » sont alignées « comme un camping balnéaire sur une prairie de bord de mer ». Là, les rues de Paris se « gonflent de frais » sous l’averse. Le ciel se nuance de teintes aussi précises que dans un tableau de Breughel. Le matin, il vire au bleu nuit comme un uniforme de police un peu délavé. La nuit, avec la lune amarrée au-dessus des barres des antennes, il offre un mouchetis lumineux d’étoiles comme des constellations de peinture fraîche sur une toile géante. Par moments, la description se hisse à un niveau épique qui contraste avec la réalité évoquée. Le clochard crasseux pissant tout son saoul en maugréant des anathèmes vengeurs introduit un délire grandiose. La crémation d’un ami, le repas dominical d’un Normand donnent lieu à des scènes dantesques. De discrets parallèles avec l’intrigue adressent un clin d’œil au lecteur — s’attarder au repas des rats dans un dépôt de la voirie prélude à celui des CRS dans un petit restaurant.
           Et le roman tout entier, en fin de compte, tient par sa langue à la palette riche et colorée, mélangeant l’argot aux métaphores presque précieuses. Un temps mort est « une parenthèse de respiration », et la beauté est digne de Lautréamont : « C’était beau comme une libido de printemps. » Beau comme un livre d’un véritable écrivain. À lire de toute urgence, même si, et surtout si, on est allergique au polar.

Voir aussi : La sieste des hippocampes, Fausses routes, Les Ardomphes, Nom de noms. Les passagers. L'arrangement.

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François Emmanuel, Le sommeil de Grâce, Seuil, 2015.

Emmanuel          Dans Regarde la vague, le romancier évoquait cinq frères et sœurs qui se retrouvaient, durant trois jours, dans la maison familiale pour le mariage de l’un d’eux. Mais la présence inquiétante du père, disparu en mer, venait troubler les retrouvailles. Voici le second volet de ce diptyque. La famille Fougeray se retrouve dans la même maison normande de Chavy, pour trois jours, mais l’image qui plane sur eux et qui motive leur retour est celle de Grâce, dans le coma après un accident de voiture. Au fur et à mesure qu’elle en émerge, les souvenirs anciens, les tensions passées, remontent également à la surface. Un psychanalyste s’interrogerait sur le sommeil de la Grâce — le romancier en tire une plongée sensible dans les drames personnels ou familiaux.
          Derrière l’histoire familiale et les souvenirs résurgents, c’est à une analyse du couple dans tous ses états que se livre François Emmanuel. Les quatre couples réunis dans la ferme sont à un stade différent de leur vie. Marina, venue avec sa fille Hyacinthe, correspond avec un peintre italien, Mauro — un couple qui, peut-être, se cherche. Jivan, le frère adopté, forme avec Inga un couple qui semble passionné — mais pourquoi le jeune homme, qui vit si mal la couleur sombre de sa peau, a-t-il choisi la blancheur nordique d’Inga ? Alexia et Milan sont un couple qui se déchire sans parvenir à se quitter, dans un ressac douloureux — « aimer, jeter, aimer, jeter ». Olivier et Lynn se sont séparés. Quant à Franz et Grâce, ils vivent au-delà du coma la continuité d’un amour attisé par l’inquiétude.
          Histoire de couple, histoire de silence. La communication, ou son absence, est au cœur du roman. Vérités cachées, dans l’enveloppe que Marina garde par devers elle et qui éclaire différemment la disparition du père. Vérités que l’on ne s’avoue qu’à soi-même, dans le journal intime que tient Hyacinthe. Ou dans une lettre, comme si la distance protégeait l’aveu, lorsque Marina écrit à Mauro. Ou dans le tressaillement d’une main de Grâce. Vérités fascinantes et que l’on ne peut croire, comme les visions d’Hyacinthe qui contiennent peut-être la clé de l’accident arrivé à Grâce. Vérités déformées par les récits successifs, comme le récit sans cesse repris par un vieil ami de la naissance de Grâce. Grâce, toujours absente, et peut-être la plus présente, dans son silence.
          Histoire de lieux, aussi. La maison familiale, bien sûr, tour à tour recherchée et désertée, où l’absence de Grâce devient patente — mais la neige qui recouvre la Normandie comme un drap d’hôpital n’est-elle pas métaphore de l’absence, comme du silence ? « Nous avons tous en nous une maison unique », et c’est celle de Chavy qui revient dans les rêves de Jivan : comment mieux montrer que, malgré l’adoption, il appartient à la famille ? Le lieu fait lien plus que le sang. Le paradoxe du panneau « à vendre / vendue » fait aussi de la maison un entre-deux entre le passé et le futur, semblable à cet entre-deux du coma, entre la vie et la mort. Autour, il y a la plage, ce « lieu sans lieu entre la mer et les dunes ». Il y a les tableaux de Mauro, faits de salles blêmes et de gares désertes. Lieux sans réelle présence, comme des décors soulignant cruellement l’absence. Jusqu’à ce qu’on se retrouve à son tour exclu d’un lieu et du cercle familial qu’il incarne, comme le ressent soudain Alexia : « tout ressemble alors à un grand décor de famille dont elle se sent l’intruse ». Intruse, parce que le « grand désordre amoureux » a fini par détériorer « son appartenance aux siens ». Et revoici le couple, qui noue avec la famille des liens d’évidence et de défiance.
          Le tissu complexe de ces histoires, de ces silences, de ces lieux, dans une langue déliée, aux phrases longues, aux mots recherchés, aux images fortes, donne à ce court roman le charme du mystère.

Voir aussi : Les murmurantes, Jours de tremblement, 33 chambres d'amour, Ana et ses ombres, Raconter la nuit.Le Cercle des oiseleurs.

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Félicie Dubois, Une histoire de Jane Bowles, Seuil, 2015.

Dubois           Au printemps 1934, une petite fille traverse l’Atlantique avec sa mère. Tandis qu’elle lit Céline sur le pont du paquebot, un voyageur l’aborde, s’étonne de sa lecture. « C’est l’un des plus grands écrivains du monde », rétorque-t-elle. « Céline, c’est moi », répond-il. Elle, c’est Jane Auer, que l’on connaîtra bientôt sous le nom de son mari, Paul Bowles. Handicapée à la suite d’une chute de cheval, elle cultive un caractère original, une volonté irréductible, et se dit « prête à payer un prix extravagant pour [s’]extraire de la foule des vivants ». Dans les nuits d’ivresse et de folie de New York, elle rencontrera Paul Bowles, surtout connu alors comme musicien. Il se trouve une foule de points communs, à commencer par leur homosexualité. En se mariant, ils échappent à l’infamie du célibat tout en se préservant une totale liberté de conduite.
          Cet étrange couple va partager errances et enthousiasmes subits du Mexique à Ceylan avec un long passage à Tanger, où ils découvrent ensemble l’Orient. Ils fréquentent les milieux excentriques des Américains voyageurs, Truman Capote, ou Tennessee Williams, avec lequel Jane Bowles nouera de solides liens d’amitié. Paul et Jane partagent la même fascination pour une culture si différente de la leur, dont les singularités leur paraissent plus authentiques, donc plus innocentes. Lui avec Ahmed, elle avec Chérifa, ils vont se laisser séduire par un pays qu’ils croient préservé des influences occidentales. Jusqu’à y laisser la raison, sinon la vie, pour Jane ? L’aventure finira mal, sous les électrochocs dans une clinique psychiatrique de Malaga, où elle meurt à cinquante-six ans, en 1973. Ses proches soupçonneront la mauvaise influence de Chérifa. Le personnage de la jeune Marocaine est complexe, et Félicie Dubois tente de la cerner sans la juger. Paul Bowles la tient pour responsable de la déchéance de Jane. C’est après une dispute avec elle, concernant les prescriptions du Ramadan, que celle-ci est victime d’une attaque grave, et des soupçons d’empoisonnement pèseront sur sa compagne. Mais le rôle de Paul Bowles n’est pas toujours clair non plus. Des sentiments profonds l’unissent sans conteste avec cette femme qu’il ne désire pas et qui ne le désire pas. Il l’accompagnera jusqu’au bout, mais n’hésite pas, lorsqu’il achète une île près de Ceylan, à l’abandonner sans scrupule.
          Félicie Dubois, qui avait publié en 1992 un portrait de Tennessee Williams, dresse de Jane un portrait sensible et intime, « dans un élan de complicité non dissimulée ». Respectant les événements et les propos des personnages, elle en fait une œuvre personnelle au ton juste. C’est avant tout le livre d’un écrivain sur un confrère. Félicie et Jane partagent la même quête de l’écriture, celle du mot juste, qui « fait le Verbe vivant ». Du coup, l’accueil des lecteurs, de la critique, est pour l’une et l’autre une épreuve redoutable : « On ne peut se figurer la commotion qu’est pour un “écrivain organique” le rejet de son livre alors qu’il a mis “sa peau sur la table”. » Félicie écrit de l’intérieur, elle sait ce qu’on investit dans un roman, quels sont les effets que l’on recherche, perçoit l’humour derrière l’excentricité, la détresse derrière l’humour. Car Jane Bowles, que Tennessee Williams tenait pour un écrivain majeur de son siècle, écrit des œuvres rares, et difficiles — une pièce, un recueil de nouvelles, un roman. Lors de la création de Sa maison d’été, en 1953, on fait venir un psychiatre pour l’expliquer aux comédiens… L’écriture la maintient vivante au travers des pires épreuves, s’épurant jusqu’à devenir « une version nue et blanche d’un langage essentiellement constitué de silence ». En traduisant cette exigence par une égale exigence — le dernier chapitre et l’épilogue, où l’écriture épouse la progression de la folie dans une strette hallucinée, sont époustouflants — Félicie Dubois nous restitue dans sa complexité la figure oubliée de Jane Bowles.

Voir aussi : Punto final, De l'ange à l'huître, Les joies simples.

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Gérard de Cortanze, Les amants de Coyoacán, Albin Michel, 2015.

Cortanze          « La vie est une sorte de circuit automobile sur lequel chacun accomplit le nombre de tours qui lui a été imparti et dont bien évidemment il ne connaît pas le nombre exact » : cette métaphore qui actualise la vieille image du théâtre de la vie prend un sens particulier dans la bouche de Frida Kahlo, dont on sait qu’elle est sortie gravement blessée d’un accident d’omnibus, qui se souvient l’avoir entendue dans celle de Trotski, avec qui elle a accompli un tour de piste. Ce sont les dernières années de l’artiste mexicaine qu’a entrepris de raconter Gérard de Cortanze, et en particulier les années 1937-1940 durant lesquels Trotski séjourna au Mexique avant son assassinat. Durant deux ans, il est hébergé par le couple Kahlo / Rivera, et entretient avec la jeune femme, alors âgée de vingt-neuf ans, une liaison passionnée. Doublement adultère, la liaison doit se dissimuler de manière particulièrement romanesque — rendez-vous secrets, billets glissés dans des livres qu’ils échangent… Si elle constitue la trame du roman, dans sa première moitié, cette aventure sert surtout de prétexte à évoquer deux personnalités hors du commun, issues d’univers opposés — les mondes slave et mexicain — à une époque particulièrement marquante pour eux et pour l’Histoire : révolution et contre-révolution mexicaine, guerre entre trotskistes et staliniens, arrivée de la seconde guerre mondiale… Le circuit automobile s’emballe un peu partout.
          C’est l’occasion, sous la plume du romancier, de découvrir un Trotski inattendu, vieillissant, marqué par la vie et par l’exil, plus humain, avec sa crainte de l’inconnu, sa méfiance en perpétuelle alerte, incapable de faire face aux petites choses de la vie quotidienne. Un homme prudent, aussi, dans sa duplicité à entretenir une liaison sans vouloir quitter sa vieille compagne, à laquelle il écrit des lettres d’une vulgarité torride. Mais aussi un homme politique capable de mettre en peu de temps une organisation efficace, qui peu se remettre à dicter ses livres avec un sang-froid impassible juste après un attentat.
          Le choc des deux cultures donne lieu à des scènes cocasses, lorsque Trotski se fait gaiement chahuter par les amis mexicains et découvre à côté de Frida, prête à profiter de tous les instants de la vie, une « autre façon d’être et de se comporter ». Sur une île où ils ont trouvé refuge pour concrétiser leur amour, Frida et Léon se font bombarder de fleurs par de joyeux rameurs. Les coïncidences d’événements viennent souligner cette opposition de cultures : le jour où la commission Dewey innocente Trotski des crimes dont il était accusé correspond à une fête mexicaine inspirée de Noël, où les enfants jouent à Marie et Joseph cherchant l’hospitalité à Bethléem, troublante métaphore de l’exil politique du couple russe. Alors qu’ils se sont séparés sans cesser de s’aimer, Frida peint sans le savoir un rêve que Léon est en train de faire. Des images inattendues prennent alors une force symbolique redoutable, comme le débarras d’un cimetière dans lequel, au milieu des outils de jardinier, les sculptures allégoriques brisées et les torches funéraires des croque-morts, Frida découvre un cercueil ouvert en bois vermoulu. C’est cette atmosphère de gaieté et de deuil, d’amour et de désespoir, que Gérard de Cortanze restitue avec panache.
          Le danger, pour des personnages aussi chargés d’Histoire, c’est que leur vie et leurs amours se chargent malgré eux de symboles. En séduisant le maître à penser de son mari, Frida se venge de lui en le trompant deux fois, charnellement et politiquement, comme le secrétaire du politicien prendra plaisir à séduire à son tour la maîtresse de son patron. La trahison — qui débouchera sur l’assassinat du leader communiste — empoisonne tous les rapports : amoureux, bien sûr, dans la succession des rencontres dans lesquelles Frida tente d’oublier Trotski, et surtout Rivera ; politiques, jusqu’à trouver Frida et Diego soupçonnés de complot contre leur illustre invité ; artistiques, lorsqu’André Breton fait exposer Frida à Paris, mais dans le cadre d’une exposition surréaliste qui le met personnellement en valeur… Roman d’une rencontre improbable, entre un homme et une femme et, à travers eux, de leurs cultures respectives, le livre laisse le goût amer des fleurs parfumées et vénéneuses.

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Belinda Cannone, Nu intérieur, Olivier, 2015.

Cannone            « Je suis une femme nouvelle : liberté, égalité, sensualité ! » Cette boutade bravache d’une femme qui doit partager avec une autre l’homme qu’elle aime ne trompe personne, et surtout pas elle. Le narrateur (car Belinda Cannone a entrepris de vivre ce récit dans le corps et l’esprit d’un homme) et Ellénore vivent une passion foudroyante, née dans une milonga, un bal de tangos, et entretenue (double cristallisation oblige…) par les semaines qui séparent des retrouvailles aléatoires. Mais il est marié à une femme également adorée, qu’il a baptisée l’Une comme si elle avait éclipsé toutes les autres. L’Une n’est pas l’unique. Il se rend compte, tout à coup, que « l’Une » appelle presque nécessairement « l’autre »…
          Alors, est-ce le moment de réinventer le couple, de le faire passer de l’Éros platonicien, du désir de ce qui nous manque, à la Philia aristotélicienne, l’amitié née de l’égalité entre les partenaires ? Le clin d’œil philosophique n’est pas appuyé, mais la thématique est là : comment construire un couple adapté à notre époque ? Qui puisse partager en deux désir et complicité ? Les protagonistes vivent le leur selon de vieux modèles. Ils sont « coincés » dans leur génération, entre les exigences du désir et les représentations anciennes de l’amour éternel. Le narrateur, sans doute, se sent en sécurité dans cette double aventure, car les deux femmes sont providentiellement complémentaires : l’une d’esprit médiocre, mais dont le corps répond parfaitement au sien, et la compagne dont le désir le quitte, mais qui reste la complice indispensable. Ellénore en revanche se sent comme une « geisha », et l’Une, qui a tout deviné, n’admet pas la dissimulation. L’une et l’autre finissent par le quitter.
           L’aventure, comme le roman, est née d’une prise de conscience du vieillissement, à l’approche de la cinquantaine. Le narrateur « entre en tristesse » : « Je compris que le désir était une grâce, un miracle dont la mélancolie était l’envers, aussi indissociablement liée à lui que le recto d’une feuille l’est au verso ». Et cette mélancolie teinte en filigrane le récit tout entier, derrière (et non pas malgré) l’exaltation (et l’exultation) de la chair. L’amour physique n’est plus seulement « un petit jeu des hommes et des femmes », mais une œuvre d’art éphémère, la bien nommée œuvre de chair. Mais c’est aussi une complicité faite de petits gestes, d’attention à l’autre : la nuque dévoilée par les cheveux coupés rend la femme « plus insaisissable que jamais », « comme un risque pris et une fragilité soudain exposée ». Cette alternance entre grandes heures et petits moments donne sa force au récit.
           Ce désir illimité ouvre les amants, au-delà de la nudité de rigueur, à la nudité intérieure. L’image qui donne son titre au roman est empruntée à l’architecture, métier du narrateur : c’est la mesure d’une pièce d’un mur nu à l’autre. Elle décrit parfaitement ce qui naît entre les deux corps nus, qui est de l’ordre du vide, et qui nous comble. Il s’agit d’abord d’une sensation, au plus profond de l’intime, qu’évoque un clin d’œil à Maupassant : donner à l’autre « ce qu’on offre en vain et ce qu’on garde toujours : la secrète intimité de soi ». Mais il y a bien plus. L’amour porté à ce point a quelque chose de mystique, que traduit déjà l’étrange nom de « l’Une ». Y pénétrer, c’est connaître le paradis de la certitude viscérale, « cet état où le bonheur est si grand qu’il annule toute question ». C’est connaître cette « recréation du monde autour de nous », qui caractérise les amoureux. Le partenaire n’est plus un homme ou une femme, mais une présence qui n’hésite pas à évoquer la Présence réelle : « Les idées qu’on se fait ne sont que des châteaux d’allumettes face à la réelle présence d’autrui devant soi ». Si Socrate avait fait du manque le père de l’éros, le désir amoureux, le vide intérieur en est la version mystique : « Mon désir était un chemin pour accéder avec elle au nu intérieur ».

Voir aussi : Le sentiment d'imposture, Le don du passeur, S'émerveiller, Le nouveau nom de l'amour.

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Patrick Rambaud, Le Maître, Grasset, 2015.

Rambaud          Le philosophe Tchouang-tseu, qui vivait au temps des « Royaumes combattants », est considéré comme un des plus grands maîtres à penser du taoïsme et le premier écrivain chinois. De sa vie, on sait trop peu de choses pour en faire une biographie — mais le romancier, en pénétrant de l’intérieur le personnage et sa pensée, parvient à le faire revivre dans ses contradictions et dans son humour. Ne nous interrogeons pas sur la véracité de ce qui nous est raconté, sur la part d’emprunt à la pensée du vieux philosophe, qui s’exprimait volontiers par apologues, et sur la part de fiction sous la plume du romancier. Ce serait pas ailleurs contraire à la pensée de Tchouang-tseu, qui se méfiait tout autant des mots que de la confiance aveugle de l’homme en une vérité qui n’est souvent que la sienne. Laissons-nous plutôt séduire par ce personnage, né « les yeux ouverts et sans un cri », comme si sa doctrine de la lucidité et du non-agir avait été consubstantielle à sa vie.
          Petit fonctionnaire à la cour du duc de Song, jugé de sage conseil et envoyé en ambassade auprès des peuplades belliqueuses de Ts’i, il laisse croire à son assassinat pour échapper à la vie de cour et couler des jours paisibles avec sa femme dans un pavillon oublié, jusqu’à ce que la mort de son épouse ne le jette à nouveau sur les routes. Préférant devenir cordonnier plutôt que de redevenir conseiller d’un roi, il est suivi malgré lui par des disciples qui recueillent ses propos, et finit par prendre lui-même la plume pour qu’ils ne soient pas déformés.
          Un résumé ne peut donner idée de l’extraordinaire inventivité de ce roman. Les multiples anecdotes ne sont jamais gratuites. Le jeune Tchouang y trouve d’abord une leçon. De la façon dont on découpe le bœuf, il comprend qu’il faut s’oublier soi-même pour que la technique opère d’elle-même. Le nageur lui donnera la même leçon. Les fables chinoises dont il raffole lui apprennent l’impermanence des choses et les méfaits qui peuvent naître des meilleures actions. D’un homme-crapaud il apprend à se méfier du conformisme, y compris de son respect pour Confucius. De son ambassade au royaume de Ts’i, il apprend à s’éloigner du pouvoir, qui ne repose que sur la violence. Ainsi naît peu à peu une philosophie de la paresse, qui rime avec sagesse ; de la libération des préjugés comme des doctrines, qui endorment la savoir instinctif de la vie ; de la méfiance des mots, qui nous voilent le fond des choses ; du refus de l’imagination, qui nourrit les peurs et les angoisses. Un doute systématique et un retrait progressif qui n’ont rien de mélancolique : au contraire, l’humour fait partie de son enseignement, car il invite au détachement. Un humour de situation, lorsque l’on trouve le maître de Ts’i à croupetons sur le crâne d’un ancien rival qui lui sert de vase de nuit. Un humour de raisonnement, lorsqu’il soupçonne le mieux payé des fonctionnaires d’être astreinte aux tâches les plus viles, puisqu’on rémunère mieux celui qui suce les hémorroïdes que celui qui vide les furoncles. Un humour glaçant de paradoxe, lorsqu’il salue par un charivari la mort de la femme aimée pour signifier l’absurdité de l’épidémie qui l’a terrassée.
          Et, pour l’occidental, un humour un peu décalé dont Patrick Rambaud joue avec malice. Lorsque le jeune Tchouang parvient à la parfaite maîtrise de la calligraphie, son père lui annonce tout heureux qu’il peut devenir fonctionnaire, ce qui se résume à tenir la comptabilité des provisions dans la cuisine du palais. Les penseurs à bonnets carrés, bien chinois, nous font penser aux docteurs d’Oxford, et le Prince Wu, qui imagine des plats compliqués pour que la Nature puisse agir sans intervention humaine, en remontrerait aux plus astucieux des écolos…  Tout cela, et bien d’autres apologues instructifs, aphorismes percutants, anecdotes pittoresques ou personnages hauts en couleur, concourent au charme du récit.

Jean Rolin, Les Événements, roman, P.O.L., 2015

Rolin          Imaginer la guerre dans un pays qui ne l’a plus connue depuis trois quarts de siècles et qui ne parvient même plus à l’imaginer est un thème classique de science fiction. Montrer avec un zeste d’humour et un détachement de reporter de guerre — ce qu’il fut — le délitement de la civilisation moderne est un thème classique de Jean Rolin. Voilà donc Paris, non pas une ville de science-fiction, mais le Paris d’aujourd’hui, décrit comme s’il venait d’être bombardé, occupé par des casques bleus ghanéens et finlandais (les peuples les plus neutres…) durant un fragile cessez-le-feu. On remonte les boulevards déserts à contresens en faisant attention aux verres brisés, on contourne les barrages filtrants, on évite un chien poursuivi par un homme brandissant une broche de rôtissoire… Le décor est posé.
          Le décor : il n’y aura pratiquement que cela. De Paris à Marseille, une longue traversée de la France sinistrée. N’espérons pas apprendre les causes de cette guerre, assister à des batailles héroïques, entrer dans le secret des stratégies… Tout se fait par sous-entendus et présupposés. On s’attarde sur des détails, des feuilles de magnolias lustrées comme passées à la cire, le cadavre momifié d’un martinet mort de faim à côté d’une chaussure de sport, une terrasse envahie par des iules, ces mille-pattes qu’on ne rencontre généralement que dans les mots croisés. Des rues désertes, un silence accablant, de rares passants. Le calme tendu du cessez-le-feu est presque plus inquiétant que la guerre. Le romancier en joue malicieusement. En Auvergne, le narrateur traverse un village désert. Il est assailli brusquement par une horde furieuse dont il se dégage difficilement. L’événement est décrit en moins de lignes que les forsythias en fleur et les feuilles lancéolées des saules au bord de la rivière. Ce gauchissement volontaire de l’intérêt romanesque est d’autant plus frappant que ce monde est le nôtre et que nous en identifions le quotidien. Que nous le découvrons avec une tendre poésie et un humour pince-sans-rire ravageur. On ne paie plus qu’avec des groschen. On enlève une Vierge parturiente. Il faut se méfier de l’AQBRI (Al-Qaïda dans les Bouches-du-Rhône islamique). Des détails, encore une fois, qui implicitement nous en disent long. Plus d’euros, donc, et la monnaie autrichienne a seule cours en France. Pas d’explications sur l’origine des événements, mais des rapports de force farfelus. Un ami d’enfance du narrateur, politicien Unitaire, est devenu chef de guerre de la milice Zuzu, nationaliste, fascisante pour ses détracteurs, mais alliée aux musulmans modérés du Hezb contre les extrémistes islamistes, tandis que les Bouches-du-Rhône sont divisés entre communistes et AQBRI.
          Au-delà de ce sourire grinçant, le roman est surtout un jeu narratif subtil, les chapitres confiés au narrateur (à la première personne) alternant avec de brefs récits où celui-ci apparaît à la troisième personne. Procédé généralement utilisé pour faire avancer la narration après des scènes plus statiques, sauf qu’ici, et contrairement aux conventions traditionnelles, le narrateur hétérodiégétique (à la troisième personne) n’est pas omniscient, quand le narrateur homodiégétique (à la première personne) semble parfois l’être. Le premier, censé représenter le romancier, hésite parfois sur son récit (« sans doute », « disons »…). Le second, censé vivre le récit avec son propre regard en ignorant ce qu’il ne voit pas, décrit ce dont il ne peut avoir conscience (« si j’avais eu le loisir de m’attarder, sans doute aurais-je également remarqué… »). Non sans humour, l’un et l’autre invoquent tout à coup, et avec beaucoup de désinvolture, le secret, ou l’ignorance, pour justifier les ellipses ou les incohérences du récit : « Il m’est donc impossible de rapporter ici… » « la journaliste ne le savait pas… ». Les événements, qui ont donné leur titre au roman, n’ont manifestement aucun intérêt. On s’en débarrasse d’un revers de plume ou on les noie dans des détails poétiques. Le narrateur semble un peu égaré dans le monde qu’il traverse, non pas naïvement (il sait très bien ce qu’il veut), ni même vertueux (il écrase sans scrupule les passants et ne s’inquiète pas trop des morts qu’il a indirectement provoquées). La réflexion n’arrive que dans les toutes dernières pages, comme une morale ironique, au détour d’une observation anodine : « on observe que des gens, souvent des personnes âgées, cultivent leur petit jardin ». C’est le vieux Candide de Voltaire que vient de croiser ce moderne Candide, errant comme son prédécesseur dans un monde qu’il ne comprend plus. Et la morale est la même.
          Ces écarts volontaires avec la tradition narrative attirent l’attention du lecteur sur le statut de la fiction, peut-être le véritable sujet de ce roman insaisissable. Car il y a bien un moteur narratif, que je ne dévoilerai pas puisqu’il est censé assurer la tension du récit. À la fin, on se rend compte qu’il ne s’agissait que d’un mensonge, une fiction destinée à motiver le narrateur. À moins que le récit trahissant la fiction ne soit lui-même une fiction ? Ou encore… ? En quelques pages, au moment où tout semble achevé, le romancier s’amuse à donner une morale qui n’en est pas une et à démonter en quelques lignes tous les ressorts narratifs qu’il a mis en œuvre. Oui, le sujet est là, dans cette fiction agissante, qui a fait agir le narrateur, et qui agit sur nous, car la façon dont nous choisirons de comprendre le roman nous en apprendra plus sur nous-mêmes que sur le narrateur.

Voir aussi : Le traquet Kurde.

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Charly Delwart, Chut, roman, Seuil, 2015 (coll. Fiction & Cie).

Delwart          Une adolescente, pour s’intégrer dans son nouveau lycée, fréquente un groupe de jeunes filles qui couchent leurs émois sur un carnet intime et le lisent publiquement. Un jeu bien innocent, croit-elle. Le premier texte qu’elle propose, sans doute un peu trop poétique, ne reçoit pas l’agrément du cénacle. Un deuxième, trafiqué pour correspondre aux attentes, est mieux reçu, mais le résultat ne la satisfait pas. Alors, elle prend contact avec une romancière spécialisée dans la littérature pour jeunes filles (la chicklit à la mode) et lui demande de l’aider dans la rédaction. Banco ! Cette fois, toutes les élèves sont bluffées. Alors, la narratrice décide d’abandonner le groupe. Et, rentrée chez elle, de ne plus parler. Toute parole qu’on ne dit pas est une particule d’énergie qu’on garde pour soi, et qui nous rend plus forts, pense-t-elle. Plus fort, surtout, de refuser la facilité de se couler dans un moule. Devant sa glace, elle se rend compte comment, avec la puberté, elle va commencer à ressembler aux autres. Son corps la trahira : qu’elle garde au moins son identité intérieurement.
          Le silence stimule le regard. Autour d’elle, le monde est en crise. Le roman se situe en Grèce, durant la grande crise qui débouchera, à la fin du roman, sur la réélection du Pasok et sur le gouvernement tripartite soumis aux contraintes européennes. Oubliés, les émois de jeunes filles. Les carnets d’adolescentes ont fait place aux slogans, aux graffitis, aux tags, à tout une littérature murale anarchiste, ironique, violente ou désespérée. Et à son silence répondent les silences visuels, les pancartes qui jalonnent les rues, « à louer », « à vendre », « fermé pour toujours », les magasins vandalisés. Le monde autour d’elle se met à parler. Et elle à écrire. Elle aussi va utiliser les murs, mais avec des slogans appliqués à des scènes de vie, dont le lecteur serait partie prenante. Sur un arrêt de bus : « Vous pouvez attendre indéfiniment, au fond vous avez peut-être toujours attendu indéfiniment ». Et sur son école : « Si vous entrez quelque part, vous sortirez d’où ? » Poésie, désarroi, provocation ? Nécessité, en tout cas.
          Petit à petit, ses slogans prennent le contrepied de la morosité ambiante. « J’étais de la génération du monde d’après, pas de celui qui s’effondrait mais celui à construire. » Plutôt que d’inviter à la fuite, elle incite à rester et à se battre. La deuxième partie se conclut par le slogan « Nous avons toujours été ici », et la troisième commence par sa prolongation : « Nous restons tous ici ». Dans la ville, elle est attentive désormais aux mille petites solutions inventées par les Grecs pour survivre à la crise. « Nous sommes déjà dans l’après », écrit-elle. Une volonté de survivre qui sera brisée nette par les élections.
          La construction est remarquable, mais peut-être un peu trop soulignée, sous prétexte de documentation de la narratrice sur la contre-culture, les mouvements hippie ou la quête de soi. Le roman glisse parfois vers l’essai ou le pamphlet ; à d’autres moments, il revient vers le narratif exemplaire (la désagrégation de la famille parallèlement à l’effondrement de la société) ou gratuit (l’inévitable premier baiser). Mais la question qui revient en permanence est fondamentale : dans quel type de récit avons-nous choisi de vivre ? Une tragédie ? Une comédie ? Et si l’on refuse de se laisser enfermer dans le récit de sa vie, ne vaut-il pas mieux se taire ?

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Paul Farellier, L’entretien devant la nuit, éd. Les hommes sans épaules, 2015.

Farellier          Depuis près d’un demi-siècle, Paul Farrelier poursuit une œuvre poétique dispersée, comme c’est souvent le cas, dans plusieurs maisons d’édition (L’Arbre à Paroles, la Bartavelle, Le Pont de l’Épée…). La réunion de ces poèmes en un fort volume est pour le lecteur un vrai bonheur et pour l’amateur (ne parlons pas de critique pour la poésie…) une excellente manière de déceler les lignes de force de ces recueils. On a beaucoup galvaudé, dans les grandes tendances de la poésie contemporaine, l’expression « poésie du quotidien », lorsque l’on puise l’inspiration dans le monde qui nous entoure plutôt que dans la culture classique ou les grands mythes du passé. Car il y a mille façons de regarder le monde : une évocation de sa beauté et de sa singularité, une approche de la plénitude par le fragment, du fugace par l’éternel, l’irruption d’une formule foudroyante, une expérience quasi mystique de la dépossession de soi par la communion au monde… On retrouve un peu de tout cela chez Paul Farrelier, mais sans cette systématisation qui transforme l’émerveillement spontané en procédé. « J’écoute vivre », glisse-t-il : le taillis, la cigale, un doigt, un sourire, une étoile… Tout est porte d’entrée dans le monde créé par le regard, et le mot.
          Le mot, plutôt que la formule. Trop souvent, le poète succombe au bonheur d’expression, à l’image fulgurante. Un mot suffit à Paul Farrelier pour la transmutation du réel. Le « procès d’une fin de jour », la « montée maigre du sentier », « l’affrètement d’éclairs du soir », et nous voyons par son regard, nous sentons, nous palpons, nous entendons… Et soudain « l’oiseau a sauté hors du texte ».
          Entre l’éclat et l’infini, l’œil a souvent besoin d’un cadre : s’il y a chez le poète un appel vers l’horizon, le ciel, la nuit, le vent, l’océan, le silence, tout ce qui ne conçoit pas de limite, et si le tremplin du minuscule nous permet d’y sauter à pieds joints, il y souvent un plan intermédiaire, un cadre, une fenêtre,
Car tout fait clôture ici,
tout est serré dans ce poing
qui pourtant n’enferme que le vide,
oblige à des riens d’ombre, à des façons de taire
         Et c’est ce double mouvement, du tremplin de l’infime au cadre de la fenêtre puis à l’infini de l’horizon, qui donne le vertige au lecteur. Le vertige d’une expérience partagée, d’un arrachement à soi. On plonge, « heureux comme on pourrait l’être dans l’oubli de soi » : la poésie a produit son effet, et l’on peut refermer les yeux, apaisé dans cette communion subtile (« nous, ce plaisir habitable »…), conscient d’être le monte et le poème : « je dors, superflu sous ma paupière ».

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Marie-Thérèse Bodart, L’Autre, éd. Samsa et Académie royale de langue et de littérature française, 2015.

Bodart          Si Les roseaux noirs (1938), salué par Charles Plisnier et qui fut finaliste du prix Fémina, est le plus connu des romans de Marie-Thérèse Bodart, et Les meubles (1972), le plus mystérieux, L’autre (1960) a été salué comme son roman majeur. Les trois sont réunis dans un coffret publié par l’Académie royale de Belgique, dont fut membre son mari, Roger Bodart.
          Fantastique ? Mythique ? Réaliste ? Psychanalytique ? Initiatique ? Bien des lectures en sont possibles, et, d’ailleurs, en sont données. Car ce court roman (120 pp., avertissement compris) est composé de trois récits contradictoires, trois regards sur le même drame, celui de Julien Salvat, fils d’un riche propriétaire des Fagnes. Le premier récit est celui de sa gouvernante, qui raconte les faits de manière factuelle au narrateur, venu louer la maison après la mort du dernier propriétaire. Le second, le plus long, est le journal de Julien retrouvé dans le grenier, et qui explore les hésitations et les crises d’une âme torturée par sa quête de pureté et les tentations de la chair. Le troisième, qui semble au départ étranger à l’affaire, remet en question les deux précédents, jette un doute sur la sincérité du premier témoignage, suggère des causes occultes à l’étrange folie de Julien…
          En fin de compte, qui est « l’Autre » ? Peut-être la vraie question est-elle celle du « même ». Le nœud du drame vécu par Julien est la perte d’un frère jumeau, noyé dans un étang, et dont on comprend vite qu’il l’a tué. Hanté par ce souvenir, il est fasciné par le « même », par ceux qui lui ressemblent comme des substituts de jumeaux. Arthur, un condisciple dont il s’avoue amoureux et dont on devine, même si ce n’est jamais franchement précisé, qu’il l’initie à des pratiques homosexuelles. Ensuite, un jeune prêtre qui le convaincra d’entrer (brièvement) au séminaire. Enfin, un artiste allemand qui se dit fasciné par les tableaux de Julien, mais qui vit un moment à ses crochets avant de le mener au fond de ses abîmes intérieurs. Trois hommes pour une triple initiation, au désir, à la spiritualité, à l’art, puis deux femmes qui l’emmèneront au bout du plaisir : la servante d’une auberge voisine, qu’il pousse au suicide, et une courtisane qui lui révèlera le summum de l’art érotique. Il ne lui restera que la folie, et le suicide.
          Le drame de Julien est d’abord celui du Même. Parce que ce Même ouvre à l’appel de l’Autre. La souillure mène au rêve de pureté. Les liaisons sensuelles, avec Arthur, puis avec les femmes, lui semblent avilissantes — tous ont  « le pouvoir de [l]e changer en bête » — et réveillent l’espoir de se transformer en Ange. L’art et la religion, les deux élévations de l’âme, n’y parviennent pas, car le remords du crime originel lui revient à chaque fois au visage. Il reconnaît alors que cette soif d’élévation n’est que le masque de son égoïsme, une « monstrueuse escalade de moi-même pour me prouver que je valais mieux que tout autre ». Mais au sommet, peut-être y a-t-il une paradoxale libération, celle du Bien et du Mal, qui sont comme les deux versants d’un même pic. Ce serait la leçon optimisme du roman, la leçon mystique née des lectures d’Angèle de Foligno. Julien a vécu des expériences semblables, troublantes, d’« abdication de soi », qu’il appelle des visitations, inexplicables et foudroyantes : « Elles sont en moi soudaines et indiscutables. » Ce sont des voix intérieures qui le poussent vers le sacerdoce. Il parvient, dans ses meilleurs moments, au détachement absolu de la vie. Il espère, grâce à l’art, basculer dans cet autre monde. « L’artiste véritable ose perdre pied. Il voit ce que les autres hommes ne voient pas », lui dit son ami allemand. Mais l’osera-t-il ? De son suicide, on ne saura rien. Accordons-lui le doute de l'ultime salut.
          Mais il y a la part sombre. Ses voix ne sont pas toujours harmonieuses : « il me semblait que celle que je connaissais bien était quelquefois doublée par une autre. Que me voulait cette autre ? » Le voilà, l’autre, non pas dehors, mais en lui. Dans le troisième récit, dont on peut regretter le ton un peu dogmatique, le narrateur adopte la thèse jungienne du mal, que l’on projetait jadis dehors sous la forme du diable, mais que l’homme contemporain recèle en lui par incapacité à croire au démon. Julien a-t-il trouvé le diable en lui faute d’avoir pu l’exorciser par l’art ou la religion ? Une dernière explication nous est proposée comme pour nous éviter de conclure trop vite aux précédentes : près de sa maison, les archéologues mettent au jour les vestiges d’un lieu d’initiation à une secte manichéenne. Et l’invisible, parfois, n’est que la prolongation du visible, comme l’essence se projette sur la forme pour se stabiliser. Dernier clin d’œil ou clé de l’énigme ? Au lecteur de décider. Et plutôt que de se demander si le roman est fantastique, jungien, initiatique, moralisateur, il découvrira, dans sa lecture, son propre caractère.

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Anne Wiazemski, Un an après, Gallimard, 2015.

Wiazemsky          Dans Une année studieuse, Anne Wiazemsky racontait sa rencontre, puis son mariage en 1967 avec Jean-Luc Godard. « Un an après », le couple toujours aussi amoureux traverse une double crise : la toute jeune actrice devenue célèbre est assaillie de propositions de tournage (avec Bertolucci, Ferreri, Pasolini, Carmelo Bene…) tandis que le cinéaste, son aîné de dix-sept ans, au faîte de sa gloire internationale, remet sa carrière en cause. Mais la France tout entière est en crise, en mai 68, et le couple habite au quartier latin, au cœur des événements. Le frère d’Anne est à l’âge du bac. Consciente d’être « un témoin privilégié de l’époque », elle décrit « sa » révolution, en partie dans les cortèges ; en partie de Rome, Cannes ou Paris où l’appelle son métier ; en partie à l’écoute d’Europe 1 (en direct !) dans l’appartement à trois niveaux, barricadée par trois verrous, furieuse contre les révolutionnaires invités par Jean-Jacques mais parsemant les pièces de canettes vides et de linge sale.
          N’y cherchons pas un soupçon d’ironie. Nous sommes habitués à l’étiquette « roman » sur les souvenirs d’Anne Wiazemsky, et elle s’en est souvent expliquée, incriminant la part de reconstitution et de trahison de la mémoire. Il faut ici plus que jamais la prendre au mot. Cherchons-y le roman d’une gauche artiste et bourgeoise à la fois fascinée, terrifiée et complexée par la réalité brutale. Si les personnages ont nom Mauriac, Godard, Brel, Lennon, Bertolucci…, ne les confondons pas avec les stars homonymes. Ceux-ci sont hilarants, touchants, sincères, ridicules, goujats.
          Voici Jacques Brel, dont la misogynie s’est accentuée les dernières années, déblatérant contre les femmes avant de se rendre compte qu’il parle à Anne, et s’excusant : « Toi, tu n’es pas une femme, tu es un être humain ». Voici Anne prenant le thé sous la table avec Paul McCartney en attendant que Jean-Luc et John Lennon aient fini de s’engueuler. Et Jean-Pierre Léaud, dépavant les boulevards avec les étudiants, mais s’essuyant les mains entre chaque pavé avec un mouchoir coincé entre ses dents. Et Michel Cournot, refusant d’écouter la radio, débarquant affolé en demandant si c’est la guerre. Sans oublier Anne manifestant « avec la ravissante parka grise dessinée par Rosier », puis allant se faire bronzer à Cannes « comme une starlette » pendant que Paris défile.
          Quant à Jean-Luc Godard, c’est lui, parce qu’il est le plus proche, qui semble en prendre le plus pour son grade. Le voici dînant à la Méditerranée pendant que les étudiants scandent « CRS-SS » devant l’Odéon, et invectivant un habitué qui a eu l’audace de les critiquer. Brandissant son passeport suisse (trafiqué par son beau-frère) pour passer les cordons de police bloquant sa rue. Refusant de dormir dans le lit de Pierre Lazareff lorsqu’il arrive à Cannes pour faire arrêter le festival. Se déclarant par solidarité en grève de l’amour. S’inquiétant de passer pour un « jaune » parce qu’il a un contrat pour aller filmer les Rolling Stones à Londres…
          Des personnages ? Oui, il y a de cela, car aux yeux mêmes des manifestants, ils ne sont pas « réels ». « Un an après » le mariage, c’est aussi un an après La Chinoise, le film de Godard où Anne Wiazemsky incarnait une étudiante en révolte contre le système éducatif, un film ressenti alors comme prémonitoire. Lorsque le cinéaste est reconnu dans la rue, on attend de lui des solutions, des chemins à prendre, ce qui le déconcerte plus encore. Ce double filtre, du cinéma et du roman, donne un ton singulier à ce livre. C’est ce qui m’a séduit, au-delà du pittoresque des anecdotes. Ombres d’eux-mêmes dans une révolution qui semble un décor de carton-pâte, ils pâlissent à nouveau dans la mémoire tendre mais amusée de la narratrice.
          Certains pourtant sont plus critiques, comme Louis Malle, soulignant qu’après trois mois aux Indes, il a l’impression d’assister à une révolte de gosses de riches. Anne, qui appartient par son âge à la génération contestataire et par sa culture à l’ancien ordre, est la première à se révolter contre ceux qui, sans rien connaître à la vie ni au cinéma, se mettent à tout réglementer, et que leurs aînés, Godard, Resnais ou Rivette, écoutent tout à coup avec respect. Elle finit par se rebeller et l’on comprend que la distance qu’elle prend petit à petit avec une révolution d’opérette commence à saper le couple, tandis que Godard, touchant de sincérité dans sa remise en cause où il finit par disparaître, se fond peut à peu au décor terne. Mais on touche là à la partie la plus intime, la plus privée de la mémoire, celle qui ne se transforme pas en roman. Anne Wiazemsky nous prévient : « Je ne l’écrirai pas. »


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