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Lectures récentes - 2011


Martine Le Coz, La tour de Wardencly, Michalon, 2011.

          En 2009, Martine Le Coz avait déjà consacré un roman, l’Homme électrique, à Nicolas Tesla, précurseur en 1900 de la société de communication et du dialogue interstellaire. Le roman qu’elle publie cette année se situe en 1965, dix-huit ans après la mort du génial inventeur. Un jeune homme, Thomas Theobald Wild, redécouvre une lettre qui lui avait été confiée dans son enfance, alors que ses parents étaient voisins de Tesla à New York. Cette ultime lettre de Tesla, qui n’avait pas trouvé son destinataire, resurgit en pleine conquête de l’espace, qui a bouleversé le jeune Thomas. Depuis la promenade de Leonov dans l’espace, « sa conscience a changé d’échelle ». Cela le rend-il plus réceptif au message venu du passé ? Sans doute, car le rapprochement reviendra au cours du roman. Tesla, ingénieur, a été plus loin qu’Edison ou Marconi, concevant « toute l’étendue du phénomène de la transmission de l’information ». Il arpente l’éther comme Leonov arpente l’espace.
          Et c’est bien à une extension de la conscience que nous assistons ici. Extension peut-être symbolisée par le prénom même du jeune homme : Thomas Theobald est le plus souvent abrégé en TT, ou « double T »… Ne serait-il pas un dédoublement du « simple T » de Tesla ? Comme le savant, c’est en tout cas un être écorché, qui se replie sur lui-même de peur que sa tendance naturelle à l’empathie ne l’annihile, et que « l’amour universel ait sa peau ». Cette hypersensibilité, sa passion pour l’espace et la découverte de la lettre vont engendrer une longue expérience entre spiritisme et fantastique : cela commence par des textes étranges, en écriture automatique, où il entre en conversation avec le défunt, puis par la voix de Tesla qui entre directement en communication avec lui, pour finir par une osmose totale où sa conscience se fond à la mémoire du monde, lui faisant vivre des guerres lointaines, ou rencontrer des personnages disparus depuis longtemps, comme Marie Curie. Spiritisme, folie, convention romanesque ? Qu’importe : c’est le lecteur lui-même qui, à travers la plume inspirée de Martine Le Coz, se coule dans un univers absolu où le temps et l’espace se fondent en une expérience éblouissante.
          De quoi est-il question dans ces conversations ? D’achever un projet que Tesla caressait : construire la tour de Wardenclyffe. Mais il ne s’agit pas d’une simple tour de télécommunication : « Nous allons la rebâtir. Celle-ci ne sera ni en pierre ni en fer. L’Esprit veut une colonne de vent. » La nouvelle tour inonderait ainsi les hommes de son « flux nourrissant », comme les rayons solaires, dans la mythologie égyptienne, baignaient le monde d’un flux bienfaisant, entraînant réconciliation et paix. « L’Espérance dans les termes de la physique ». Il ne s’agit pas (ou pas que) d’une vision mystique. Cette tour est d’abord un projet scientifique. Tesla est ingénieur, il ne cesse de le rappeler, et entend bien bâtir dans les règles de l’art les fondements de ce projet. Il faut d’abord « mettre à l’épreuve, avec rigueur et le plus loin possible, une compréhension quasi mécaniste de la Vie ».
          La tour se veut aussi à l’échelle de l’homme et de l’univers. Les mains jointes pour la prière n’ont-elles pas inspiré la flèche des cathédrales, et la courbe des dos, celle du dôme des mosquées ? « Une forme renvoie à l’autre et l’esprit traverse les temps et les lieux. » Entre science et conscience, matière et esprit, le trait d’union est « religieux », au sens étymologique du terme. La science éclaire d’une autre manière la Genèse : la Création procédant d’un « desserrement », elle est née d’un écart « dans lequel s’était profilé l’infini ». C’est de cet écart — qui prend un sens particulier avec la théorie des trous noirs — que se glisse la chaleur résiduelle de la Création pour baigner le vivant. Dans la perspective d’universalisme de la romancière, l’hindouisme évoque une leçon similaire : l’Akasha est l’éther phosphore sur lequel agit le prana avec l’énergie créative. Tesla n’a-t-il pas rencontré Vivekanada, disciple de Ramakrishna mort en 1902, qui a « élargi la compréhension de l’hindouisme et du christianisme à l’horizon de la reconnaissance unique de la grâce divine » ?
          Tout autour de TT, le monde prend alors une autre dimension, sinon une autre consistance. Tout y devient signifiant, d’une affiche de mode au « pot de fleur imbécile » : « Tout était bon, tout était utile et tout faisait signe. » N’est-ce pas cela, l’ultime message de Tesla que le jeune homme est chargé de transmettre ? Dans un monde que baignerait l’Esprit, la communication devient universelle et immédiate et n’a plus besoin de véhicules matériels, car tout est à sa place dans la Création, et le seul message digne d’être transmis est le sens profond de cette place dans un univers apaisé.
          Le livre, qui invite à la réflexion, se présente comme un roman, non comme un essai : chacun le lira, s’il le souhaite, comme une étape dans la réflexion de l’auteur, comme une incitation à sa propre réflexion, ou comme un récit qui se donne ses propres règles. Chacun y appréciera en tout cas une langue chaude et colorée, aux images fortes et parlantes : « Dans leurs faces gribouillées de rides, les yeux et la bouche ressemblaient à des poissons pris au piège. » Martine Le Coz est également peintre, et a conçu ce livre comme un roman illustré. Et ce n’est pas le moindre charme que de voir ce genre jadis attaché aux éditions populaires trouver ici ses lettres de noblesse dans un  récit sans complaisance, où le texte et l’illustration ne sont nullement redondants, mais participent à cette osmose universelle dans une conscience élargie à l’infini.

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Voir aussi : Le jardin d'Orient.

Marie Ndiaye, Les grandes personnes, théâtre, Gallimard, 2011

          D’abord, il n’y a que la peur, l’angoisse, l’effroi. Des sensations fortes, mais indéterminées, qui créent une tension immédiate, un malaise sans objet. Et pourtant, on se trouve dans une soirée entre amis. Les deux couples qui parlent se connaissent depuis trente ans, s’invitent de temps à autre. La situation s’expose peu à peu, entre les lignes, entre les allusions, les paroles maladroites, blessantes, parfois. Un des deux couples, Eva et Rudi, est devenu riche, tandis que l’autre, Isabelle et Georges, est resté dans la pauvreté d’un « quartier navrant ». Mais le ménage aisé a vu fuir ses deux enfants, quand ses invités semblent comblés par le leur, un instituteur invité lui aussi à la soirée.
          Pourquoi alors ce malaise ? Parce qu’il y a des non-dits dans les deux couples. Parce que la fille d’Eva et de Rudi, partie en colère des années auparavant, est de retour. Semble-t-il. Elle hante l’escalier, n’ose se montrer, apparaît fugitivement, comme une revenante, à l’un des deux parents. Pourquoi n’ose-t-elle pas se montrer ? Et parce que l’autre fils parti est lui aussi de retour, mais lui s’est sauvé jadis dans la peur et revient avec les mêmes questions angoissantes. Il a été adopté par Rudi et Eva et, depuis qu’il le sait, il est habité par les voix de ses géniteurs décédés, qui l’appellent à la vengeance et à tuer ses parents adoptifs. On apprendra également que la fille de Rudi a été engendrée par l’ami Georges : le malentendu tient à de fausses paternités. La fille étouffée par trop d’amour s’est « soumise à l’épreuve d’outrance » parce qu’elle ne se sentait pas exister ; le fils ne parvient pas à renouer avec ses véritables parents, morts peu après sa naissance.
          Dans l’autre couple, on refuse aussi de s’entendre. Le fils merveilleux, l’instituteur adoré par tous les parents d’élèves, est en fait un violeur d’enfants. Mais il a beau l’avouer, personne ne veut l’entendre. Au moment où le premier couple semble (même momentanément) retrouver ses enfants, le second perd le sien — qui s’envole pour ne pas devoir s’humilier devant le seul élève qui a eu le courage de se plaindre. La situation de départ s’est lentement retournée. Mais la même question continue à tarauder les deux couples : « Qu’est-ce qu’il nous disait et que nous n’entendions pas ? »
          Si Marie Ndiaye conserve, de ses premières œuvres, le ton du conte et le recours à l’étrange, sinon au surnaturel (les voix intérieures, la fille revenante), elle évoque ici des situations beaucoup plus concrètes, d’un quotidien presque banal — problèmes liés à l’adoption, à l’infidélité, aux mensonges familiaux, pédophilie… La tension dramatique nait surtout du non-dit, qu’il s’agisse de l’implicite de conversations où de vieux amis n’ont pas besoin de préciser l’objet de leur discours, ou de l’inaudible, du refus d’entendre ce qui pourtant s’exprime à haute voix mais contredit les conventions sur lesquelles on a construit sa vie. Et devant le non-dit il n’y a souvent d’autre ressource que la fuite.

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Voir aussi : Les serpents.

Régine Detambel, Son corps extrême, Actes Sud.

          Après un accident dont on ne saura pas vraiment s’il ne s’agissait pas d’un suicide, Alice, la cinquantaine, se retrouve à l’hôpital. Deux ans durant, du coma à la rééducation, elle va vivre à l’écoute de son corps, comme une chenille dans son cocon attentive à la moindre métamorphose. Mais ce corps a un passé, convoqué au fil du récit, et dont la mémoire vient perturber la lente reconstruction de la personnalité au sein du corps meurtri. Très charnel, très imagé, le récit traque la douleur et l’angoisse au plus près de la sensation. Cela commence dès le coma, où Alice se sent « sinueuse », « en suspension dans la clarté », sur une « longue piste de silence » où elle glisse sans fin, interrompu par les « aiguilles de glace » de bruits inidentifiables. La tension ne s’apaisera plus tout le long du roman.
          La narration fonctionne surtout par scènes déterminantes, presque symboliques, qui sont autant de prises de conscience. Dans la mémoire, d’abord. Alice a un passé d’épouse, de mère, et de divorcée. Un passé aussi douloureux que son corps. Mais ce sont des instants précis qui lui reviennent en mémoire. Elle revoit le hérisson croisé dans une allée et qu’elle a envie de montrer à son fils ; elle ressent aussitôt la même angoisse de découvrir soudain l’adolescent sur une autre planète. Elle revoit le bol d’eau chaude salée, d’huile d’olive et de cheveux hachés avalé devant elle : son mari a appris à vomir à leur fils pour qu’Alice prenne conscience d’une boulimie dont elle accusait celui-ci. Les scènes, très dures, sont à la limite du supportable. Elles font partie de la douleur, donc de la métamorphose.
          Car la rééducation est un cruel apprentissage de la solitude et de l’égoïsme. À l’hôpital, le torero à qui l’on apprend une prochaine amputation tente de se confier à son voisin. Mais celui-ci « n’est plus que son dos et une crampe dans les mâchoires, à force de serrer. » Il refuse de partager en plus la douleur de l’autre. Alice ne peut mieux faire. Sa défaite passe par de petites touches, des dialogues que l’on pourrait croire amusés. « Vous avez des enfants ? demande-telle à son kiné. – Cinq. – Je n’aurais jamais voulu être responsable d’une bonne centaine de dents. » Sourire de courte durée : l’humour introduit la gravité de la prise de conscience. Devant la douleur, Alice est seule. « À la première traction, elle est sans famille, sans personne. » Et c’est au lecteur de repenser à son passé.
          Derrière la douleur, il y a le néant, qui ne se confond pas tout à fait avec la mort. Le vide profond d’Alice, qui tient à un souvenir de petite enfance (sa mère s’est suicidée en se jetant dans le vide, son bébé dans les bras), à la réalité de l’accidentée devant lâcher ses béquilles pour réapprendre à marcher, à la sensation de se défaire d’elle-même pour devenir une autre. Car c’est dans ce vide que le corps se réveille. « Au quatrième pas, le corps est un dieu.» Le récit, sans aller jusqu’au « roman puissamment initiatique » annoncé sur la quatrième de couverture, est celui d’une résurgence au creux de la douleur et de l’abandon. Un subtil mélange d’humour, de gravité, de poésie, de lucidité glaçante et d’images exubérantes, lui donne un ton très personnel, entre le détachement et l’implication extrêmes. Il se conclut sur une pirouette significative, l’autodafé du passé, dont la solennité est égratignée par la fausse désinvolture d’Alice : mangeant de la roquette dans un sachet en plastique, comme des chips, elle a fait de l’amertume une friandise. Comment ne pas songer au gâteau au chocolat englouti jadis par inadvertance et dont elle imputait la disparition à son fils ? Un dernier pied de nez — jouer au ricochet avec des assiettes de porcelaine — nous rappelle alors que pour se reconstituer, il faut parfois briser le monde qui nous entoure.

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Voir aussi : Opéra sérieux, Trois ex.

Françoise Henry, Plusieurs mois d’avril, Gallimard.

          « Voyage commencé le 8 avril / terminé le 30 avril ». Ainsi s’achève le journal de Jacques, déporté à Buchenwald pour fait de résistance et mort dans une ferme allemande, journal que sa femme, Féli, reçoit après sa mort. « Alors elle a l’impression / d’être à jamais prisonnière du mois d’avril. » Jusqu’à sa mort, Féli restera fidèle au mois d’avril, mois de souvenir, mois de voyage. Tel est le fil qui court tout le long de ce récit singulier, entre la narration romanesque et la fluidité poétique, qui imprime à la phrase un rythme ténu mais opiniâtre, comme l’adagio sostenuto d’un voyage ferroviaire.
          Mais ces voyages n’ont rien de répétitif. Au contraire, on y sent comme une lente transmutation de la douleur en souvenir, puis en fidélité. L’arrestation, puis la mort de Jacques, et l’annonce qui balaie le dernier espoir chez une veuve encore jeune, passent par un récit très charnel, au souffle plus haletant, d’autant plus désorienté qu’il doit apprivoiser l’absence. La présence de Jacques ne tient plus qu’à d’infimes détails, comme cette lettre que le prisonnier a fait passer dans le col d’une chemise sale, écrite au crayon sur du papier à cigarettes, et qui sera pieusement conservée dans un petit cadre retrouvé après la mort de la tante. « Elle est une part, très fine de la peau de Jacques », explique la narratrice. Le corps de l’absent investit la narration jusque dans ses moindres détails. L’ami revenu de captivité et qui explique le quotidien des prisonniers, au compte-goutte, est « un lien qui se créait entre elle et le corps de Jacques / et la chair de Jacques ». La ferme de Klara, où Jacques a vécu ses derniers jours et que Féli va visiter, devient pour elle le dernier vêtement de Jacques.
          Féli habite son deuil, mais le rapporte en permanence à celui qu’elle a connu. L’insistance sur la peau rappelle les problèmes dermatologiques dont le défunt a toujours souffert. Les voyages ferroviaires, facilités par la gratuité dont bénéficient les veuves de guerre, font écho au métier de Jacques, employé à la SNCF : « elle hantait les lieux de travail de Jacques ». Et ses voyages mêmes ne sont pas définis au hasard, puisqu’elle va rendre visite, aux quatre coins de la France, aux quatre rescapés de Buchenwald qui peuvent lui parler de Jacques. Cette obsession finit par la faire surnommer, dans sa famille, tante Roulette.
          Mais le ton change petit à petit, le voyage se fait initiatique, presque sans but, et le train devient salvateur, puisque « sans rien faire le corps bouge, se déplace à la surface de la terre, / le corps de Féli qui était là il y a une heure à peine à côté de vous qui la croyiez enfin sage enfin recluse dans sa douleur ». Le train la mène peu à peu au voyage intérieur, qui s’effectue à travers la littérature — après tout, tant de romans ont germé dans des trains… Sa hantise du passé la ramène au présent. La deuxième partie du roman s’intitule simplement « Aujourd’hui », et pas seulement parce qu’il se situe à l’époque contemporaine : « c’était dans le présent et uniquement dans le présent qu’elle pensait être sauvée. »
          C’est ce qui arrivera. La narratrice, nièce de tante Roulette, a reçu à la mort de celle-ci le dossier resté secret, et qui lui inspire cette histoire. Elle aussi va se mettre à voyager, et vouloir retrouver, en Allemagne, la ferme où des décennies plus tôt a vécu l’oncle Jacques. Bien sûr, tout a changé, et Klara est morte, elle aussi. Mais tante Féli accomplit avec elle son dernier voyage, en un dialogue muet et émouvant. Le voyage d’avril peut alors toucher à sa fin. « J’ai compris que je devais m’en aller. Le mois de mai était à elle, rien qu’à elle. Moi j’étais le chemin, j’étais avril. »

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Voir aussi : Le drapeau de Picasso, Juste avant l'hiver
, Sans garde-fou, Jamais le droit de crier. Loin du soleil. N'oubliez pas Marcelle.

Lionel Trouillot, La belle amour humaine, Actes Sud.

          Haïti. « Pays des hyperboles », disent les touristes qui ont des lettres : on n’y utilise de bien grands mots pour de toutes petites choses. Ici, tout est basilique, avenue ou palace. Mais l’hyperbole est « comme une plante naturelle » : chacun la cultive dans son village. Voilà ce qu’explique Thomas, le guide chauffeur de taxi, à Anaïse, durant les sept heures de trajet qui séparent la capitale du lieu-dit l’Anse-à-Fôleur, un village côtier d’où est parti, vingt ans plus tôt, le père de la jeune fille. Il s’agit plus que d’un retour aux sources. Anaïse veut savoir pourquoi son père, mort quand elle avait trois ans, ne parlait plus de son village, et pourquoi son grand-père, riche homme d’affaires, est mort dans un incendie avec son voisin colonel. Cela pourrait devenir un roman policier. Mais Thomas, dont le bavardage va durer cent trente pages, nous avertit d’emblée : on ne trouvera pas plus le coupable aujourd’hui que voici vingt ans. Y a-t-il un coupable, d’ailleurs ? Et y a-t-il eu crime ? Il y a un village, et pour comprendre ce qui s’est passé, il faut s’imprégner de son atmosphère, de ses angoisses ou de sa philosophie du bonheur.
          Le trajet a un côté initiatique. Quand un étranger arrive à l’Anse-à-Fôleur, on ne s’interroge pas sur ses origines ou sur son apparence. On demande simplement s’il a l’air triste ou gai. « S’il est gai, c’est facile, on partage sa gaieté. » S’il est triste ou hésitant, on lui accorde « le temps qu’il faut pour une adaptation graduelle ». C’est cela qu’Anaïse vit dans la voiture, jusqu’à ce qu’elle comprenne qui étaient ses père et grand-père, et elle, bien sûr, jusqu’à ce qu’elle apprenne l’origine de son prénom.
          L’Anse-à-Fôleur n’est pas qu’un village perdu sur la côté, c’est un univers en soi, qui n’obéit pas à la même logique ni aux mêmes règles que le reste du monde. Nous le découvrirons à travers les mots de Thomas, et au-delà, à travers le prisme de Justin, le législateur bénévole qui travaille à un code du bonheur, ou du vieux peintre qui réalise la grande fresque du village. Longtemps, l’Anse-à-Fôleur a aussi vécu à travers le prisme de deux autres hommes, ces deux représentants de la puissance économique et militaire, venus s’y installer et qui ont construit deux maisons jumelles. Deux hommes au passé redoutable, l’un dans la finance, l’autre dans l’armée. Deux hommes dont le regard suffit à changer la couleur des tableaux. Aussi, lorsque les deux maisons jumelles, avec leurs occupants, disparaissent une nuit dans un incendie, les suspects ne manquent-ils pas.
          Mais l’enquête est vite classée. Non seulement tous les suspects ont un alibi, ou ce qui y ressemble, mais l’idée même que l’on puisse résumer la disparition en un crime avec un coupable n’a aucun sens pour le village. Ceux qui ne pouvaient se fondre au paysage ont disparu, tout simplement. Le lecteur cartésien n’aura qu’à lire entre les lignes. Incidemment, dans une comptine, dans le coin d’un tableau, au détour d’une anecdote, il découvrira peut-être les raisons réelles de l’installation du colonel et de l’homme d’affaires dans un village perdu, les causes de leur disparition, et celui qu’il s’évertuera peut-être à désigner comme « le coupable », comme s’il avait entre les mains un Agatha Christie. Après tout, le lecteur est le roi, si cela le rend heureux…
          Alors que reste-t-il pour le lecteur qui préfère un roman de Lionel Trouillot ? Une leçon de vie, de poésie et de bonheur. « Tout ce qui compte, c’est le bonheur. Le reste, c’est des entraves. » Et chacun a le devoir d’en procurer un peu à son voisin. « Puisque le bon Dieu n’existe pas, il est des hommes qui, sans se prendre pour lui, essayent de faire des choses bien, à leur mesure. » On les appelle des « aide-bonheur ». Chacun peut en être un. Dans le code de Justin, il existe un curieux rite funéraire. Lorsque quelqu’un va mourir, on lui accorde le « cadeau de départ ». On le fait rire, on lui donne la fille ou l’homme dont il a toujours rêvé. Qu’il emporte au moins un souvenir heureux.
           Du moins dans la théorie. Car lorsque cela arrive à un proche, comme partout ailleurs, on a du mal à retenir ses larmes. L’injonction au bonheur ne trompe pas longtemps. L’Anse-à-Fôleur est aussi un lieu de douleur, où l’on ne connaît ni maladie ni folie, mais où l’on souffre du « mal de la mer ». Dans un village de pêcheurs, elle est omniprésente, dans l’odeur, dans les paroles, dans les rêves d’enfant et dans les remontrances de leurs mères. Un genre de folie qui ne se dévoile pas, comme le nom du coupable, mais qui se sent. Dans le bavardage de Thomas, le babil des enfants, les questions faussement naïves des vieux sages, et plus encore

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Virginie Deloffre, Lena, Albin Michel, 2011.

          « D’un côté, dans une ville de province de la Russie centrale, il y a une fenêtre et un arbre sous la fenêtre. De l’autre, dans le nord de la Sibérie, se dresse une maison en rondins de bois, rudimentaire et solide, une de ces maisons capables de résister à bien des intempéries. » Entre les deux, deux femmes s’écrivent. Léna, née dans le Grand Nord, chez les Nénètses, est l’épouse d’un pilote militaire. Lorsqu’il part en mission, elle écrit à celle qui l’a élevée, Varvara, restée à Ketylin, une petite bourgade près du cercle polaire, sur la rive gauche de l’Ob. Varvara, restée fidèle au régime communiste à l’époque où l’on commence à parler de Perestroïka, vit depuis toujours avec un scientifique exilé jadis pour raisons politiques, avec lequel elle entretient une complicité bourrue. Ils ne vivent plus que par les lettres de Léna, un sujet infini de discussions et de commentaires.
          Le roman fonctionne par ces couples de personnages, soudés par une relation forte, amour ou amitié, mais que tout oppose dans leurs opinions, leurs espoirs ou leur résignation, leur attitude devant la vie. Et cette opposition, dans un pays soumis aux grandes variations climatiques, prend une dimensions cosmique. C’est la mer et la terre, l’hiver et l’été qui luttent et se retrouvent dans ces zones indécises et périlleuses où se mélangent l'eau et la terre, le chaud et le froid : la plage ou le printemps. Léna, née du silence, de l’immobilité et de la contemplation, peut rester des heures assise et sans bouger, attendant que son homme, pris d’une fringale spatiale, revienne, comme la marée, et comme la marée, reparte. « Il vient et il recouvre tout avec sa force, ses tourbillons d’écume, son énergie. Puis il se retire, il ne reste qu’une immensité déserte, jonchée d’instants échoués sur le sable, où je marche seule. »
          Mais c’est surtout la métaphore saisonnière qui traverse le roman. Léna est avant tout la fille des Nénètses, ce peuple Samoyède habitué aux plus rudes conditions climatiques. L’hiver est une sécurité. La glace est solide, et Léna garde la mémoire de son père, victime du printemps, surpris par le dégel. Son détachement, sa placidité, sont ceux de la terre quand le soleil se retire. « Son absence me laisse à nu, immobile et sans langage », écrit-elle à Varvara, qui n’y voit quant à elle qu’un dangereux alanguissement. « Paraît que ça existe le scorbut des âmes. Quand on s’étiole, par manque de subsistance à l’intérieur. » Mais Varvara est aussi femme de l’hiver, celui qui s’est abattu sur la Russie soviétique. La Perestroïka qui s’annonce est dangereuse comme un printemps. Si le dégel est trop rapide, la glace craque de partout, et les hommes risquent d’être engloutis.
          Vassia, fils de la conquête spatiale dont il raconte avec passion l’épopée, ne vit au contraire que pour se libérer de la pesanteur, au sens propre comme au figuré. Il attend comme une délivrance « l’instant miraculeux où l’homme échappe à sa condition de poids mort. Il est ligoté au sol depuis la naissance. Il vit dans la fange, étouffé par la médiocrité de ses semblables, englué dans la monotonie de son quotidien. » Sous ses yeux, la station Mir, avec ses grands bras écartelés dans l’espace, prend des allures de cathédrale. C’est l’avenir de l’humanité qui l’appelle par delà les pesanteurs terrestres. Aussi, lorsqu’on lui proposera d’inscrire son nom dans le grand livre de la conquête spatiale, n’hésitera-t-il pas une seconde. Conscient qu’avec la chute du régime soviétique, c’est le baroud d’honneur qu’il va tirer pour son pays.
          Car derrière cette double opposition amoureuse s’en profile une troisième, entre l’Occident et l’Orient. Oui, il y a une véritable attraction pour la liberté d’un monde que l’on ne connaît que par la propagande du Parti. Mais à quel prix ? Avec un humour stimulant, c’est aussi notre monde occidental que nous regardons par les yeux de Varvara. La fameuse Laideur Soviétique, qui semble programmée par le plan pour imposer une « grisaille égalitaire », nous renvoie aux tentatives de l’Ouest pour l’égaler, tentatives vaines « malgré les efforts qu’il déploie à la périphérie de ses villes. » La solitude du savant exilé à Ketylin est impensable aux yeux d’une bonne communiste. En URSS, on a la queue devant les magasins, les réunions obligatoires, les collectifs de travail.., « C’est une maladie qu’ils ont à l’Ouest ça la solitude, paraît que ça s’est propagé chez eux comme une véritable infection. » Quand à la démocratie, quel embarras pour choisir le plus crétin des candidats, alors qu'en URSS, le Parti le désigne d’office ! Tout cela pour aboutir à des scores ridicules, 50, 6 % ou 49, 2 %. « Vous allez voir qu’un jour ils seront obligés de recompter les voix une à une pour être sûrs d’avoir pris l’abruti n° 1. » Vous dites ?
          Quant à l’agitation si surprenante aux yeux de la placide Léna… Chez les Nénètses, quand un homme a perdu son âme, elle se met à courir dans tous les sens. « C’est ce qui est arrivé aux gens du monde libre à mon avis, c’est la raison pour quoi ils se remuent comme ça toute la journée. Ils courent à la poursuite de leur âme. Et comme ils n’arrivent pas à la rattraper, forcément ils s’arrêtent jamais. » Cette alternance de poésie et d’humour, de rêve et de rude bon sens, du soleil et de la glace, est un des charmes de ce superbe premier roman, parfaitement maîtrisé dans sa structure comme dans son écriture. Je ne lui reprocherais qu’une fin un peu convenue, mais parfaitement amenée, dans la cohérence du récit. Et que ne pardonnerait-on pas à de telles perles, que l’on relève à chaque page du roman : « Pourquoi nous avons perdu la guerre froide ? Parce qu’elle était froide, justement. Nous, les Russes, nous ne gagnons que les guerres brûlantes. »

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Noëlle Châtelet, Entretien avec le marquis de Sade, Plon, 2011.

          Qui de nous ne s’est posé un jour cette question : et si je pouvais faire revivre un disparu, le faire parler de lui, de ses idées… sinon du monde actuel ? Noëlle Châtelet a choisi de dialoguer avec Sade dans un entretien imaginaire, mais dont le moindre terme est emprunté aux écrits du divin marquis. Le 2 décembre 1813, un an avant sa mort, il aurait reçu la romancière dans sa chambre de Charenton, où il finit ses jours au milieu des fous. Les phrases nous lisons sont celles de Sade, empruntées à des développements issus de ses livres philosophiques, à des passages intimes de ses lettres, avec un habile travail de composition pour rendre le dialogue plus vivant, et plus percutant. Une phrase courte, soudain, émeut (« Je ne suis pas heureux »), parce qu’elle sonne comme un aveu à côté de quelques bravades qui prennent alors une autre résonnance (« je m’en trouve quatre fois plus heureux, comme un bon gros curé dans son presbytère »).
          Les textes de Sade offrent une mine inépuisable pour qui sait manier l’humour décalé. Lorsque Noëlle Châtelet tente de le pousser dans ses retranchements sur la confusion entre l’homme et l’œuvre, elle se donne cette réplique ironique : « Vous voulez du chocolat » ? La romancière s’est manifestement amusée à quelques coups de fleuret, lorsqu’elle aborde par exemple le thème des hommes foncièrement mauvais. « Prions l’Éternel de nous préserver de leur jamais ressembler, et pour en obtenir la grâce, récitons un Pater noster et un Ave Maria. Je vous baise les fesses. — Pardon ? — Amen ! » Les petites nuances de la langue, en deux siècles, ajoutent un brin d’humour à certaines expressions. Lorsqu’il parle de Justine comme d’un « mauvais livre », Sade entend sans doute le dénoncer comme « dangereux » bien plus que « mal écrit ».
          Cela donne à ce dialogue un ton particulier. Sur les sujets philosophiques, les textes de Sade font progresser la réflexion, tandis que sur les sujets plus scabreux, vie privée, sexualité, violence, ce sont les répliques de Noëlle Châtelet qui fournissent les informations commentées avec ironie ou pudeur par le marquis. Mais certaines remarques, au détour du livre, ne peuvent se dire que d’écrivain à écrivain. La confrontation par le mal à un Dieu mauvais est un défi prométhéen qui ne se comprend que de l’intérieur. Et celle qui, toute jeune, en 1971, a découvert Sade en rédigeant pour son mari une présentation de ses textes philosophiques, se pose trente ans plus tard une question qui n’est pas innocente : « Et si Sade avait joué un rôle dans mon propre parcours d’écrivain ? »
          Le lecteur cherchera d’abord dans ce livre les passages croustillants qu’il attend tout naturellement lorsque le divin tétragramme (Sade et Dieu partagent au moins ce trait) lui tombe sous les yeux. Ils ne sont pas éludés, et l’auteur s’amuse à décrire le « sadisme » sans le nommer (le terme est bien entendu postérieur !), à sucer les mots crus comme des dragées aux cantharides, ou à l’inverse à manier le vocabulaire galant de l’époque, avec de subtiles nuances masturbatoires entre la « vanille » et la « manille », et une charmante poésie pour évoquer la sodomie en « nageant dans le vide »…
          Mais dès que l’on s’est débarrassé de ce passage obligé, les sujets deviennent plus intimes (la haine pour sa belle-mère, les souffrances de l’enfermement), plus graves (la religion, la liberté), et étonnamment actuels. Interroger Sade, pour une femme engagée en 2011, ne peut se limiter à une reconstitution historique. C’est inviter, derrière le texte original, à une lecture allusive de l’actualité. L’éducation nationale, l’égalité (au moins sexuelle !) entre l’homme et la femme, les réflexions sur l’athéisme (« jusqu’au fanatisme »), la défense de l’avortement… permettent des clins d’œil dont Noëlle Châtelet ne se prive pas. On y découvre un Sade qui, dans le feu de l’action, peut se déclarer favorable à la peine de mort, mais qui, lorsqu’il a un embryon de pouvoir, sous la révolution, la récuse nettement et qui sauve de la guillotine ceux qui jadis l’ont fait enfermer. L’« État moral » dont Sade déplore l’inexistence trouverait-il un écho dans la « république irréprochable » promise par Nicolas Sarkozy ? Ce serait solliciter un peu trop ses écrits. Mais la réplique de Noëlle Châtelet s’inscrit bel et bien dans un contexte de 2011 : « Il n’est pas faux de dire que l’État n’est pas un exemple de moralité… » Amen.
          Le monde actuel nous montre « de bien tristes preuves de la lucidité de Sade », remarque la romancière en préface. Il constate que les lois ni la raison ne sont en mesure de réguler ce que l’on appelait les « passions » et qui se nommerait, depuis Freud, les pulsions de l’homme. « L’homme et le cul, voilà les dieux de ma patrie. » Derrière son vocabulaire, il a d’ailleurs des prémonitions de la psychanalyse : les « fantômes » qui lui échauffent la tête à cause de « l’abstinence atroce » qu’il doit subir en prison ne sont-ils pas des fantasmes nés de refoulements ? Soulignée sans lourdeur, cette actualité du discours fait de ce livre bien plus qu’un amusement de romancière : un véritable engagement dans les grands problèmes de notre temps, et une interrogation lucide sur soi-même et sur son activité d’écrivain.

Voir aussi : Madame George.

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Serge Safran, Le voyage du poète à Paris, Léo Scheer, 2011.

          Qu’auraient été les Illusions perdues si Lucien de Rubempré n’avait eu aucune illusion à perdre ? Telle est la question qui m’a suivi tout le long de ce roman évoquant l’arrivée dans la capitale, en 1980, d’un poète de trente ans venu d’Ariège. D’emblée, il est précisé que ce voyage n’est qu’un prétexte. Philippe porte à la boutonnière « son malheur de vivre et sa dépendance, sa haine de soi et sa déchéance ». Et surtout, sa culpabilité d’avoir quitté Sandra, l’adolescente avec laquelle il a partagé sa vie, un amour dévorant et une passion sexuelle sans tabou. Tiraillé entre ses ambitions et ses amours, entre les réalités de la vie et les souvenirs du passé, il sombre dans une semi-dépression qui le mène au bord du suicide, entre les velléités de retour et les maigres promesses qu’il décroche à Paris. Son « corps étranger à lui-même, perdu dans la matière brumeuse de ses investigations » marque par des rhumes spectaculaires son refus de passer un hiver à Paris. Sa personnalité, qui n’a pas « la consistance mate de l’adulte », glisse dans la vie « comme une sirène pâle éperdue de sombres désirs ». Paris n’est pour lui qu’un appartement vide et un profond ennui — « il se demandait s’il méritait un tel ennui », note-t-il en se disant qu’au moins, dans l’Ariège, « il aurait pu faire l’amour à Sandra »… Pour meubler le temps, il y a l’écrit : les lectures, l’écriture, et les lettres de Sandra. Tout cela donne un peu de matière au récit.
          Mais que représente encore Sandra, au delà du désir physique parfois très cru ? Un souvenir précieux, mais qui s’efface ? « Sandra était une trace, une survivance d’humanité en lui qui s’étirait jusqu’au silence, jusqu’au drame du souvenir, de l’absence, de la jalousie. » L’espoir de renouer avec un passé que l’on regrette et que l’on rejette ? « Bien sûr rien de définitif, d’absolu, n’existait. Il n’y avait qu’à chier au lieu d’écrire, bien sûr. »
          La force de ce court récit est de ne pas savoir, de ne pas vouloir savoir, d’hésiter constamment sur les décisions à prendre, comme sur le ton à adopter, entre lyrisme et crudité, pour parler de cette passion qui résiste à la séparation. Nous sommes loin d’une démonstration balzacienne, mais au creux d’une âme ballottée entre espoir et regret, peur et appétit de vivre. Et cela sonne juste. Parce que son angoisse, en fin de compte, coïncide avec celle de toute une génération qui, à la fin des années 70, se demande si elle va garder la liberté décomplexée de son adolescence. Mais aussi parce que la distanciation, parfois, est le meilleur garant de la sincérité. Le protagoniste, Philippe Darcueil, caresse en 1980 le projet d’écrire sa vie au passé, à la troisième personne. Peut-être y arrivera-t-il en 2011 ? L’expérience serait curieuse…

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Sylvie Tanette, Amalia Albanesi, Mercure de France, 2011.

          Pour aider son fils à remplir un arbre généalogique — devoir scolaire proposé par une institutrice qui imagine mal la complexité de certaines familles ! — la narratrice se met en quête d’une arrière-grand-mère qu’elle n’a jamais connue. Les récits de sa mère, rafraîchis par un coup de téléphone, lui permettent de reconstituer un destin chaotique, celui d’une petite paysanne née dans une famille de propriétaires terriens, dans le sud de l’Italie, et qui suivra jusqu’à Alexandrie un beau marin venu on ne sait d’où.
          D’Amalia à sa fille Luna, puis à la mère et à la narratrice, c’est une lignée de femmes de caractère qui se dessine, à la volonté farouche, mais sensibles un jour à l’appel de l’homme, ou de l’inconnu. Artiste, Amalia ? Son don pour la broderie dépasse le simple artisanat et invente, au fond des Pouilles, des motifs inédits et résolument modernes. Sorcière, Amalia ? On a vite prétendu, dans le village, que son regard avait poussé son âne du haut de la falaise, et conservait ce mystérieux pouvoir. Artiste, sorcière, celle qui transforme les oliviers en monstres qu’elle brode sur les taies d’oreiller ? C’est un hymne à l’imagination et à ses pouvoirs occultes que nous lisons en filigrane.
          Cette lignée fantasque, mais dure fascine autant qu’elle révolte la narratrice. « La vérité, c’est que je ne comprends pas comment j’ai pu sortir de cette lignée de femmes-là. Et je n’ai pas envie d’aller me jeter du haut de la falaise à cause d’elles. » Mais elle s’applique à les comprendre, car la mémoire est comme la poussière rouge du village natal, qu’Amalia finit toujours par retrouver au fond d’une malle, en dépliant ses draps. Tous ces personnages « que l’on n’a pas choisis, que l’on ne connaît pas, mais qui sont là dans un coin de nos têtes », il va falloir apprendre à vivre avec eux, et s’attendre à projeter un jour le passé dans le futur.
          Un premier roman attachant, rédigé dans une écriture fluide, qui trouve un bon équilibre entre la sécheresse et l’exubérance. Au pire peut-on regretter quelques clichés qui détonent chez une narratrice artiste fière de « faire bouger l’art contemporain ». Après avoir « déplacé des montagnes » pour monter son exposition, elle se rend compte que sa famille « n’a pas levé le petit doigt pour [lui] filer un coup de main » : cela fait beaucoup pour une seule phrase. On l’excuse pour quelques superbes passages, en particulier dans les trop brèves pages consacrées à Luna.

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Hervé Le Tellier, Eléctrico W, Lattès, 2011.

          L’Eléctrico W est le nom d’une ligne de tramway de Lisbonne, où le narrateur, Vincent, est correspondant d’un journal parisien. À l’occasion du procès d’un tueur en série, qu’il doit couvrir, il y est rejoint par un confrère photographe, Antonio. L’inversion des situations (le Français installé au Portugal, le Portugais installé à Paris) induit un curieux effet de miroir dont joue Hervé le Tellier : le Portugais est à l’hôtel ; le Français en appartement ; tous deux découvrent qu’ils sont amoureux de la même femme, à Paris, mais le Portugais traîne dans sa mémoire des amours d’enfances lisboètes. Si l’on n’avait pas abusé de la métaphore, je dirais que les personnages forment le petit train qui a donné son titre au roman : Vincent aime Irène, qui aime Antonio, qui aime Canard…
          Cachant sa jalousie, et espérant séduire enfin Irène, Vincent va imaginer un curieux stratagème : s’il retrouvait Canard, la passion adolescente d’Antonio pourrait se raviver ? Pour cela, il feint d’être amoureux d’une fille imaginaire, qu’une inconnue va incarner par jeu, et peut-être plus. Ces deux couples qui jouent à cache-cache tissent entre eux des liens complexes qui encadrent l’action centrale, la recherche de « Canard ». Un « dernier combat » que le narrateur mène « avec cette habileté rageuse des perdants » : « La philosophie désespérée des laids, des vieux, des pauvres ». Et des amants malheureux.
          Mais la vie n’est pas droite comme une ligne de tramway. Lisbonne est aussi la ville de l’exubérance baroque. Au fil de leurs pérégrinations dans Lisbonne, Vincent et Antonio abordent à une île fantasque où règne Aurora, une Circé moderne qui change ses prétendants en arbres et sème de son bambou magique ou de son violon prodige une poésie triste sur la grisaille de la vie. Au fil de leurs souvenirs, Antonio et Vincent rapetassent des lambeaux de passé qui donnent de l’étoffe à leur errance. Au fil de ses lectures, Antonio égrène des petits contes d’un poète portugais qu’il est en train de traduire, Jaime Montestrela. Ces microfictions dans lesquelles il serait vain de chercher un contrepoint avec le récit, contribuent à cette atmosphère d’absurdité, de nostalgie et de distanciation pour laquelle, à Lisbonne, le mot « saudade » vient tout naturellement à l’esprit. Voici la plus courte de ces micronouvelles, que Hervé Le Tellier, je l’espère, fera davantage connaître davantage au public français : « Sur l’île de Tahiroha, le jour du Vendredi saint, les cannibales convertis au christianisme ne mangent que des marins. » Le lendemain, Antonio et Vincent débarqueront sur l’île d’Aurora.
          L’opposition entre le classicisme épuré de la langue et les fulgurantes images qui le traversent (« j’imagine ma hideur flasque et bruyante, assoupie sur l’oreiller comme une méduse crevée »), entre la prolifération baroque de l’intrigue et le fil intransigeant d’un destin qui ne se perd jamais de vue, maintient au récit une tension permanente.

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Jean Cagnard, Le voyageur liquide, Gaïa éditions, 2011.

          Qu’un serpent tombe du ciel sur une station d’autoroute, cela peut arriver… Mais quatre par jour ?  Le lecteur rationaliste attend une explication à cette somptueuse ouverture du roman. Il l’aura. Un rapace espiègle doit « jouer avec la boutique ». Tant pis pour le lecteur rationaliste. Non seulement il a perdu une belle occasion de s’émerveiller, mais il ne saura pas pourquoi ailleurs, il pleut des écureuils, les biches prennent la voiture et les mouches accompagnent les voyageurs, qui confient la route à un oiseau. Nous sommes dans un récit où l’insolite est accueilli comme une paisible évidence. S’y habituer aide à accéder à un deuxième niveau de lecture, au-delà d’une trame romanesque extrêmement lâche — un homme tente de reprendre contact avec ses sept frères et sœurs et trouve à chaque fois des maisons vides, avant de découvrir — mais laissons-en un peu pour la dernière page.
          Au delà de ces incidents animaliers, on trouve en effet un jeu mi-amusé, mi-inquiet sur le hasard, la coïncidence, le coup de tête ou le coup de dés. « A prendre des rendez-vous seul, on ne rencontre que la transparence » : il ne sert à rien d’attendre l’insolite, il faut s’ouvrir à lui au moment où il arrive, et c’est à toutes les pages. « Vous allez où ? demande l’automobiliste. — Comme vous », répond l’auto-stoppeur. Et la coïncidence devient inéluctable. Dès que le narrateur approche une masse liquide, fleuve ou lac, son téléphone sonne. C’est toujours son fils qui appelle, pour lui raconter les fouilles archéologiques qu’il mène dans un site vieux de vingt-deux siècles. Et à chaque fois, l’objet qu’il découvre fait écho à celui que le narrateur a sous les yeux. On s’y fait. Ce n’est pas plus anormal que d’écraser un ange lorsqu’une voiture passe sous un pont de chemin de fer au moment où le train passe.
          Et cela nous introduit à un troisième niveau de lecture, qui s’installe doucement en nous mais qui ne prendra son sens que dans les toutes dernières pages. En voulant visiter ses frères par ordre d’âge décroissant, le narrateur revivifie ses souvenirs : c’est l’archéologie de sa vie à laquelle il se livre, et qui rencontre nécessairement les objets découverts dans les fouilles de son fils. Et si le père se met à élever un mur, il y sent une « équivalence » avec les fouilles dans le passé — « quelque chose comme creuser dans le futur ». Philosophie est un bien grand mot pour le ton volontairement léger du roman. Mais à la dernière page (si, il faut aller jusque-là), on comprend que tout prend son sens : les serpents tombant du ciel, l’autostoppeur manchot, les mouches, et jusqu’au titre intrigant. Après avoir grogné sur l’apparente dispersion de l’intrigue, on se rend compte que les fils en étaient bien maîtrisés, et c’est très fort.
          Et puis, il y a l’écriture, très imagée, un peu désinvolte, mais parfois grave, et toujours poétique. Les mots ne sont pas innocents. « La femme de ma troisième vie » n’est pas « la troisième femme de ma vie ». La femme aux « cuisses expressives » dans le travail de l’accouchement réveille le sens étymologique du terme saugrenu. Quelques belles trouvailles, pour trouver dans une poubelle d’autoroute « l’incroyable tableau anal d’une civilisation », ou pour voir une allée de platane « tisser le ciel pour en faire une bibliothèque ». D’autre expressions convainquent moins, trop faciles, gratuites (« catapulté comme un flocon de neige dans un haut-fourneau ») ou à la limite du ridicule (le « placenta du ciel » qui accompagne la « naissance » d’un silence subit). Le renouvellement permanent d’une écriture qui joue sur l’effet de surprise n’est pas toujours à la hauteur. C’est dommage, car l’auteur a une vraie maîtrise de l’intrigue et la plume alerte, qui gagnerait à un peu plus d’exigence.

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Daniel Arsand, Un certain mois d’avril à Adana, Flammarion, 2011.

          Très discrètement, à la dernière page, l’auteur dédie ce roman à la mémoire de son père, Hagop Arslandjian, et signale sa dette historique à l’ouvrage de Zabel Essayan sur le quotidien des Arméniens d’Adana après les massacres d’avril 1909. Tout aussi discrètement, nous apprenons à la fin du livre qu’une des protagonistes du roman, rare survivante de ces massacres, a épousé un Hampartsoum Arslanian. C’est dans cette mémoire décalée, ce qui n’exclut en rien la sincérité et la profondeur de la blessure, que s’est écrit et que se lit ce roman. D’emblée, nous savons que nous allons vivre l’horreur. Avec l’implacabilité d’une tragédie antique, un massacre se prépare sous nos yeux, s’accomplit et se dénoue en 175 courts chapitres.
          Dans la première moitié du livre, on sent l’orage couver, dans l’attente d’une violence inéluctable. Des actions brisées, une tension d’avant l’apocalypse. Un traître à sa cause, en attente de châtiment ; des amours interdites, en attente de punition ; un viol, en attente de vengeance. Le futur n’apparaît que par des menaces : « Dis à ton père qu’avec moi l’enfer ne lui sera pas mesuré », promet la tante en accueillant la fille fautive. Tout est arrêté. Sur la Cilicie règne un « silence invincible », une « chaleur immémoriale ». La parole elle-même s’est figée dans la poésie. « Qui écrit choisit l’immobilité, et c’est un péché que d’avoir la mollesse à l’âme. » Quant au pouvoir turc, il mène vie de pacha. « Comment moi, Cevat bey, puis-je modifier le cours de l’Histoire ? » L’Histoire a sa réponse qui se moque des décisions des hommes.
          Mais dans la chaleur gronde l’orage. Dans la poésie germe la prophétie, qui met la parole en mouvement. Au poète aux métaphores millénaires répond le prophète aux mots de lave. « Tellurique et incandescente, Adana vrombissait autour de lui. » Mais qui écoute le vagabond vivant des ses déjections ? Qui écoute la pythie enfermée dans sa tour ? Il suffira d’une étincelle pour leur donner raison.
          Des actes isolés, d’abord. Des peurs. Des fuites. Les politiciens turcs distillent la haine ; les imams prêchent la terre sainte. Les observateurs étrangers protestent, ne sont pas entendus, regardent. « Même morts, les Arméniens sont de trop. Ils encombrent les rues. » Le gouverneur reçoit, écoute, peste, attend. « La lassitude tassait sa graisse. » Et l’on meurt, déjà, par à-coups.
          Sans qu’on s’en aperçoive, on est entré dans le massacre. On se met à espérer, à suivre les fugitifs de village en village, où les attendent d’autres carnages, sur la côte, prise elle-même dans la fièvre du sang, sur les navires, où ils sont refoulés. L’espoir ne dure guère. L’espoir se projette sur les générations futures. Un fils à naître remplacera un fils mort. « Jusqu’à la fin des temps il y aura un Arménien en ce monde. J’enfanterai l’avenir de notre peuple », dit Verginé. Elle n’en aura pas le temps.
          Il faut une maîtrise exceptionnelle pour décrire l’insoutenable, évoquer l’indicible, sans fausses pudeurs ni effets spectaculaires. À travers trois familles arméniennes, autour du poète Diran, du bijoutier Atom, du charpentier Havhannès, le roman nous montre le quotidien de l’horreur, qui s’élargit au fur et à mesure jusqu’aux trente mille victimes. L’écriture de Daniel Arsand a une puissance évocatrice peu commune, en images fortes ou en mots simples, pour parler de la peur (« Ici comme là, c’état un entassement d’hébétés, une hydre médusée »), de la violence (« Alors ne subsista de David Ourfalian qu’un amas de chair rouge »), la barbarie (« Les chiens apprenaient à devenir des loups »), l’hostilité même du paysage complice : « Un vent de verre pilé soufflait » ; « Après-midi étrange à goût de fruit suri et de terre pelletée, tapissé d’un rêche silence. » Une écriture qui sait rester digne dans l’outrance comme dans la sobriété, dans la phrase longue comme dans la formule lapidaire.
          « C’est le printemps en Cilicie. Ici règne une chaleur moite. »
          « Et si on allait prendre un verre ? proposa Vahan. »
          Les deux phrases pourraient se suivre. Ce sont la première et la dernière du roman.

Voir aussi : Deux amants, Alberto, Des chevaux noirs, Je suis en vie et tu ne m'entends pas.

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Kaoutar Harchi, L’ampleur du saccage, Actes Sud, 2011.

          Arezki, au sortir de l’adolescence, se retrouve en prison pour avoir violé et tué une jeune femme, sa première expérience sexuelle. Quel poids de frustration l’a conduit à cet acte, au-delà de l’alcool et de la drogue qui n’expliquent que son inconscience et son audace d’un moment ? L’éducation algérienne, qui donne tout pouvoir aux hommes, aucun aux enfants, et qui enferme la femme dans un tabou proche du dégoût, ont engendré sa terreur du désir féminin, son mépris pour la prostituée et sa vénération suspecte pour l’image maternelle inviolable, ces deux prisons où l’on a trop longtemps cadenassé la femme. La réunion de ces deux poncifs machistes dans la personne de Nour, mère d’Arezki et prostituée,  éclaire la folie sexuelle du jeune homme. Mais pas seulement. Au-delà de l’explication psychologique et sociologique, parfois un peu lourdement assénée, il y a une histoire presque policière, une enquête au sein de la mémoire blessée et du pays que l’on a fui. Un pays dont les meurtrissures sont à la fois le symbole de l’enfance saccagée et de la mère profanée. Il ne faut pas trop en dire sur cette intrigue, fondée sur des révélations progressives et plutôt bien menée.
          Autour d’Arezki gravitent trois hommes. Si Larbi, qui lui tient lieu de tuteur. Riddah, directeur de la prison qui l’aide à s’évader, pour racheter une faute que l’on ne découvrira qu’en cours de lecture. Ryab, gardien de prison qui le recueille, par amitié pour son directeur, par la sympathie spontanée de celui qui a vécu, avec sa mère, un traumatisme semblable à celui d’Arezki, par la même nécessité de retrouver son passé en Algérie, et sans doute par un désir trouble qui ne sera pas avoué. L’intrigue, qui joue facilement sur les coïncidences, permet une grandiose scène de dénouement, qui aurait gagné à être la scène finale. Le dernier chapitre, qui a recours aux vieux poncifs successifs de la folie, de la simulation de la folie et de l’écriture du livre par le héros narrateur, m’a paru affaiblir la tension du récit.
          De même, l’auteur gagnerait à renoncer à quelques facilités d’écriture, des clichés (« esquisser un timide sourire », « trancher dans le vif »…), des jeux sur les abstractions (« béances bleues »), des hypallages appuyés (« barres de métal fanatique »), des exagérations à la limite du ridicule (« la morsure fatale du passé broyait leurs os »)… C’est d’autant plus dommage que l’auteur a manifestement beaucoup travaillé son écriture, et, dans les passages les plus denses, sait se montrer expressive. L’amour du mot juste, de la nuance exacte, et quelques belles images, qui tirent leur force de leur simplicité (« nous marchons comme des revenants en terre salie »), témoignent d’une vraie sensibilité d’écrivain qui ne demande qu’à s’épanouir.

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Thomas Vinaux, Nos cheveux blanchiront avec nos yeux, Alma, 2011.

          Partir, ne pas partir ? « Quand on aime il faut partir », disait Cendrars ; « J’ai l’obstination farouche d’être doux », répond Hugo. Les deux citations, choisies en exergue des deux parties de ce roman-poème, nous indiquent déjà que nous passerons de la prose du transsibérien à l’art d’être (grand-)père… De façon parfois un peu appuyée, d’ailleurs, d’une écriture sobre, à la troisième personne, à une phrase plus saccadée, à la première. Walther, hanté par son désir de voyage, quitte sa femme pour courir le monde, insatisfait à chaque étape, du grand nord à l’Espagne. La seconde partie nous le montre dans l’aventure du tout petit quotidien, dans l’émerveillement du moindre geste, et surtout de son enfant. Il est revenu, comme Peer Gynt, et a repris sa place au foyer.
          C’est le choix de courts textes poétiques, comme des instantanés du voyage spatial ou de la grande odyssée temporelle de la vie, qui fait le charme de ce court roman, premier d’un jeune poète et bloggeur qui se définit comme un « supporter des poussières, militant du minuscule ». Un amour du presque rien qui se retrouve dans l’art du livre bref, du très court texte, de la phrase elliptique, de la « petite chose ». « On court après les petites choses. La grande nous tient debout. La grande est minuscule. La grande chose fait soixante centimètres. » Est-il besoin de préciser qu’il s’agit de la fille du narrateur ? Derrière le romancier, on sent souvent le poète, avec des images parfois un peu mièvres (« Les pierres vertes des murets ont les cheveux qui poussent »), mais souvent très fortes (« on peut entendre le goutte-à-goutte du paysage qui fond »). Les pages qui expriment l’absence, la souffrance de l’éloignement, la brièveté du bonheur, sont d’une grande justesse : « Il y a des heures sans fond, des journées blanches, perdues, à vivre loin de toi. (…) Le temps qui manque, ce précipice ». Et nous y voilà tombés.

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Hubert Haddad, Opium Poppy, Zulma, 2011.

          « Celui qui s’abstient de tuer, même une mouche, ne connaît pas la peur », disait le prisonnier bengali à ses geôliers talibans, dont le plus âgé vient à peine de sortir de l’enfance.   « Et si je t’abattais comme un chien, le monde en sera-t-il changé d’un cheveu ? », répond celui-ci. « Sûrement, reprend le pacifiste. Dans les yeux de ton jeune collègue, par exemple ! »
          La scène centrale pourrait être une des clés de ce roman court, mais complexe, où Hubert Haddad, comme dans plusieurs de ses romans, pose le problème de l’identité de substitution chez un jeune garçon ravagé par la guerre. Dans ce récit, nous sommes dans la région de Kandahar, en Afghanistan, dans une petite ville minière où les talibans ont introduit la monoculture de l’opium. Les deux geôliers sont Alam et son jeune frère. Ce dernier, principal protagoniste, se retrouve en France, au Centre d’accueil des mineurs isolés et réfugiés (Camir), où des âmes compatissantes tentent de rebâtir sa vie. La vie commence par un nom. L’œil du petit afghan s’est allumé quand on a prononcé celui d’Alam. Comment deviner que ce n’est pas le sien, mais celui d’un frère mort ? Comment deviner qu’il veut oublier, précisément, le nom dont on l’a affublé après une faiblesse lors de la circoncision, l’Évanoui ? Comment deviner qu’il entend oublier, justement, tout ce que l’on tente de reconstituer pièce à pièce ?
          Lui-même a oublié la signification des deux talismans qu’il traîne au fond de sa poche, la douille percutée d’un fusil d’assaut soviétique ; un « cœur de pierre », cristal brut d’émeraude venu de sa ville natale. Il a oublié pourquoi il porte sur le torse « trois cicatrices de même magnitude alignées comme le Baudrier d’Orion ». Mais il n’a pas oublié les réflexes de survie.
          Le roman oscille entre ces deux mondes aux étranges parallélismes, l’un qui tente maladroitement de reconstruire, l’autre qui se charge de détruire. D’un côté, il a connu les producteurs d’opium ; en France, il découvre l’autre bout de la chaîne, avec Poppy, la jeune héroïnomane qui sympathise avec lui. Des deux côtés, il connaît la fuite, la peur, mais aussi la tendresse qui ne parvient pas à s’exprimer, le saccage des mouvements les plus purs. Les bouts arrachés à  son passé s’organisent en histoire. On y croise un vieux joueur de luth sikh, guetté par un trou dans la muraille, qui lui a appris le détachement, et la jeune Malalaï, qui l’a éveillé au désir en ôtant simplement sa burka, « l’espèce de tente de chamelier » qui la recouvre. Et puis, à la violence gratuite, lorsqu’elle se fait asperger d’acide par jeu, par de jeunes inconnus.
          Tous ces éléments se rejoignent dans une scène capitale entre les deux frères, une de ces scènes où l’on ne sait plus de quel côté est la vérité, la haine ou le sacrifice, une de ces scènes à vous laver la mémoire. Plus tard, pris dans des trafics louches où resurgissent des réflexes de son pays d’origine, instincts meurtriers et fidélité au chef, l’Évanoui connaîtra, sous le nom de son frère, un sort similaire. Les noms aussi ont leur destin. En commençant pas la fin de l’alphabet, les humanitaires français l’auraient peut-être appelé Zia, la lumière, son nom de prostitué à Kaboul. Qu’auraient-ils alors changé au parcours du petit réfugié ?
         Un roman puissant, qui joint à une structure rigoureuse la fluidité du rythme et la somptuosité d’une écriture aux images fortes : « ses lèvres remuent des cailloux de syllabes »
« des oiseaux taillés dans l’étain du ciel »… Hubert Haddad refuse les solutions simples et les oppositions tranchées. L’Occident qui accueille vaut-il mieux que l’Orient qui massacre ? « Moi aussi on m’a tuée, soupire Poppy. On tue les enfants avec toutes sortes d’objets. »

Voir aussi : Le camp du bandit mauresque, Petite suite cherbourgeoise, La culture de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole, Oholiba des songes, Palestine, Géométrie d'un rêve, Vent printanier, Le nouveau magasin d'écriture, Sonetti di dolore, Le peintre d'éventail, , Premières neiges sur Pondichéry, Casting sauvage. Un monstre et un chaos. La sirène d'Isé. L'invention du diable.

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Alain Kewes, Ce n’est pas mon visage, Le Bruit des autres, Encres vagabondes, 2011.

          Pour rappeler qu’il est le maître du jeu, l’auteur, parfois, aime jouer avec son lecteur. Le mener sur de fausses pistes, travailler l’ambiguïté, la rupture de ton ou la provocation. Alain Kewes, nouvelliste discret et talentueux, est passé maître dans ce cache-cache malicieux. Un recueil inédit d’Edgar Poe est sur le point de paraître, mais… Un corps enterré est sur le point de disparaître, mais… Une phrase essentielle est sur point d’être prononcée, mais couverte par le bruit de la douche. Le passé se reconstruit à partir de « bribes lâchées », mais peut-on se fier à son image ?
          Le jeu est parfois subtil sur les minuscules allusions censées nous donner les éléments d’un drame. Pourquoi le jeune Arnaud est-il tombé dans les « couteaux végétaux » des « herbes folles » ? Est-ce simplement parce que celles-ci « découpaient sa vision » ? Sans doute, puisqu’il s’en tire avec « quelques éraflures », et que personne, jamais, ne soupçonnera « ses larmes et sa honte chaque fois qu’il se voyait nu dans le grand miroir de la salle de bains ». Il faut parfois dénicher la clé de l’histoire au creux d’un buisson d’apparence anodine. Celui, par exemple, où les mauvaises herbes se « poussent du col », et l’endroit, surtout, où elles ne poussent presque pas — des fois qu’il y aurait un cadavre enterré. Humour noir ? Sans doute. C’est le meilleur. Celui que l’on risque lorsqu’un ami s’arrête de pleurer, « pour qu’il continue d’arrêter ». Celui qui fait préférer le latin de cuisine au grec de salle de bains, vous savez, celui d’Archimède plongé dans sa baignoire et qui… Au fait, tout corps plongé dans un buisson est-il condamné à resurgir de sous terre ?
          Le sujet de ces histoires insolites est d’autant plus grave qu’elles sont narrées avec un détachement apparent, presque goguenard, et une grande économie de moyens. Le plus souvent, on y tue ou on y meurt avec élégance, comme sans y penser. Ne vous étonnez pas de rencontrer des cadavres sur votre palier, ni de croiser dans la rue un inconnu qui a pris votre visage en échange du sien. Un vrai gentleman garde son flegme en toutes circonstances, même en lisant Alain Kewes.

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Brigitte Aubonnet, Lire sur vos lèvres, Le Bruit des autres, 2011.

          « Le visage, la voix, les mains. La trilogie de l’humain. » Les trois sens principaux (vue, ouïe, toucher) sont avant tout des facteurs de communication entre les hommes. Mais comment faire lorsqu’il manque un des sens ? Ce sont les rapports humains qui se trouvent amputés. C’est ce que ressent Pricilia, adolescente sourde qui tente de vivre une scolarité intégrée.
          Brigitte Aubonnet, orthophoniste, avait déjà travaillé, dans ses précédents livres, sur l’incommunicabilité entre les êtres et ces messages qui passent par d’autres moyens, les altérations de la voix ou du souffle. Comment ne se serait-elle pas intéressée à la question de la surdité, d’autant qu’elle s’est inspirée d’un personnage réel ? C’est la vie au quotidien d’une élève qui cherche le contact, sans se lancer dans un « Grenelle de la surdité », qui fait l’intérêt de ce roman. On y voit comment les professeurs peuvent ou non coopérer pour qu’elle suive leurs cours, ou comment les contacts sont aussi difficiles avec les sourds qui utilisent la langue des signes et ne la considèrent pas comme l’une des leurs, puisqu’elle parle. On y comprend l’importance du « relookage » lorsque l’image qu’on laisse passe d’abord par la vue. On comprend quelles blessures profondes peuvent laisser une parole mal comprise, une amitié brisée.
          Au fond, le problème d’un handicap qui fragilise la communication est de faire de ceux qui le subissent « des entre-deux ». Comme les immigrés. « C’est ça la richesse, être deux et non pas un seul mais parfois le dédoublement coûte cher. »
          D’écriture et de structure limpides, avec quelques bonheurs de lecture dans l’évocation amusée du quotidien (« La journée s’étire, un vrai chewing-gum. »), le roman nous initie délicatement au problème que représente la moindre chose lorsqu’elle ne nous parvient plus par un sens.

Voir aussi : Le bleu des voix, Violences, D'autres à qui penser, C'est écrit sur ses lèvres.

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Ingrid Thobois, Sollicciano, Zulma, 2011.

          Solliciano est la prison de Florence, où Marco, un des narrateurs de ce roman à multiples facettes est condamné à vie pour le meurtre public de sa petite amie. Pourquoi une de ses anciens professeurs, Norma-Jean, s’est-elle installée à proximité et vient-elle le voir toutes les semaines ? Il n’est pas question d’amour, encore moins d’intimité, mais d’une étrange relation qui ne porte pas de nom et qui se précise au fil des récits entrecroisés. Relations non moins complexes entre Norma-Jean et son mari, qui a d’abord été son psychanalyste. Entre celui-ci et son meilleur ami, Karl, dont il a brisé le mariage. Entre Karl et sa presque femme, Pénélope, qui jusque dans son nom symbolise la permanence, la stabilité paisible de la vie qui s’acharne à passer.
          Couple à couple, les relations se précisent par de subtils effets de miroirs déformants. Des parallélismes ou des oppositions entre des schémas narratifs ou des détails du récit composent un subtil kaléidoscope que le lecteur débrouille petit à petit : entre les rapports hiérarchiques (étudiant – professeur ; patiente – psychanalyste), entre les infidélités réelles ou supposées, entre les situations (enfermement, fuite)… C’est à un roman policier psychologique que nous sommes conviés, le coupable étant connu et incarcéré dès le premier chapitre. Au-delà de cette intrigue, le véritable thème, chez ces quinquagénaires confrontés à une génération étudiante, est la prise de conscience du vieillissement, qui nous vaut quelques-unes des plus belles pages. « Je ne m’étais jamais senti aussi vieux qu’à trente ans. La vie m’apparaissait alors comme une ampoule toujours prête à claquer, et on n’en avait jamais de rechange. »
          Cette tension, qui ne va pas jusqu’au suspens, mais qui tient en éveil la sagacité du lecteur, joue également du changement de narrateur, qui n’est parfois perceptible que par la logique interne du récit. Les personnages sont campés par petites touches significatives, ou par un détail symbolique. Pénélope, « que j’avais toujours considérée comme une marine de mauvaise facture au milieu de tableaux de maître », répond à la flamboyante Norma-Jean, dont la personnalité éclatée fait plutôt songer à la sérigraphie de Marylin Monroe par Andy Warhol. « La vie se répétait à l’infini, de déménagement en déménagement, de viol en peur et de peur en fuite ». Marco, le jeune prisonnier aux rages impuissantes, se concentre sur sa résignation pour maintenir un semblant de volonté : « Mon dernier droit réside dans la courbe de ma nuque. Je me convainc qu’agir, c’est toujours décider. Comme si bouger devait quoi que ce soit à la vie. » Jean, le psychanalyste qui va traverser le miroir de la folie et être colloqué sur demande de sa sœur, pourrait se résumer dans son « situs inversus », une particularité physiologique qui a inversé les organes à l’intérieur de son corps.
          Tout, dans ce roman, passe par ces infimes détails qui prennent une valeur insoupçonnée. Le temps qui passe se matérialise par un paquet de cigarettes « sur lequel il n’était pas écrit que fumer tue ». De petits détails de la vie quotidienne, rapportés avec humour, nous préparent au grand clash du mariage de Karl et de Pénélope. La touche bis du téléphone qui révèle la fuite de Norma-Jean répond à l’humour du destin qui révèle à Marco la fuite de sa fiancée, bloquée en Turquie par les cendres de l’Eyjafjöll…
          Et, surtout, l’écriture dense, sans un cliché, émaillée de quelques bonheurs d’expression, donne toute sa force au récit. « Ignorante du mal qu’elle pouvait infliger, elle vivait par inadvertance » : tout le personnage de Norma-Jean est peint en deux mots, comme l’ennui de la prison dans cette remarque de Marco : « On ne fait ici que tuer le temps qui est pourtant tout ce qui nous reste ». Ce troisième roman d’une romancière trentenaire est un livre d’une parfaite maîtrise qui nous fait augurer de puissants romans à venir.

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Michel Jullien, Au bout des comédies, Verdier, 2011.

          Acta est fabula, aurait dit Auguste sur son lit de mort : la comédie est finie. Mais « au bout des comédies » de l’existence, il y a des moments de grandeur tragique, d’absurdité grandiose, d’ironie cinglante. En dix-sept nouvelles, Michel Jullien les a pointés chez des personnages historiques confrontés à leur destin. D’Ovide exilé à Tomes, au bord de la mer Noire, à Sarah Bernhardt échangeant avec Amundsen des messages de connivence à un dîner de Kellogg, ce sont des moments intenses qu’il a traqués, ces moments qui donnent un sens à la vie ou, plus souvent, qui le lui ôtent.
          Ici, un condamné à mort est embarqué sur le navire de Vasco de Gama pour servir de degredado, de faux dignitaire délégué en otage en cas de négociations avec des indigènes hostiles. Atteint d’une nécrose répugnante, il se voit confronté à un choix absurde entre « deux cannibalismes » face à des populations sauvages : « anthropophagie des hôtes sous de grands arbres, nécrophagie nourrie à part lui ». Ce sont ces situations qui amusent le conteur. Comment Ovide, le poète en exil, supporte-t-il la dépossession de sa langue ? Comment un peintre supporte-t-il de devenir daltonien ? Comment distraire un éléphant neurasthénique ? Comment attester que l’on a atteint le sommet d’un pic inaccessible ? On atteint alors le comble de l’absurde : faire gravir le sommet à un huissier pour contempler l’exploit ; présenter dans une mise en scène cocasse toute la ménagerie du pape à l’éléphant indifférent ; sacrifier les petits chevaux pour nourrir les chiens de traîneau. Absurde drolatique ; absurde tragique ; le destin de choisit pas son masque. Mais l’homme, si. Il peut avoir, dans l’adversité ou dans le ridicule, la grandeur de l’élégance. Ainsi Amundsen à qui Sarah Bernhardt demande un autographe, et qui le lui accorde… en morse, « un hommage intelligible, un silence crypté, transmis de la main à la main, un salut télégraphique au sein du ridicule ».
           Pour le lecteur, ces courtes nouvelles sont surtout un régal linguistique. Le moindre mot, pesé au trébuchet, se savoure avec gourmandise. Simple goût du mot juste : on comprend immédiatement pourquoi les cannes sont en bouquet et les photographies en éventail… Sensibilité aux sonorités, pour évoquer l’éléphant albinos : « élu des dieux des Indes, sans roséoles, robe éburnée, teinte dentine ». Jouissance des vocabulaires spécialisés : les vêtements ecclésiastiques, les outils du charpentier, les parties du bateau… Jubilation surtout de ces expressions fulgurantes, de ces images évidentes, qui campent un personnage (Charles VIII avec « ses cuillerées de paupières »), une situation (« Cela fit tonsure dans la foule, à ce endroit »), une silhouette (les lévriers kirghiz, « effilés, épiscopaux, non moins chiens »). On voit aussitôt les petits chevaux mandchous grelottant au pôle sud, « deux naseaux expulsant des pets de condensation ». Quant au peintre atteint de daltonisme, contraint de passer à la gravure, il doit changer non seulement sa vision, mais sa façon de travailler, dessinant ses sujets à l’envers. « L’essentiel, l’affaire daltonienne, ne s’en tient pas seulement au rejet des couleurs, à une rancune de l’œil, à un complexe. Graver revient à composer en braille. » Un des livres les plus succulents, les plus indispensables que j’aie lus depuis longtemps.

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Michel Lambert, Dieu s'amuse, Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2011

                    « Le hasard, c’est Dieu qui s’amuse. » Et il s’amuse diablement dans ces neuf nouvelles qui mettent toutes en scène des personnages aux prises avec un échec passé. Conflit avec un père, abandon d’une femme. Il s’agit parfois de retrouvailles, parfois de l’irruption d’un objet insolite — un tableau jadis offert à la femme aimée et retrouvé, des années après la rupture, chez un inconnu. Le drame initial, on ne le connaîtra pas. Nous vivons le récit par les yeux du protagoniste, qui n’a pas besoin de se le  raconter. Par bribes, nous reconstituons une histoire, ou son atmosphère. Une trahison, une insulte sanglante, une explication qui n’a pas eu lieu…
          Le temps s’est arrêté dans l’esprit du protagoniste. Et soudain, quelque chose semble le faire repartir. « Un je-ne-sais-quoi flotte dans l’air. » Un événement imprévu, le passage d’un cul-de-jatte faisant du vélo avec un manchot, un défilé de carnaval aux masques grotesques, un inconnu à qui vous donnez toute votre richesse parce que c’est la coutume, ce jour-là… Dieu s’amuse, peut-être est-il quelque part, sous le masque, dans la compassion inattendue d’une femme, ou dans cet inconnu qui passe — « Le passant capital. Le passant de ma vie ». Le personnage a l’impression de jouer sa « dernière chance »… Trop tard. Le passant est passé.
          Car, le plus souvent, rien ne change. On ne répare pas les débris du passé. On se contente de hausser les épaules — un geste qui revient avec une belle constance dans toutes les nouvelles. À quoi bon s’expliquer ? Les mots justes ne viennent pas aux lèvres, ces mots « qui consolent rien que parce qu’ils sont justes ». Un malaise s’installe, puis un malentendu.
          Au mieux, tout passe par le regard, mais il est souvent aussi difficile à doser que les paroles. Entre les « yeux de pierre de l’indifférence » et le regard fixe auquel on s’accroche « comme les mains à la rambarde », il n’est pas toujours facile de transmettre ce que l’on a du mal à concevoir soi-même. Oui, il est plus facile de donner son portefeuille à un passant, ou de dire à un inconnu, absurdement et sans autre précision : « Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça ».
          Michel Lambert joue à merveille de ces imperceptibles fissures de la personnalité qui ne suffisent pas à déclencher un cataclysme, mais qui détruisent toute assurance et empoisonnent doucement l’existence. La rédemption est rare, mais elle n’est pas impossible. La plus réussie de ces nouvelles oblige un homme à imaginer les souvenirs d’un inconnu, sans se rendre compte qu’il puise dans les siens. Sans échanger avec lui plus de deux répliques aussi absurdes que convenues (« Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça — Sans doute en aviez-vous besoin »), il en arrive à creuser jusqu’au souvenir intime, qui le réconcilie avec lui-même. Rien ne s’est passé ? Mais tout a changé.

Voir aussi : Le jour où le ciel a disparu, Une touche de désastre, Le métier de la neige, Quand nous reverrons-nous ?, Le lendemain. Le ciel me regardait. Cinq jours de bonté.

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Georges-Olivier Châteaureynaud, Résidence dernière, Édition des Busclats, 2011.

          Le lecteur connaît depuis longtemps le goût de Georges-Olivier Châteaureynaud pour les lieux, et son génie pour en caractériser en quelques phrases l’atmosphère particulière, avant d’épingler le détail inhabituel qui va faire basculer le récit intimiste vers le fantastique signifiant. Aussi peut-on s’étonner de la rareté des récits de résidence, passage obligé de l’écrivain du XXIe siècle, chez ce grand voyageur. Ceux qui se félicitaient de sa sagesse (les nouvelles issues de résidences sont hélas si souvent convenues et laborieuses) reconnaîtront leur tort : les trois récits réunis dans ce recueil sont de petits joyaux castelreynaldiens, à croire que ce sont les résidences qui ont séjourné dans son imaginaire, et non l’inverse. On n’y loge que dans des donjons ouvrant sur des plages infinies ou des marchés hétéroclites où l’on achète une sphinge comme ailleurs un poulet. On y rencontre côte à côte des personnages issus de la littérature, de la mythologie antique ou de notre enfer quotidien. On ne s’étonnera pas, en goûtant la soupe, d’y trouver un homérique goût de dictame, ni de se heurter à un miroir grillagé comme une cage. Quant à ceux qui rêvent de connaître vivants leur gloire posthume, qu’ils méditent sur la dernière nouvelle…
          Ces récits allègres sont d’abord de brillants exercice d’écriture, où l’on saluera le style imagé et toujours renouvelé de l’auteur lorsqu’il s’agit de caractériser un lieu. On voit tout de suite ce qu’est une « kitchenette king-size », des « nuages d’un gris emphatique » ou un ciel « d’un gris de visage condamné ». Mais nous sommes vite au-delà du simple plaisir de raconter. Nous entrons de plain-pied dans la fiction, en oubliant de « bien tenir la rampe du réel ». Foin de ce monde qui « dans sa matérialité, est conforme à la vision qu’en a un agent de police athée ». Georges-Olivier Châteaureynaud nous ouvre d’autres espaces, qui ne sont pas ceux du fantastique, mais d’un imaginaire qui nous questionne sur nous même, comme la sphinge expirante qui ne parvient à articuler qu’un ultime mot : « Qui… qui… qui ? »

Voir aussi : Petite suite cherbourgeoiseL'autre rive, De l'autre côté d'Alice. Le corps de l'autre, Singe tabassé par deux clowns, Le goût de l'ombre, Aucun été n'est éternel, Contre la perte et l'oubli de tout. À cause de l'éternité. Nouvelles d'un front. Ce parc dont nous sommes les statues. Ici-bas.

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Marc Durin-Valois, Les pensées sauvages, Plon, 2010.

          « J’ai débarqué vers midi quand le village ressemblait à un os rongé par la lumière. » Dès la première phrase, nous savons que nous ne lâcherons pas ce roman, quoi qu’il arrive. C’est la magie de Durin-Valois de s’imposer à nous comme une évidence, jusque dans les situations les plus incongrues ou les plus naïves.
           Antonin, un adolescent de 19 ans, après un échec à l’entrée de Normale, vend le studio que lui ont payé ses parents et part s’enfermer dans le village où jadis a vécu sa grand-mère, dans le midi. Devant sa feuille blanche, devant la simple question « À quoi sert une vie ? », il n’a rien pu aligner, malgré les références littéraires et philosophiques qui se bousculaient dans sa tête. Est-ce la réponse à cette question qu’il est venu chercher dans la maison familiale ? Il n’a pour l’y aider que des réflexes de gamin : dilapider son argent en croyant se faire des amis, jouer sans fin une sonate de Liszt comme si le sens de sa vie en dépendait, se droguer et séduire tour à tour la fille, la femme et la cousine de son voisin. La vie adulte, il ne la trouvera que très lentement, dans la responsabilité qu’il sent naître pour Bernadette, une petite fille agaçante, laide à faire peur, qui l’a adopté — ou qui l’espionne.
          Mais le sens de la vie, qui donne direction au futur, n’est-ce pas dans le passé qu’il faut le chercher ? De même que Bernadette, petite bâtarde, porte la faute de sa mère dans une tache de naissance sur le menton, Antonin va réveiller des secrets mal enfouis dans la vie de sa grand-mère. Et des haines insoupçonnées dans tout le village. « Les gens ici sont des naufrageurs », conclut-il, sans s’apercevoir que, peut-être, sa présence constitue pour tous une menace. Tous ces gens ont peur, rebutés par le monde dans lequel vit Antonin, « sans règles fixes mais avec des lois poétiques ». Ce garçon « en apesanteur » dans sa vie, version maléfique de l’ange de Théorème, chez Pasolini, a rompu avec toutes les conventions, et renvoie à chacun « le reflet de sa propre vie ». Et en particulier à Hugo, le père-cousin-époux de ses maîtresses. Jaloux ? Pas même. Cet ancien « baba », ancien psychologue devenu couvreur dans un village perdu, ne semble pas connaître ce sentiment d’exclusivité. Amical et tolérant, il aide Antonin, par de longues conversations, à comprendre ce qu’il est venu chercher ici : une échappatoire, une identité… ou pire ?
          L’aide n’est peut-être pas aussi généreuse qu’il y paraît. Les mots sont un lent venin patiemment distillé dans la tête dérangée du garçon. Les mots sont un piège savamment ourdi par un psychologue formé à de dangereuses techniques New Age. Bourreau et tortionnaire à la fois, il dépèce Antonin petit bout par petit bout, dans un raffinement de supplice chinois. Une exécution par les mots qui ressemble à une vengeance contre soi-même. Le vide que le garçon porte en lui, Hugo l’a lui aussi connu dans sa jeunesse, et espère ne pas le transmettre à sa fille. Mais quand il constate — par un seul mot, à peine une intonation — que celle-ci a été à son tour contaminée par le jeune homme, il sait qu’il est temps de porter l’estocade. Le roman se déroule comme une partie d’échecs rigoureuse, avec, pourtant, l’ultime pirouette qui rend ses droits au récit sur la démonstration. Dépecé, Antonin repartira sur le plus cuisant de ses échecs, mais adulte. « Les échecs portent des vérités que les réussites ignorent », a-t-il appris dans cette désastreuse parenthèse.
          On se laisse fasciner par ce récit implacable comme par un mouvement d’horlogerie dont on attend qu’il se grippe. Un récit parfaitement maîtrisé, parfois cousu de fil blanc, pourtant, dans sa volonté de tout expliquer (l’origine de l’argent d’Antonin, le stage New Age d’Hugo, les échecs d’Antonin…). Le symbolisme est parfois lourdement souligné : le couvreur est un « homme ardoise », sur qui les émotions coulent sans laisser de trace ; la charpente de la maison d’Antonin est dévorée de xylophages, images de sa tête minée par la drogue et les idées sombres. Mais ce roman très dense est surtout servi par une écriture éblouissante, aux images fortes, souvent dans le registre sensuel, qui posent en une formule frappante un élément de décor, une sensation, une atmosphère. « L’obscurité se déchire en miaulant » — « Le bruit des pneus sur le macadam (…) ressemble à celui d’un sparadrap que l’on arrache sur une peau » — « Un cri si perçant qu’il dessina une trace blonde devant mes yeux » — « Les amours jaunissent comme des papiers peints. » C’est dans ces fulgurances que le roman puise une force prodigieuse qui nous subjugue à chaque page.

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Armel Job, Les eaux amères, Laffont, 2011.

          Dans la loi de Moïse, les eaux amères, maudites par le grand prêtre, permettaient de reconnaître la femme adultère. Lorsqu’il reçoit une lettre anonyme dénonçant les incartades de son épouse, Bram (Abraham Steinberg) est tout d’abord désorienté. Lorsqu’un rabbin lui conseille le vieux remède, il fait boire à Esther les eaux dans lesquelles ont été mêlées les cendres du billet dénonciateur. Est-ce la malédiction sur la femme adultère ou la nauséabonde mixture qui rend Esther malade ? C’est le doute qu’elle a bu, plus que les eaux amères…
          Bram est juif, mais a perdu tout sentiment religieux. Rescapé de la déportation, il tient, dans les années 1960, la quincaillerie de Mormédy, dans ces « cantons rédimés » que la Belgique a hérité de l’Allemagne après la première guerre mondiale. Le nom du village est transparent : il suffit de remplacer la « mort » par le « mal » pour trouver Malmédy. Car tout est en chausse-trape dans le roman. Esther, l’épouse incriminée, porte un nom biblique, a le physique épanoui d’une « belle juive » des images d’Épinal et a épousé un juif, mais elle n’est pas juive. Son père semble avoir eu un esprit ouvert en donnant sa fille unique au petit commis juif et sans avenir : en fait, il expiait par là un souvenir honteux de l’occupation. Le rabbin ressemble trait pour trait à celui que Bram a fréquenté dans son enfance ; c’est en fait son fils. Comme la femme adultère, Esther voit son ventre gonfler — mais n’est-ce pas une simple coquetterie de femme vieillissante qui ne se sent plus désirable ? Coupable ? Non coupable ? Les signes se multiplient, pour Bram comme pour les voisins, le lecteur. Nous savons qu’elle a acheté une boîte de préservatifs, qu’en l’absence de son mari, elle se rend en secret à l’hôtel, où elle entre par la porte de service… Le pharmacien le sait, le voisin l’a vue. Alors ? Bien sûr, tout s’éclairera à la fin dans la tradition du vaudeville à suspense.
          Mais nous ne sommes pas dans un vaudeville. Les interrogations de Bram sont bien plus graves. Obsédé par les fantômes de ses parents, en particulier autour du 4 août, anniversaire de leur déportation, il traverse cette crise conjugale le jour fatidique, lorsque « l’énorme 4 rouge » du calendrier « [sort] de sa case et [pénètre] en lui par le front, incandescent comme un fer à marquer les esclaves ». Le passé remonte à la surface et se mêle au présent. Le petit juif sauvé par un collaborateur ne voit-il pas aujourd’hui son couple sauvé par un dénonciateur anonyme qui, sans le savoir, lui a fait retrouver l’amour de sa femme ? L’orphelin confié à un collège catholique n’est-il pas devenu un athée qui cherche secours auprès d’un rabbin ? Le gamin qui, jour après jour, attendait une lettre de ses parents n’est-il pas bouleversé, vingt ans plus tard, par des missives qu’il n’attendait pas ? Des parallélismes subtils, que seul le lecteur remarquera, se tissent entre passé et présent, et exorcisent la mémoire. Bram se rend compte qu’obsédé par la trahison de sa femme, il a été délivré des ombres de son passé. Le soupçon levé, il se sent envahi d’un nouveau bonheur. Ne devrait-il pas être reconnaissant au mystérieux correspondant ?
          C’est la sagesse malicieuse du rabbin qui lui fait prendre conscience de la situation. « Les rabbins ont toujours une pièce pour mettre sur le trou », disait jadis son père. Les eaux amères ne donneront sans doute jamais la réponse attendue, mais elles apprennent à gérer le doute. Telle est la sagesse du rabbin : « Il y a des choses au soleil et d’autres à l’ombre. Il faut pouvoir l’accepter de peur d’être ébloui. » Le roman est tout entier imprégné de cette sagesse : accepter le monde tel qu’il nous est donné, avec ses incertitudes, avec ses laideurs et ses faiblesses, qui toutes portent en elles, si on les regarde bien, le germe du bonheur. Léopold, le voisin secrètement amoureux d’Esther, ne sait plus regarder sa femme. Clémentine était « une sorte d’éboulement de la féminité » ; Léopold, « le cœur abandonné comme une vielle chaussette », n’avait d’autre ressource que d’aller voir ailleurs. Lui aussi apprendra à regarder sa femme, comme Bram. La restauration de ce regard, du lien rompu avec l’autre, est la seule clé de l’apaisement et du bonheur. « Personne n’existe tout seul, Bram. Même pas Dieu. » Esther aussi peut avoir la sagesse d’un vieux rabbin…

Voir aussi : La femme de saint Pierre Loin des mosquées.

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Serge Doubrovsky, Un homme de passage, Grasset, 2011.

          « Mon but suprême est de faire participer autrui à ma vie » : ainsi Serge Doubrovsky, inventeur en 1977 du terme « autofiction », définit-il sa démarche au détour de son nouveau roman. Narcissisme ? Il s’en défend, mais plutôt une « demande d’amour » au lecteur inconnu qui, le cas échéant, lui répondra par un échange épistolaire. Ce n’est pas lui que l’on aime ou que l’on déteste : ce sont ses livres. Dans cette coïncidence entre auteur et livre, entre la vie et son récit, réside le principe même de l’autofiction, terme galvaudé depuis une quinzaine d’années pour désigner, à l’inverse, les logorrhées nombrilistes et les diarrhées diaristes. Rien de tel chez Serge Doubrovsky — même si, genre oblige, nous sommes consciencieusement informés de la variation dans le choix des toilettes selon qu’il pisse le matin, à midi ou le soir. Si l’autofiction a un sens, c’est dans cette construction littéraire, et scripturaire, du réel, au plus près de la réalité sans pour autant se confondre avec elle. L’écriture fragmentaire, l’éclatement des phrases par l’ellipse, la rareté de la ponctuation, l’usage des blancs typographiques, n’ont de sens que dans l’éclatement de la vie au gré de la mémoire. Plutôt qu’un récit solipsiste, nous lisons les « fragments d’un soi disparu », qui se moquent de la chronologie comme de la logique, et qui suivent au plus près le jeu des associations mémorielles et des émotions. Le fil narratif doit être trouvé dans les angoisses ou les stupéfactions. Rien de commun entre l’écroulement des Twin towers et la glaciation de la baie de l’Hudson, sinon le choc émotionnel, et le thème de la disparition sous-jacent au récit. Les « fragments d’un soi disparu » se ressentent concrètement dans la disparition du fleuve, des tours, de la ponctuation, des transitions, de la chronologie, de la logique interne du récit. Apparaît alors une unité profonde et invisible entre des événements éloignés dans le temps, entre le temps et l’espace, entre l’écriture et le récit.
          La plupart des thèmes évoqués au fil de ces fragments ressortissent à cette thématique. À soixante-dix-huit ans, l’auteur protagoniste renonce à l’enseignement ; la disparition d’un ami cher, la proximité de la mort, le déménagement constituent des échos fragmentaires de cette retraite dans un paysage et une écriture eux aussi marqués par la disparition. Nous retrouvons dans cette construction et dans cette écriture les techniques chères à l’auteur. Non sans agacement, parfois, devant la prolifération des jeux de mots qui font sens (« je disserte — maintenant déserte », « ma taille m’entaille »…). Mais avec gourmandise, aussi, lorsque le lecteur est invité à meubler par une gymnastique salutaire le grand appartement vide du discours. Prenons cette phrase elliptique jusqu’à l’ascèse : « Brusquement, si imprévue, inhabituel. Extraordinaire. » On pense d’abord à une faute d’orthographe, hypothèse vite écartée au nom du pacte de confiance entre lecteur, auteur et éditeur. On cherche en vain dans l’estuaire de l’Hudson, et au féminin, ce qui a provoqué cette surprise. La statue de la Liberté ? La disparition de la baie ? Avant de découvrir (peut-être ?) quelques lignes plus bas, une nappe de glace effectivement imprévue. Inhabituelle ? Certes, mais pourquoi au masculin ? Parce que le fait même, sans doute, est inhabituel. Et extraordinaire ? Les deux, mon général. En deux mots syntaxiquement incompatibles, Doubrovsky nous oblige à réinventer la lecture. C’était déjà le génie de Proust. Je ne puis assurer que ce plaisir subreptice se prolonge durant 550 pages, mais il faut souligner chaque miracle d’écriture, si minuscule soit-il.

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François Coupry, Où est le vrai Louis XVI, Alphée, 2011.

          Dans la galerie des glaces, à Versailles, se livre un curieux jeu de miroirs affrontés. La multiplication des couloirs dérobés et des cabinets secrets, qui donne l’impression que le monde est dédoublé, ou qu’il se réduit à d’un théâtre aux coulisses  plus vastes que la scène, invite à y inscrire des intrigues parallèles ou des doublures ignorées. Quelle doublure ? Celle de Louis XVI, bien sûr. Telle est la fonction de Patte-de-chat, un bâtard élevé pour prendre la place d’un roi trop balourd et sauver la royauté. Mais cet écervelé qui se prend au jeu des plaisirs et qui a mal écouté les leçons de son maître est aussitôt assorti d’une deuxième doublure, Œil-de-crabe, qui a (croit avoir ?) l’intelligence de la situation et qui prendra de sages décisions pour sauver la royauté. Il y réussirait peut-être, si un troisième sosie, Bec-de-Moineau, n’avait été élevé pour favoriser l’instauration d’une république et ne contrecarrait ses plans, aidé involontairement par Patte-de-chat, qui s’amuse autant à défaire qu’à régner, par Marie-Antoinette, ou son sosie (à moins qu’il n’y en ait deux ? ou trois ?), élevée à la cour autrichienne pour saper les bases de la monarchie française. Et par la cour, qui ne peut survivre qu’en se sabordant elle-même, sinon par un mystérieux Sauce (ou son frère, sinon son lointain descendant ?) qui semble tirer les ficelles dans l’ombre, mais dont on ne saura jamais s’il travaille pour la république ou la royauté. Un joueur d’échec, un mathématicien, un illusionniste ? À moins qu’il ne soit mort. Ou Dieu, cela revient au même. Et n’oublions pas, même s’il ne fait que passer, le Chinois Ti-Phang, qui invente l’avenir, et qui est sorti tout droit du chaudron magique de Frédérick Tristan…
          Pour simplifier la situation, les trois faux Louis racontent leurs souvenirs, qui dans un journal, qui dans un récit, qui dans des notes éparses, sans oublier le faux journal officiel du vrai Louis XVI, tenu par tous les trois. Avec la même écriture, bien entendu, pour tromper les graphologues modernes. Car nos trois ou quatre Louis assortis de nos trois ou quatre Marie-Antoinette trouvent également leur miroir dans un récit cadre où le lecteur, s’il le souhaite, pourra continuer le jeu des correspondances fallacieuses.
          Si cet étrange théâtre reste crédible, c’est parce qu’il est d’abord celui de la cour : le lever public du roi est effectivement une représentation qui se tient après le véritable lever ; son repas n’est qu’une mise en scène, et ses décisions ne sont qu’un scénario mis au point par ses ministres. Le procédé est mené jusqu’à l’absurde : particulièrement saugrenue, la fausse opération du prépuce qui ne prend pas même la peine d’abaisser la culotte du monarque. La cour est le lieu des rumeurs, et des vraies aux fausses, la limite est parfois difficile à situer. Les prêtres de Saintes font-ils goûter les hosties aux souris de peur d’être empoisonnés ? Se marie-t-on en noir à Sées ? Au fond, pourquoi pas ? Alors pourquoi les vaches n’auraient-elles pas trois cornes à Saint-Amand, et les ânes ne voleraient-ils pas à Gonfaron ? La preuve, c’est que leur tête apparaît au premier étage — qu’importe si la déclivité du terrain suffit à expliquer le phénomène ? Le résultat est là : nous ne connaissons le plus souvent le monde que par le récit qui nous en est fait.
          C’est dans la conduite de la politique française que ce jeu de miroirs est le plus curieux, avec un humour pince-sans-rire de la part des ministres, qui informent le roi que la décision qu’on lui fait prendre est certes la meilleurs, mais qu’il faut faire comme si ce n’était pas la meilleure. Mais lorsqu’on lui explique que la fuite de Varennes peut être racontée de trois manières différentes, que le peuple, selon la version, sera persuadé ou non avoir vu passer le roi, et que les conséquences pour celui-ci seront déterminantes, l’Histoire commence à grincer des dents.
          Que ressort-il de tout cela ? D’abord, et insistons là-dessus, un formidable plaisir de lecture, un récit d’une virtuosité époustouflante, auquel il faut s’abandonner comme à un flot impétueux — non pas la coulée de lave à laquelle on compare volontiers le flux romanesque, mais la Rivière Sauvage des parcs d’attraction, qui n’a de sauvage que le nom et la vigueur, un de ces torrents factices qui nous étourdissent mais dont on sait qu’ils nous mèneront à bon port. Mais quel port ? À l’arrivée, tout est changé.
          Derrière le plaisir du récit, il y a en effet une vision du monde, de la vie, de l’Histoire, qui inverse la relation entre la fiction et la réalité. C’est le récit, ici, qui crée le réel, le mythique qui sécrète l’événementiel, et non la réalité qui engendre le récit. Il suffit de faire courir le bruit qu’un congrès continental a réuni les délégués des colonies anglaises pour qu’un deuxième s’organise, bien réel, et soit à la base de l’indépendance américaine. « La réalité naît de rumeurs » : la thèse est ancienne dans l’œuvre de François Coupry, tant dans ses romans (comment ne pas songer au fabuleux Fils du concierge de l’opéra ?) que dans ses essais (Faust et Antigone). La primauté du réel sur la réalité, du récit sur l’événement, manifestant l’inépuisable réservoir de l’imaginaire par le canal de la fiction, est au cœur de la Nouvelle Fiction que le romancier met en œuvre depuis vingt ans.
          Le roman n’est pas un manifeste. Il repose avant tout sur ses personnages, le drame de jeunes gens qui découvrent les dessous des cartes, la doublure de la vie, et qui doivent vivre avec cet angoissant secret, se demandant sans cesse si ce qu’ils vivent est réel ou n’est qu’un jeu absurde. « Je crois que mon indifférence, qui demeurait un rempart entre le monde et moi, s’est muée en désintéressement, l’oubli du réel, son rejet », constate Patte-de-chat. Mais lorsqu’on lui annonce que l’on va organiser des révoltes à Grenoble, puis que l’on répète à Versailles, un certain 13 juillet, ce qui devra arriver à Paris le 14, il se rend compte que le jeu devient dangereux. Ce sont les personnages qui portent cet impressionnant roman. Le face à face de Patte-de-chat et de son miroir, le jour de la fuite de Varennes ; la découverte par Œil-de-crabe d’un amour pour sa femme qu’il ne parvenait pas à formuler depuis vingt-cinq ans ; le bandeau que Marie-Antoinette pose sur ses yeux pour échapper à la réalité, sont des moments forts du roman.
          Chacun des trois Louis a ainsi sa personnalité, qui semble des composantes du Louis historique tout en renvoyant à des caractères bien distincts : le sybarite qui profite du moment présent ; le « besogneux qui se tordit les mains à tenter de gouverner l’ingouvernable », l’anxieux calculateur qui se prend à son propre piège… Certes. Mais ce sont aussi les caractères de trois personnages récurrents dans les romans de François Coupry, Je, Toi et Nabucco, dont les trois Louis pourraient être l’ultime avatar. Nous voilà à nouveau pris au piège.
          Et le romancier ne s’y prend-il pas lui-même ? Derrière ce roi qui court après son pouvoir, n’essaie-t-il pas de nous parler d’autre chose, de l’impossibilité même de tout pouvoir ? De façon empirique, le premier faux Louis XVI va découvrir d’authentique préceptes de haute politique : « C’est cela, gouverner : ordonner ce que les conseillers désirent, afin de les gratifier et de s’assurer de leur fidélité. » Et le troisième découvre enfin qu’il n’aura été le roi que des blattes, qui n’ont nul général, nul chef, nul roi, mais qui forment une communauté « qui semble savoir où elle va dans l’improvisation errante de chaque instant. » Comme les auteurs, peut-être…

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Voir aussi : Les trois coups du cavalier chinois ; Les souterrains de l'Histoire; Zeus et la bêtise humaine; La femme future ; Le grand cirque du cavalier chinois, Le fou rire de Jésus, L'agonie de Gutenberg (1), L'agonie de Gutenberg (2).

Michel Host, Mémoires du Serpent, Hermann, 2011.

          Voilà quelques siècles, sinon quelques millénaires, que l’homme cherche la trace du paradis terrestre. Il ne peut être que là où règne encore l’innocence d’avant la chute, chez « ces gens à qui leur sagesse et leur naturel permettaient de rire plusieurs fois par jour et jusque tard dans la nuit sans en éprouver ni culpabilité ni remords. » Là où les demoiselles montrent leur corps sans plus chercher à l’exhiber qu’à le dissimuler, tant elles sont « d’un naturel simple et charmant. » Là où le whisky coule à flots, car, l’ignoriez-vous ? ce que le créateur inventa le septième jour, ce fut le premier bar en acajou. « Déjà je pensais à vous, mes bois-sans-soif, mes dipsomanes, mes poivrots, mes soûlographes, mes chères créatures… » Michel Host ne se l’est pas fait dire deux fois : à chaque chapitre de ce roman, qui en compte vingt-neuf, on ouvre une nouvelle bouteille de vin ou d’alcool.
          Ce créateur-là, bien entendu, c’est le serpent : il a décidé, au XIe siècle, de dicter ses mémoires à frère Paphnuce, frère convers de l’ordre de saint Zozime. Mémoires qu’un professeur à la retraite retrouve dans les ruines ensevelies d’un monastère écossais. Car, bien sûr, le paradis ne peut être que dans les Highlands. On n’y parle que le français, la langue originelle puisque la plus pure, et surtout pas cet anglais des bars internationaux qui, faut-il le dire, n’ont sans doute rien à voir avec la buvette paradisiaque.
          C’est peu dire qu’on s’amuse dans ce roman à la fois digne et parodique. Parodie de traité théologique, mais aussi de film d’aventure ou de roman érotique, ce livre ne se prend jamais au sérieux, même dans la plaisanterie. Mais digne, oui, car sans provocation. La sexualité est faite d’un immense respect et d’une infinie tendresse pour la femme ; les vins les plus fins, les whiskys tourbés les plus rares ne se débouchent que religieusement. Alcool et nudité sont dans le partage et dans le don, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Oui, c’est comme cela que les Pères de l’Église avaient vu le paradis…
          Et le roman, qui évolue à son rythme réjouissant, peut se charger de poésie à l’apparition de la femme (mais était-ce à l’aube des temps, au XIe siècle, au XXIe ?), ou aux multiples tentatives pour insuffler l’âme aux nouvelles créatures de glaise. Poésie teintée d’amertume, car si le paradis est l’innocence, l’homme ne peut que le saccager — et non avec cette vieillerie de pomme et de péché originel. « Le fond est criminel ! c’est indéniable », car il a été conçu et élevé dans l’épouvante. Les bons petits diables (à commencer par Cornélius Farouk) auront beau y faire : le paradis sera récupéré par un dieu sans scrupule, l’éternel absent du roman biblique. Alors, il n’y plus qu’à faire la fête, monstrueusement, jusqu’à tout confondre à nouveau dans une innocence artificielle.

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Voir aussi : Zone blanche, L'amazone boréale. Le petit chat de neige. Lysistrata, Ploutos, Une vraie jeune fille, L'êtrécrivain. Le trouvère du vent.