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Lectures récentes - 2013

Chantal Thomas, L'échange des princesses, Seuil.

Thomas          Le pouvoir, vu du côté des hommes : être roi de France, ou même Régent, comme Philippe d'Orléans, ma foi, c'est un métier plutôt agréable, que l'on aimerait transmettre à son fils. Mais voilà : à sa majorité, Louis XV prendra le pouvoir qui lui revient. D'où l'idée de génie : si on le mariait à une princesse impubère, comme l'infante espagnole ? Le roi est de santé fragile, si la reine de quatre ans doit attendre dix ans pour engendrer un héritier, il y a de bonnes chances pour que le fils du Régent règne un jour... Par la même occasion, sa fille pourrait épouser l'infant d'Espagne et devenir reine à son tour. Coup double...
          Le pouvoir, vu du côté des femmes. Les deux princesses sont des marchandises que l'on s'échange, en 1721, comme un paquet de linge blanc, et que l'on rendra, quatre ans plus tard, comme un tas de linge sale, lorsque les politiques auront changé. Pour l'infante accueillie à Versailles, c'est le rêve. Pour Mlle de Montpensier, c'est "l'entrée dans le règne du désastre". Pour fêter dignement l'une, on multiplie les fêtes ; pour l'autre, un autodafé de bienvenue, où l'on rôtit quelques hérétiques, dont onze femmes, précise galamment le fiancé — "est-ce une attention spéciale pour sa féminité ?" Si l'odeur se confond avec celle de la viande grillée dévorée en famille, cela rappelle que l'Escurial, fondé pour commémorer une victoire... contre les Français, ses compatriotes, et pour servir de panthéon royal (donc sa future tombe !), a adopté dans son plan la forme d'un gril en l'honneur du martyre de saint Laurent... Ambiance.
          Le roman évoque en parallèle la courte vie royale des deux princesses prisonnières des politiques familiales. Des scènes à l'ironie dévastatrice, ou à l'émotion touchante, dont les femmes sortent meurtries, et les hommes écœurés. Car il n'est pas mieux loti, ce Régent boursouflé qui ignore l'histoire de son pays et rêve de régner sous le nom de Philippe II, ou ce Philippe V d'Espagne qui finit par abdiquer avant de devoir remonter sur le trône à la mort de son fils. Le goût de cendre que parfois laisse l'Histoire se révèle plus intensément encore dans un roman.  


François Coupry, Le grand cirque du cavalier chinois, dessins de Cyril Delmote, éd. Pascal Galodé, 2013.
Coupry
          « C’est fou combien il peut y voir de secrets sous le matelas des enfants sages. » Sous celui d’Italo, le narrateur, il n’y en a pourtant que sept, sept secrets, sept dessins, et les sept récits qui les expliquent, consignés dans un carnet rouge, comme la couverture du livre que vous tenez en main. Ces secrets sont les vôtres. D’ailleurs, on vous a prévenus : Italo n’est qu’un « passeur », les contes ne sont pas pour lui, ils ne prennent sens que par et pour le lecteur qui les passera à son tour. Le livre rouge n’est que la poupée extérieure d’une complexe matriochka. Sous son enveloppe, nous suivons la vie du petit Italo, fils de riches épiciers d’Hyères, de son enfance à son prix Nobel de physique, en 2018. Mais sous celle-ci, nous apprenons à connaître ses ancêtres, qu’il porte en lui, dans les couloirs bruyants de sa cervelle, et qui lui apparaissent, de temps en temps, sous forme de spectres grotesques, de morts plus ou moins décomposés, de baudruche peu ragoutante ou de serpent filiforme. Ils racontent l’histoire d’un cirque familial et improbable, dans lequel ils rencontrent, de siècle en siècle depuis Charlemagne, le même personnage étrange, un cavalier chinois, Mao Ti, qui, bien entendu, leur raconte les fameuses histoires. À peine s’est-on accoutumé à ces récits gigognes que le temps bêtement chronologique se met à se mélanger les pinceaux, jetant des passerelles entre le passé (les ancêtres), le présent (Italo) et l’éternel (Mao Ti), sinon le futur (François Coupry). Car tout cela est en nous et répond à la logique digressive de la mémoire et de l’intuition plus qu’à la raison discursive. De même que les sept dessins remis à Italo (et qui bien sûr sont huit) font partie intégrante du récit plus qu’ils l’illustrent ou l’inspirent. Car les dessins de Cyril Delmote ont précédé l’écriture, mais l’œuvre de François Coupry comportait déjà des « contes du cavalier chinois » en parfaite harmonie avec ceux nés des illustrations. Ne rouvrons donc pas le débat de l’œuf et de la poule…
          Alors que nous racontent-ils, ces contes paradoxaux qui ne nous sont pas plus destinés qu’à leur narrateur, puisqu’il nous appartient aussi de les transmettre ? N’essayons pas de les résumer, disons simplement qu’il y passe la moitié d’un ver de terre, un pantin devenu conseiller de l’empereur, un arbre ramenant son fils du monde des morts, un demi siamois qui ne peut prononcer que la moitié de ses mots, des mères tueuses dupées par une sirène monstrueuse, un troll cherchant sa langue dans la bouche des autres troll, le tout semblant raconter une histoire initiatique dans laquelle Italo cherche en vain à se reconnaître. L’unité vient du ton et des thèmes de ces histoires. La plupart nous parlent de quêtes, de voyages, d’une volonté opiniâtre d’aller jusqu’au bout de son destin, malgré les obstacles et le découragement. Le ver de terre qui doit retrouver sa femme, le pantin clopinant d’une jambe jusqu’à sa tombe, les mères montées sur leurs échasses pour poursuivre les fils enfuis, le jeune homme emmenant son arbre préféré vers le cimetière des arbres doivent surmonter des épreuves ou des dangers terrifiants, ce qui donne à ces contes loufoques un vernis initiatique dans lequel se laisse prendre Italo. Par un paradoxe cher à François Coupry, cette thématique de l’errance n’est pas incompatible avec l’impression d’un monde clos, hermétique, symbolisé par la Cité Interdite de Pékin, d’où les mandarins ni les empereurs ne peuvent s’échapper. Car le véritable voyage est intérieur, ou imaginaire. Un des plus beaux contes, « La vie déjà écrite », emmène son protagoniste à la conquête de la Turquie, de New York ou de la Terre Sainte par le seul effet d’un agenda où sa vie a été notée à l’avance. Comme jadis le fils du concierge de l’opéra, pour qui on avait mis en scène le monde, la vie est un grand cirque que l’on ne parcourt que de l’intérieur. Un monde muable, sans cesse mouvant, où les personnages changent brusquement d’identité, où s’ouvrent des chausse-trapes qui révèlent des labyrinthes insoupçonnés. Une organisation complexe, mais servie par une incroyable puissance évocatrice, visionnaire, qui culmine dans le fabuleux pèlerinage vers le cimetière des arbres morts, que l’on aurait bien vu filmé par Ingmar Bergman.
          Au-delà du paradoxe assumé et de son effet burlesque, la rupture des conventions spatiales et temporelles du récit est riche de sens. Les images reviennent sans cesse sur l’importance de la vacuité, de l’inconscience, pour parvenir à une réalité ou à une conscience supérieures. C’est la queue, et non la tête du ver de terre coupé en deux qui accomplira sa quête. Le monde est gouverné par un pantin à la tête creuse et la mort, par un siamois dont le visage n’est qu’une béance. Dieu n’est peut-être qu’une ânesse morte et la vérité sort de la bouche cousue d’une poupée. Rester sur place pour mieux marcher, ne rien penser pour mieux décider, créer des fictions pour mieux décrire le monde : telle est la logique du conte, qui, pour dépasser « les catégories des jugements humains », se réfugie dans « les erreurs de raison ». Mais telle est aussi la logique de la physique quantique, qui procurera son prix Nobel à Italo ! Alors peut-être, nous aussi, trouverons-nous notre « origine mythique » dans les personnages les plus invraisemblables, comme la vérité de l’âme, parfois, se cache derrière les masques. Et nous pourrons conclure, dans notre quête de la lumière : « La nuit devint encore plus noire, et encore plus éveillée, encore plus lucide. »

Voir aussi : Zeus et la bêtise humaine; Les trois coups du cavalier chinois ; Les souterrains de l'Histoire; Où est le vrai Louis XVI ?; La femme future, Le fou rire de Jésus, L'agonie de Gutenberg (1), L'agonie de Gutenberg (2).

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Pierre Dhainaut, Rudiments de lumière, Arfuyen, 2013.
Dhainaut
          « Il m’a toujours paru arbitraire de décider seul d’écrire un poème » : on sait depuis Valéry que la poésie ne peut exister que par cette nécessité intérieure qui donne chair à la Beauté. Aucun poète ne peut décider que la marquise sortira ou non à cinq heures. Ici, les mots décident seuls, ceux que la nuit laisse au réveil « comme au reflux la mer sur le rivage des algues ruisselantes ». Mais ces mots n’arrivent pas au hasard. Il faut une vie pour les rouler dans le flot de la mémoire, les polir, les laver de leur sens galvaudé : « seul un usage distrait ou avare des mots les a rendus impuissants à se libérer de leurs définitions comme de leurs fonctions trop strictes dans la phrase. » En cela, ce recueil qui couronne plus de quarante ans de publications est une nécessité. La poésie de Pierre Dhainaut est passée par le surréalisme (Bulletin d’enneigement), par une interrogation de l’écriture et du souffle qui la porte (Jour contre jour), il a trouvé dans l’évocation des paysages du Nord ou des Alpes, dans la communion presque sacrée avec le vent, avec la mer, un rythme apaisé et la sérénité d’une présence au monde (Le don des souffles, Prières errantes…).
          La poésie de Pierre Dhainaut part du souffle, de la gorge, du cri qui se fraie un passage dans les orgues du corps. « On ne maintient l’espoir que dans un cri », professe-t-il, interrogeant celui des enfants qui souffrent, celui de l’insomnie ou de la maladie. Mais il sait aussi « surprendre ce murmure que l’herbe adresse à la terre augurale » : lorsque le corps abdique, « les bras réduits aux bras », lorsqu’il ne peut plus porter un peu plus loin l’exaltation, l’espoir ou la révolte, il ne sert plus à rien de s’opposer à l’inéluctable : « le souffle va conclure ».
          Alors, il ne reste plus que des images, celle du feu allumé par des enfants avec quelques brindilles pour conjurer la nuit, il ne reste que le regard, « le regard jeune », et le mot, qui, comme un silex, va rallumer le monde. « Le nom “flamme”, redis-le / jusqu’à en faire une poignée de sel / jeté sur les flammes qui fusent ». Et le miracle peut avoir lieu. La vie se ranime dans le rythme du vers, et à nouveau « les soirs sont des matins », ils ont vaincu les nuits, « les nuits trop longues désormais ». Dans une courte suite qui « salue la lumière » avant même d’écarter les rideaux, le poète chante un lumineux « Avril perpétuel de l’âme », formidable leçon de vie dans l’écoute du monde, de soi et des autres.

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Françoise Henry, Sans garde-fou, Grasset, 2013.
Henry
          Sans garde-fou, au sens plein du terme : comment s'occuper d'un locataire qui n'a pas toute sa raison, quand on n'a pas la formation requise ? L'excuse revient périodiquement : nous ne sommes pas médecins. Car la question complémentaire sous-tend également le roman : peut-on l'abandonner à son sort ? Tout le long de courtes scènes, de dialogues insensés, le récit hésite entre ces deux questions. Bien sûr, il faut aider le voisin psychologiquement instable, lui parler, le nourrir, l'inciter à plus d'hygiène, lui laisser utiliser le téléphone...
          Mais la moindre concession, le moindre service engagent au-delà de ce qu'on souhaiterait, de ce que l'on peut donner. Alors, on se confit dans une culpabilité collective, dans une mauvaise conscience diffuse, on parle (ou on écrit) comme si l'on comparaissait à la barre d'un tribunal où l'on aurait à rendre compte de la disparition du locataire intempestif. Après tout, on n'est jamais que des « voisins de hasard »... Certes, mais « nous ne pouvions quand même pas laisser quelqu'un mourir de faim à côté de nous ?... Si ?... Non ? » Deux petits mots qui en disent long.
          La frontière entre normalité et folie commence alors à se brouiller. La présence d'André, le demi-fou, est en soi normale, puisqu'il occupe, dans l'HLM, un studio réservé aux personnes handicapées mentales légères. Mais la normalité atteint ses limites avec l'exaspération. « Est-ce que la folie est contagieuse ? » finit par demander la narratrice. Et tout au bout de l'exaspération, lorsque le demi-fou finit par devenir agressif, lorsqu'on commence à craindre qu'il fasse sauter l'immeuble, il y a la phrase qui tue, celle qui ressuscite la barbarie au fond de nous : « On ne peut plus s'attendrir sur lui. Nature fait bien les choses : pas de pardon pour les faibles. »
          Le roman est une lente déchéance, à la fois dans la vie du locataire et dans le degré de compassion supportable par ses voisins. Comment en est-on venu là ? Comment en est-il venu là ? Est-ce la perte de son emploi qui a tout déclenché, ou la mort de son père, à moins que ce ne soit la coupure de la ligne téléphonique ? Ou, plus loin, une tape malencontreuse d'un professeur de collège ? Et qu'est-ce qui, chez les voisins pourtant prêts à le secourir, finit par les enfermer dans leur égoïsme ? L'entendre hurler toute la nuit quand on travaille le lendemain ? Se voir réclamer un coup de téléphone toutes les cinq minutes ? Se faire demander en mariage parce qu'on lui a laissé prendre sa main ? Alors, quand il finit par disparaître, on s'inquiète, on le cherche, on espère que ce n'est pas lui qui s'est fait assassiner cet nuit-là... Mais on sent quand même un certain soulagement. Ces petites scènes finissent par former une grande mosaïque, ou un tableau pointilliste dont les lignes s'estompent, et d'où il ne reste qu'une grande impression de gâchis.

Voir aussi : Le drapeau de Picasso, Plusieurs mois d'avril, Juste avant l'hiver
, Jamais le droit de crier. Loin du soleil. N'oubliez pas Marcelle.

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Werner Lambersy, L'assèchement du Zuiderzee, Rhubarbe, 2013.
Lambersy
          Zuiderzee : une province hollandaise gagnée sur la mer. Ni tout à fait eau, ni tout à fait terre. Entre ces deux infinis, l'océan et le continent, il n'y a plus une frontière, mais un no mans land, un grand vide qui n'appartient ni à l'un ni à l'autre, ni aux deux. Un pays qui appartient au temps, et au poète. Sa grandeur symbolique est assumée : « Zuiderzee repris / À la mer / Et le temps / Pris sur l'éternel ». Et le poème lui aussi est pris sur l'éternel, comme ces polders gagnés de haute lutte : l'un serait au langage ce que les autres sont au continent. Là s'étendent les champs ignorés de l'homme, « Et la pâture des paroles / Sous le niveau / de la mer. »
          Bien sûr, il y a toujours une frontière, mais elle est déplacée, rejetée dans l'inaccessible. La seule frontière que l'âme accepte quand elle a brouté la pâture des mots inouïs, c'est l'horizon, tendu comme un gant de cuir sur lequel se pose l'épervier du soleil. Les grands souffles de la poésie, de l'amour, du sexe, mais aussi des alcools complices s'envolent à sa suite vers le large.
          Dans ces pâturages qui n'existent que par la main de l'homme, le poète évoque le vide, l'espace, l'abandon, le grand néant mystique qui n'est pas celui de la mort, mais d'une paradoxale plénitude, « quand l'invisible au visible / Se mêle / Et qu'il bascule / Ses millésimes hors d'âge / Dans l'élégante carafe fine / De la lumière ». Il s'incline « devant/ L'impénétrable / Et pur événement du paysage », qui le traverse de part en part. Il y a une grande sensualité dans l'évocation de ces paysages, qui parlent à tous les sens. On y goûte « le sucre du jour dans la tasse de l'espace ». Mais on y goûte surtout le jus des mots, qui roulent comme des fruits sous la dent, mots rares ou précis, rapprochements gourmands, qui nous laissent dans la bouche « une boulimie / De radicelles d'oyat ». Et qui nous font connaître « le goût de la / Simple beauté / Du jour », sans lequel l'homme n'a plus qu'à mourir.
          Mais sous le niveau de la mer, dans l'horreur de l'indicible, il y a aussi les hommes, les crimes des hommes, « chasseurs d'étoiles / Jaunes » aux gibecières sanglantes. Il y a l'homme, qui « a pris beaucoup de / Place / Avec la tombe dont / Il reste seul à / S'occuper ». Autre indicible, autre innommable devant lequel le poème à nouveau se tait. Et si la mer parvient à tout laver, jusqu'aux peaux mortes de l'âme, c'est peut-être parce que, devant tout ce qui menace la pureté du néant, elle a fini par reprendre ses droits.

Voir aussi : Parfum d'Apocalypse, Journal par-dessus bord, Cupra Marittima, Achille Island Note Book, A l'ombre du bonzaïLe mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes,  La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus, Au pied du vent, Le grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boite. Portraits de l'œil. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.


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Pierrette Fleutiaux, Loli le temps venu, Odile Jacob, 2013.
Fleutiaux
          Une grand-mère romancière ne peut-elle parler de sa petite-fille sans tomber dans ces clichés « qui parsèment les chansons, les bavardages radiophoniques, les romans hâtifs » ? Pierrette Fleutiaux les assume, et assume crânement la filiation la plus évidente (jusqu'à devenir le cliché du genre !) : l'art d'être grand-père... Seuls les poètes ont l'audace de l'évidence, souligne-t-elle, et cela les dédouane du cliché. Victor Hugo arrive très vite à la rescousse : « Je puise réconfort dans son audace ».
          Et il y a de quoi s'inquiéter ! La styliste, succomber au cliché ? La grand-mère intellectuelle ne se servirait plus de son cerveau, cette merveille de la technologie, rétréci jusqu'aux pensées minuscules : « Soyons sincère :  je m'en fiche totalement »... C'est que tout, soudain, doit se recentrer autour de la figure nouvelle. « Tous les romans m'ennuient, ils ne parlent pas de toi », avoue cette grande lectrice. Le quotidien est revu en fonction de l'enfant, des pièges qu'il faut éviter, des difficultés qu'il suscite. Le métro, ce sont les escaliers, redoutables pour les poussettes. Dans une exposition de photos sur les prisons pour femmes, on ne remarquera que la présence d'un couffin. Et l'univers entier s'illumine sous ce nouveau filtre : « Le monde est adorable et désirable parce qu'il peut être offrande à Loli. » Du quotidien, on passe finalement au sacré, qui se révèle comme si un rideau s'ouvrait. Eh bien oui : comme toute petite-fille, Loli est le centre du monde. Et alors ?
          Voilà pour la bravade. Mais Pierrette Fleutiaux a d'autres astuces pour échapper aux clichés en ayant l'air d'y succomber. Belle trouvaille initiale : elle commence par s'adresser à une petite-fille du futur, qui viendrait des temps lointains, après l'extinction du soleil. Bouleversement intérieur presque indicible, que cette « petite-fille du bout de millions d'années ». Merveilleuse trouvaille, surtout, car devant quelqu'un qui vient d'un autre temps, il faut expliquer le monde, bien plus encore qu'à un enfant qui naît. Comment lui parler, lui apprendre tout ce que nous sommes, y compris la différence des sexes, puisque peut-être, dans son temps, ceux-ci auront disparu ? Il y a dans cette fiction significative à la fois l'impression que les enfants viennent d'une autre planète et en même temps, dans certains regards immémoriaux, l'impression qu'ils savent de toute éternité des choses intraduisibles en langage humain.
          Par ailleurs, face au dernier rejeton de la famille, n'a-t-on pas le sentiment qu'on le connaît depuis toujours ? Il véhicule inconsciemment des images venues d'un passé lointain : son petit dos rappelle le dos de la grand-mère, qu'il avait fallu masser. L'enfant est à la rencontre du passé et du futur, de la petite-fille d'après l'extinction du soleil à celle qui fait souche depuis le big-bang. S'adresser à elle balaie l'éternité.
          Et pour l'écrivain qui a malgré tout mauvaise conscience de s'attarder à ce thème rebattu, l'enfant du bout du temps dédouane des clichés, car aucun mot de la langue ne convient. Il faut réinventer un langage à grand renfort de banalités, et la « livrée usée » de la langue devient un somptueux vêtement. Sa présence fragile réveille des peurs étranges : les quatre milliards d'années qui restent à vivre au soleil semblent du coup très courtes dès qu'on se projette dans le futur ! Mais le monde passé, l'art, la religion se réinventent aussi sous cet éclairage nouveau : les rois mages avec leurs cadeaux prennent sens devant le nouveau-né, les angelots baroques dédouanent des comportements bêtifiants, la religion chrétienne, qui a mis le nouveau-né au centre de la vie, prend une autre dimension... En parlant à l'enfant, on apprend sa logique, et l'on échappe par là au cartésianisme adulte : une scène touchante nous montre comment le simple fait de classer des matriochkas impose de s'ouvrir à une logique symbolique. Logique de l'enfance, mais aussi logique par l'enfance : les tableaux classiques sont revisités en fonction du regard que les peintres ont porté sur l'enfance, et l'histoire de l'art se réinvente autour de celle qui est devenue le centre du monde.
          Ce choc du passé et du futur confère une tension au récit, qu'il empêche de tomber dans la mièvrerie. Mais l'artifice ne dure que quelques pages, avant de reparaître à la fin du roman. Entre les deux, une construction originale assure l'intérêt du lecteur. La grand-mère romancière se concentre sur les mots, qui servent de tremplins à la réflexion. En début de chapitre, ils posent un monde nouveau dans leur nudité, car il faut apprendre à la fillette le monde qu'ils désignent : smartphone, récompense, donner... Le monde à voir est d'abord un monde à dire, et lorsque la petite-fille d'aujourd'hui sera « entrée dans la parole » et aura apprivoisé à son tour les mots, la petite-fille du bout du temps pourra s'éloigner : elle aura rempli sa mission.

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TaillandierFanny Taillandier, Les confessions d'un monstre, Flammarion, 2013.

     "Quand j'avais vingt ans, personne n'aurait dit de moi que j'étais un monstre, et pourtant j'étais monstrueux." Etre monstrueux, n'est-ce pas, tout simplement, être comme les autres quand tout le monde triche ? Le narrateur de ce premier roman, issu d'une excellente famille, monstrueux à force de normalité et de réussite, prend tout à coup conscience de la fiction dans laquelle il vit. C'est le jour où il fête son premier CDI que tout bascule — il faut dire que c'est un certain 11 novembre 2001... Il s'aperçoit alors que tout sonne faux autour de lui. La famille, le travail, les amis. Tout se ressemble, au point de ressembler à un modèle idéal. Il n'y a plus de ville, de campagne, de banlieue, d'entreprise : les noms propres, qui identifient les lieux, s'effacent derrière le mot générique. Il habite à Banlieue, une ancienne Rus, sort à City, travaille à Firme. Il paie par carte bleue, mange comme un ogre, baise comme un dieu. Il porte bien le costume. Il fait partie du monde bien propre, bien poli, avec "un grand sourire plein de dents parallèles". Monstrueux, vous dis-je...
          Ce sont les mots qui l'ont trahi, le jour où il se rend compte qu'il vit dans un récit — un "telling", pour reprendre le mot à la mode. Ses collègues le trouvent "super", "un partenaire en or". Ses amies aiment "s'éclater" avec lui dans "un cadre de liberté et de confiance mutuelle". Tout cela dégouline de clichés répugnants. "Moi je lui faisais confiance", témoigne un collègue à son procès, "C'était pathétique, songe l'accusé, j'aurais vraiment mieux fait de la tuer."
          Car c'est ce qu'il finit par faire : tuer, comme un monstre, puisqu'il est un monstre de vouloir sortir de tout cela, de cette réalité visqueuse. Les avocats et les juges ne s'y trompent pas. Son défenseur, commis d'office, cherche à mettre des mots classiques sur son crime. "On applique un filtre sur un objet et l'on déclare que ce que l'on voit à travers le filtre est ce qu'il y a à en retenir." C'est rassurant, car cela désamorce la réalité. Quant au juge, face à la vérité brutale, il tente de minimiser : "Il s'accrochait désespérément à cette mince idée que je mentais, que j'étais moi-même une fiction." Le procès, qui aurait dû mettre au jour la violence crue et nue, n'est lui-même qu'une fiction, comme la prison, où les criminels se prennent pour des criminels.
          Qui tue-t-il ? Qu'importe, un peu tout le monde : un passant, un adolescent, une petite amie, un grand amour, ses parents... Personne, peut-être. Car à la fin du roman, l'explication de la folie pointe son nez, ce qui affaiblit quelque peu, à mon sens, la force de l'évocation. On peut aussi regretter, parfois, une volonté explicative inutile. Mais on appréciera la patte de la jeune romancière, son art de brosser un portrait en deux notations ("à la façon dont elle m'avait dit qu'elle avait vingt et un an, j'avais compris qu'elle en avait seize... Sans doute, elle portait un string et buvait du cacao le matin"). Mais son art n'est pas celui du miniaturiste. Elle a l'ampleur du fresquiste pour évoquer le Tueur absolu, issu du fond des âges à travers un grand-père mort à la guerre de 1914 et qui donne au narrateur une grandeur épique. Tout cela donne envie de lire bientôt un deuxième roman...


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Sandrine Vermot-Desroches, Les Wagons du Jardin, Rhubarbe, 2013.
Vermot
          "C'est ainsi. Personne ne peut changer l'ordre des choses" : triste constat de Josiane, la protagoniste de ce premier roman, trop vite résignée à son sort de femme de ménage et à un passé enfoui, qui l'obsède et la terrorise, symbolisé par le couteau caché dans le tiroir de sa cuisine. À cinquante-quatre ans, que pourrait-elle encore espérer ? Il faut toute la persuasion de Lucien pour qu'elle accepte de retrouver ses connaissances des plantes et de confectionner des baumes efficaces. Un simple geste suffit à changer sa vie. Un amour inopiné, un emploi salarié à la pharmacie : pouvait-elle encore y songer ? La lecture d'un cahier perdu par une voisine, et qui l'initie aux combats des femmes à travers les âges, lui donne aussi le courage de se battre, et, au-delà, un autre but, celui d'aider les autres. La rencontre d'une Américaine à qui tout semble avoir été donné, fascinante et agaçante, qu'elle rebaptise "la Déesse de Babylone", lui donne l'impulsion nécessaire. Trois rencontres de hasard, qui la sortent lentement de la résignation. La femme de ménage peut enfin faire le ménage dans sa vie, et se "purifier l'âme et le corps".
          Lorsque le bateau est à flot, il n'a plus besoin des tins qui le maintenaient sur le chantier. Ceux qui l'ont mise en marche s'en iront, pour des raisons différentes, fidèles à leur propre parcours, déçues par la vie, ou après avoir trahi la confiance de Josiane. Qu'importe : elle a désormais un but, et une association pour le porter. Surtout, dernier et paradoxal cadeau de celui en qui elle avait mis sa confiance, elle a osé retrouver en elle la raison de sa vieille culpabilité et dépasser l'échec de son enfance. S'il peut y avoir un nouveau départ quand on a dépassé le milieu de la vie, c'est parce que l'espoir n'est jamais totalement éteint en nous.

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Patricia Castex-Menier, Passage avec des voix, le Chant du Cygne, 2013.
Castex Menier
        Certain lieux sont propices au sacré. Ceux « dont la beauté excéderait jusqu'à celle de [leur] nom ». Delphes est de ceux-là, qui saisit le poète dans son corps soudain débordé. Ce qui naît alors le dépasse. Celle qui dit s'être contentée, jusqu'ici, de la « parole pusillanime », celle des petits dieux des portes, rencontre alors le dieu à la bouche d'or, Hermès, celui qui fait « monter le chant depuis le ventre », qui lui fait « gravir les escarpements du souffle ». Qu'un poète parle de poésie, quoi de plus normal ? Mais ce qui diffère ici, c'est que l'ensemble de l'aventure humaine est convoquée en un très court recueil, quarante poèmes, apaisés et brûlants. Tous les chemins mènent à Delphes, à la poésie majeure. Ceux de l'amour, ceux de l'écriture, ceux de la culture, ceux du corps, ceux des morts – ceux tout simplement, de la présence au monde. Chemins de surprise et d'étonnement, car « chaque début de jour, à sa façon, est une offrande venue de loin ». Chemin d'une fatalité à laquelle nulle n'échappe, pas même le poète, puisque Hermès, dieu de la poésie, est aussi celui qui guide les morts. Alors, l'amour, l'écriture, les souvenirs lointains se mêleront définitivement « dans la cendre des voix ».
        Il n'y a pas de tragédie, de grand effets, de déchirements. Tout ceci se glisse en creux entre l'entrée du chœur (parodos) et sa sortie (exodos). Celle qui rappelle qu'elle a souvent sacrifié aux dieux des portes n'entend pas chausser les cothurnes : la tragédie naît en nous de son absence dans le poème, de la gravité du ton, de l'évidence de la parole. Elle n'en est que plus forte.

Voir aussi X fois la nuit, Bouge tranquille, Suites et fugues, Le dernier mot, Soleil sonore, Adresses au passant, Al-Andalus, Chroniques incertaines. L’instinct du tournesol. Cargo. Accoster le jour. Havres.

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Sylvie Germain, Petites scènes capitales, Albin Michel, 2013.
Germain
    Un vieux roi, qui vit seul dans un palais en ruine, se raconte des histoires pour tromper sa mélancolie, tantôt tristes et tantôt drôles, et recueille dans une théière d'argent les larmes qu'elles lui ont tirées. Puis il boit son thé de larmes jusqu'à ce qu'une croûte de sel se forme sur son cœur. Le conte du roi Bilboc, Premier et Dernier du Nom, qui émeut tant la petite Lili dont Sylvie Germain nous raconte l'enfance et la jeunesse, résume bien l'esprit du roman. Des scènes qui se succèdent, tantôt drôles, tantôt nostalgiques, et qui finissent par constituer une histoire. Une histoire au goût de madeleine trempée dans une tasse de thé. "C'est bref, ce n'est presque rien, et pourtant cela reste planté comme un clou d'or dans sa mémoire : le goût d'une tasse de thé noir, brûlant, bu au retour d'une promenade en montagne." Ce sont ces instants, souvent, qui constituent la trame sur laquelle on brode la vie.
        Des instantanés, une bouchée de pomme offerte par un garçon, ou l'apparition d'un exhibitionniste qui effraie la fillette, persuadé qu'il perd un bout de ses intestins, et qu'elle finit par surnommer "sort-boyaux". Mais surtout des scènes capitales, accidents, naissance d'un enfant monstrueux... Ou décès, trop de morts pour une enfance : la mère, perte originelle, une demi-sœur, le premier garçon aimé, le chien aux regard presque humain, et, en dernier, le père. Mère, père : la boucle est bouclée. Car c'est autour du père que se construit le roman. Le père qui semble ne pas l'aimer, qu'elle a peur de décevoir, qui a été jusqu'à la débaptiser, la surnommer Liliane quand sa mère l'avait appelée Barbara. Un détail ? Capital, on le découvrira.
       Si ces petites scènes rythment le récit comme un fil de trame, le fil de chaîne en serait le rapport au langage. Réflexion constante dans l'œuvre de Sylvie Germain, et qui revient dans ce récit chaque fois que la fillette est confrontée à un événement majeur. Une incapacité à dire le monde qui remonte à la scène capitale entre toutes : une prise de conscience subite et inexpliquée, à neuf ans, une "cassure", un "doux remuement sensoriel" qui lui révèle l'éternelle question sans réponse : avant, j'étais où ? Et pourquoi suis-je là ? La question sans réponse lui fait découvrir le silence, l'impossibilité de trouver les mots pour traduire l'indicible, et, quand bien même ils existeraient, l'impossibilité de le communiquer. Le thème revient comme un leitmotiv : "elle ne dispose pas davantage de mots pour questionner la mort" — face à la débâcle de la famille, elle n'arrive pas à crier sa détresse — devant un soupçon tragique, "les mots s'étranglent dans sa gorge" —face à sa première amie, elle ne parvient pas à exprimer le trop-plein de son âme... "Elle vit dans l'effroi des mots, de leur magie, de leur puissance incontrôlable." Deux ultimes scènes vraiment capitales la délivreront. L'une émouvante et l'autre grotesque, comme les larmes de tristesse et de joie du roi Bilboc : le long monologue devant son père mort, et une folle improvisation des passagers d'un train, qui lui tirera des cris de grèbe huppé ! C'est alors qu'on s'aperçoit  que ce roman, qui semble rebondir de scène en scène au fil des souvenirs, est en fait magistralement structuré.

Voir aussi : Rendez-vous nomades.

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Olivier Bleys, Concerto pour la main morte, Albin Michel, 2013.
Bleys
       "Il n'y a que deux façons de passer le temps, ici. C'est l'alcool et les histoires." Ici, c'est Mourava, un trou perdu en Sibérie centrale. L'alcool, Vladimir veut s'en passer ; les histoires, il n'y en a guère à raconter. Alors, il rêve de partir, au moins pour la ville la plus proche, Krasnoïarsk. Mais pour prendre le bateau, il faut de l'argent. Et Vladimir n'en a pas. Son délire, à lui, est d'accumuler tous les déchets, tous les rebuts, les sacs en plastique abandonnés, au point d'être surnommé l'éboueur. Or, un jour, un étranger débarque avec de l'argent et... un piano. Il prend pension chez Vladimir, qui voit renaître ses rêves de départ.
       Colin n'est pas un pianiste raté, c'est un bon technicien sans génie, et affecté d'une timidité paralysante qui l'a toujours empêché de faire carrière. Et, surtout, une de ses mains refuse de lui obéir dès qu'il attaque le deuxième concerto de Rachmaninov. Pourquoi ? Mystère. C'est dans l'espoir de guérir cette curieuse affection qu'il est venu s'enterrer en Sibérie pour préparer un concert.
       Sur cette mince trame, Olivier Bleys a construit une fable plaisante et optimiste, qui nous rappelle que les rêves ne sont jamais perdus, tant qu'on continue à y croire. "S'il s'en croit capable, c'est probablement qu'il l'est", résume un des personnages. L'entraînement ne suffira pas, ni les pommades répugnantes de la rebouteuse. Alors, un personnage étrange, astronaute devenu ermite et passionné d'hypotisme, va conduire Colin dans ses vies antérieures,jusqu'à ce qu'il comprenne pourquoi sa main est morte.
        Une fable repose sur des personnages simples, à la limite de la caricature, attachants par leur bonhomie ou révoltants par leurs obsessions. Le cousin ivrogne invétéré ; l'ermite trop sage ; la mère torturant son gamin pour qu'il devienne un pianiste prodige ; l'éboueur au parler truculent ("Ma barbe est plus propre que le con qui t'a vomi sur terre !", "je festonnerai mon toit avec ses tripes !"),  mais qui ne manque pas de poésie quand il évoque l'hiver sibérien ("Quand il y aura de la neige, tout sera effacé. Comme si une gomme passait dessus !")... Olivier Bleys a surtout l'art de la mise en scène : le roman, très visuel, s'attarde avec complaisance sur les moments les plus forts, les plus émouvants ou les plus drôles. Acheter une valise devient une épopée. Le concert improvisé qui soudain fait frémir le village, ou la rencontre initiatique avec un ours, sont des moments forts évoqués avec une main sûre.

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Lyonel Trouillot, La parabole du failli, Actes Sud, 2013.
Trouillot
        « Comment faire la chronique d’un cri ? » Le narrateur, en charge de la nécrologie dans un journal haïtien, est chargé de l’éloge d’une célébrité locale, un comédien, fils de bonne famille, qui a fait carrière à Paris et qui s’est jeté du douzième étage d’un immeuble alors qu’il commençait à connaître le succès. Ce n’est déjà pas facile, mais le chroniqueur était un ami proche du suicidé. Avec un troisième comparse, l’Estropié, ils vivaient dans un petit appartement en guise bateau ivre, entre révolte et poésie. Alors, malgré la distance, il s’agit de comprendre et, à travers celui qui est parti, se comprendre soi-même. Pour parvenir à une notice ampoulée comme les demandent les journaux, il faudra longuement revenir sur le passé, évoquer les failles qui se sont creusées, petit à petit, pour finir par constituer un gouffre. « Un corps qui plonge dans le sol n’est plus un corps à l’arrivée. Un homme qui tombe de si haut est une défaite sans visage, un mort sans traits, une défigure, et il ne reste rien à montrer. »
        Ce qu’il faudra dire avant d’écrire, ce sont « toutes ces choses que nous ne t’avons pas dites », reconstituer le passé qui explique le présent. Ce qu’il faudra montrer, c’est Port-au-Prince, tel qu’il est et tel qu’on le rêvait. Ce sont ces personnages trop révoltés, trop résignés ou trop contents de leur sort. Et parfois, tout cela ensemble. L’art de Lyonel Trouillot réside d’abord dans l’évocation de ces personnages à la fois ordinaires et déchirés par des rêves impossibles. Pedro, bien sûr, le suicidé, capable de monter sur une estrade improvisée pour maintenir, une nuit durant, une ville en haleine en inventant la saga d’un héros de pacotille, de séduire l'infirmière d’un hôpital psychiatrique en lui récitant de la poésie, de louer la boîte d’un cireur de chaussures et d’exercer le métier toute la journée avant de lui remettre la recette le soir. On ne peut jouer ainsi sa vie sans être fils de bonne famille, imprégné de culture et révolté contre l’hypocrisie sociale.
        Tout autour de lui, des personnages que le romancier parvient à croquer en quelques mots, en une expression ou une anecdote. Personnages principaux, comme madame Armand, l’usurière obèse, « grosse fondation toujours assise à la fenêtre du premier étage de sa grande maison jaune ». Personnages secondaires, comme cette poétesse du dimanche, « rentière dans le civil », qui reçoit des amis pour lire « un petit Musset par-ci, un petit Hugo par-là ». Un mot parfois suffit, comme pour l’Estropié, que l’on n’appelle que l’Estropié, et son père, que l’on n’appelle que Méchant.
        Derrière le personnage de Pedro, l’auteur ne cache pas qu’il s’est inspiré du comédien Karl Marcel Casséus, mort en 1997 « dans des circonstances tragiques ». Mais il n’entend pas raconter sa vie, ni sa mort. L’avertissement donne un ton d’hommage à ce récit qui tient de l’évocation plus que de la narration. Inlassablement, il revient sur ce jour où l’on a appris la mort de Pedro. Ce qui pourrait finir par lasser fait partie du projet romanesque même : « Pas un soir depuis ta mort où tu n’es revenu mourir dans notre chambre », finit-il par écrire. La narration reprend du souffle lorsque l’on retrouve, chez madame Armand, un cahier de poèmes du disparu, une « Parabole du failli » qui donne son titre au roman et qui va rythmer le récit. L’hommage officiel devient possible, en contrechant grotesque de ces poèmes à fleur de peau.
        Mais si ce long hommage nous retient, c’est d’abord par la langue somptueuse de Lyonel Trouillot, au rythme ample, aux images justes, à la poésie discrète, une langue qui joue avec les mots créoles, les néologismes, les associations inattendues. Et s’il nous concerne, c’est parce que la fêlure qu’il parvient à définir dans le personnage de Pedro est aussi celle du narrateur, et la nôtre : ce décalage entre la réalité et la poésie que l’on ne pourra jamais combler. Le narrateur aurait pu se marier avec Josette, qui n’est pas moins jolie qu’une autre. Mais « son défaut, c’est d’être réelle », quand il continue à projeter autour de lui des êtres impossibles. Nous sommes bêtes, conclut-il, « bêtes, parce que ce n’est pas seulement entre le mot et le silence que nous n’avons pas su choisir, c’est surtout entre l’ombre et le destinataire. » Si tous les lecteurs sont destinataires de ce superbe livre, c’est parce que Lyonel Trouillot a su parler à leur ombre.

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Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut, Albin Michel, 2013.
Lemaitre
          « Au revoir là-haut ». Cet adieu désinvolte pourrait être celui d’Albert Maillard, un jeune « poilu » qui, à quelques jours de l’Armistice, se retrouve enterré vivant par un obus. Le roman s’ouvre sur son interminable agonie, dans un face à face atroce avec une tête de cheval en décomposition. À la fin du premier chapitre, il est mort.
          « Au revoir là-haut ». Cet adieu désinvolte pourrait être celui d’Édouard Péricourt, un jeune poilu de bonne famille, à qui tout a souri, mais qui, revenu « gueule cassée », refuse de réintégrer sa famille et prend l’identité d’un disparu. Un adieu à « la haute », mais aussi à ses idéaux, et à la candeur artistique d’avant la guerre.
            Leurs destins se croisent le 2 novembre 1918, lorsque Péricourt déterre Maillard, juste à temps pour le ressusciter d’une vigoureuse baffe, et ce geste lui vaut l’éclat d’obus qui lui arrache la mâchoire. Désormais liés par une souffrance commune et une reconnaissance mutuelle, ils le sont surtout par la haine qui les anime contre le lieutenant d’Aulnay-Pradelle, qui non seulement a provoqué le massacre de ses hommes, mais qui en a assassiné deux et qui tente d’éliminer les deux témoins gênants, Maillard et Péricourt. Le lieutenant est revenu héros ; Maillard est accusé de désertion. Un destin ironique entrecroise désormais la vie des trois hommes.
           « Au revoir là-haut » : si l’adieu semble aussi désinvolte, c’est que de déchéance en déchéance, les deux rescapés, écœurés par les magouilles de l’après-guerre, finissent par renoncer à toute morale pour monter une formidable arnaque. Une escroquerie qui, tout aussi ironiquement, rencontre celle que monte parallèlement le lieutenant d’Aulnay-Pradelle. N’en disons pas plus : un des intérêts de ce roman est la manière dont les différentes intrigues se mêlent, sans jamais perdre le lecteur, avec une technique narrative éprouvée. Le roman fonctionne essentiellement par scènes, plutôt que par séquences narratives, et prend le temps de nous les faire vivre. La lente agonie de Maillard est en cela un morceau de bravoure, presque insoutenable, mais d’autres savent mêler humour, émotion et indignation, comme le repas de Maillard chez le père de Péricourt, l’inspection du cimetière militaire par un fonctionnaire soupçonneux ou les folies du Lutétia. D’autres sont franchement drôles, comme les souvenirs de collège de Péricourt, petit génie du dessin obsédé par le sexe.
          Le roman fonctionne surtout sur quelques personnages forts, qui doivent échapper à la dichotomie entre le Bien et le Mal. Le lieutenant d’Aulnay-Pradelle endosse sans problème le rôle du salaud, mais il lui arrive d’être touchant lorsqu’il est abandonné de tous, ce qui nous épargne la tentation moralisatrice de la vengeance finale. Les deux poilus glissant peu à peu dans la malhonnêteté la plus répugnante doivent rester crédibles et trouver à leurs hésitations, à leurs revirements, des motivations fortes. Quelques obsessions renvoyant à leur expérience des tranchées sont savamment orchestrées : celle du cheval pour Maillard, celle des masques pour Péricourt la gueule cassée, et leur réunion dans un masque de cheval.
          Mais surtout, c’est par leurs rapports avec leurs parents que ces garçons privés de jeunesse se définissent. Pour Maillard, avec sa mère, qui le considérait comme un incapable. Pour Péricourt, avec son père, qui ne voyait en lui qu’un efféminé. Les vraies blessures sont là, et la guerre, pour eux, a des allures de rupture du cordon ombilical. De minuscules détails, récurrents, ne trouvent leur justification qu’en cours de récit. Ainsi la question qui tarabuste Maillard : comment un homme sans mâchoire peut-il rire ? Une question absurde, puisque la souffrance ôte à Péricourt toute envie de s’esclaffer, mais qui prendra tout son poids à la fin du roman. Et l’on me permettra une pensée particulière pour un personnage qui peut paraître secondaire, mais auquel Pierre Lemaitre a su donner une présence exceptionnelle : le petit fonctionnaire, Merlin, si ridicule quand il apparaît face aux gros entrepreneurs, qui semble obsédé par le poulet qu’il mangera à midi, mais qui suffit, par son obstination, à faire échouer les projets les mieux verrouillés. Il acquiert peu à peu une grandeur épique, lorsqu’il semble voir, « comme par transparence, les dépouilles palpiter sous la terre, et entendre les soldats hurler leurs noms d’une voix déchirante ». Sans doute est-ce lui qui aura le geste le plus fou, et le plus fort.

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Karine Serres, Monde sans oiseau, Stock, 2013.
Serres
          « Petite Boîte d’Os, elle est spéciale, vous occupez pas. » Comment ne pas être spéciale, avec un nom pareil ? Elle fut ainsi nommée parce que son père, pasteur d’une petite communauté survivante au Déluge, prêchait à sa naissance que « nous ne sommes qu’un sac de flan mou dans une petite boîte d’os ! » Comment s’étonner qu’aux jeunes gens du village, elle préfère Joseph Tados, parce qu’il traîne une réputation de cannibale, et parce qu’il l’entraîne sous le lac, là où l’on immerge les cercueils. Le ton est donné. Une poésie funèbre, puisant sa force dans un humour macabre, règne dans ce premier et court roman, où l’invention absurde se plie à l’implacable logique de la narration. En cent pages, c’est toute une vie qui défile, de la naissance de Petite Boîte d’Os à son regret que le ponton du lac ne soit pas en pente, lorsqu’elle se retrouve seule et vieille en fauteuil roulant. Toute une vie sans espoir dans un monde oiseaux.
          C’est cette poésie qui nous attache d’abord au roman. Un ton grave et candide, servi par une langue riche en images. Ainsi, pour évoquer la baignade dans les eaux glacées du lac qui a recouvert le monde : « Quand je remonte à la surface en hoquetant, ils sont là, tous les trois, à battre des jambes et des bras dans l’eau glaciale pleine de petites écailles gelées, leurs têtes posées sur un plateau d’argent, maman redevenue maman, et on rit tous les quatre dans la nuit coupante. » La tête sur un plat d’argent, qui évoque Jean Baptiste, appelle le tranchant de la nuit, qui rebondit sur un froid coupant.
          Puis un monde se construit autour de Petite Boîte d’Os, un village avec problèmes de survie, d’amours contrariées, de naissances et de fausses couches, de vieillesse et de solitude. Un monde aux inventions pittoresques, mais qui font froid dans le dos, comme ces « cochons-biftecks », une espèce mutante et phosphorescente, plus facile a repérer lorsqu’ils nagent sur le lac… L’efficacité de ces trouvailles est de les considérer comme tout à fait normales dans ce village sauvé des eaux, ce qui nous fait soudain douter de la normalité du monde. Surtout lorsqu’arrive, un jour, « un étrange bateau plein d’hommes en bobs kaki, chargés de crème antimoustique, de carnets de notes et d’appareils photo à long nez. » Ces ethnologues, qui considèrent le village comme « une sorte de réserve », sont l’irruption soudaine du monde normal, celui du lecteur. « Ma fille avait trois ans. Je l’ai perdue. Dans un bombardement », dit l’un d’eux au hasard d’une conversation. Le monde normal, en effet. Et c’est le nôtre.

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Belinda Cannone, Le don du passeur, Stock, 2013.
Cannone
          « Je voudrais que ce livre soit un chant d’amour, mais d’amour pour un qui appelait la pitié. » Il n’est pas facile d’écrire sur son père ; la pudeur de l’approche doit alors compenser l’impudeur d’une trop grande proximité avec son sujet. Belinda Cannone trouve cette pudeur dans l’inversion des regards : la tendresse qu’elle éprouve « trouverait un équivalent dans le sentiment des parents à l’égard d’un enfant infirme ». Ce père devenu enfant est le « passeur », celui qui transmet, mais un passeur « poreux » qui reçoit le monde de toute part. Une porosité que nous éprouvons tous à certains moments forts de la vie, et que le « malheureux père » a vécu en permanence dans la dernière partie de son existence. C’est de cette porosité qu’est venu le paradoxal héritage que la narratrice en a reçu.
          Cela lui a donné un rapport particulier avec la nature, perçue comme « un continuum dans lequel, par degrés insensibles, on passait de soi à l’autre personne, à l’animal, à l’arbre. » Un « sentiment océanique » que l’écrivain traduit aussitôt en spécificité grammaticale, l’usage particulier du « je » ou du « tu »… L’écrivain se « fabrique » dans l’enfance, estime-t-elle, dans le « rapport inaugural avec le langage ». Fille d’un émigré italien, elle a reçu de son père un français à double nature, « à la fois intime et empruntée ».
          Interroger sa langue, c’est très vite interroger son écriture. Or, ce livre sur son père est arrivé à un moment particulier dans la vie de l’écrivain. Son précédent roman, La chair du temps, évoquait le vol des malles contenant ses journaux intimes, qu’elle avait tenus depuis l’âge de dix ans, à l’initiative de son père, précisément, qui lui avait donné son premier cahier. Elle écrivait justement, à cette époque, un livre sur son père, brutalement interrompu par ce rapt de sa mémoire. Il lui avait fallu, pour sortir du traumatisme, recourir à la fiction. Or voilà : sa mère, « pour la consoler », lui remit alors une nouvelle inachevée écrite par son père en 1984. Et les deux thèmes se rejoignent, celui de la quête du père, par essence autobiographique, et celui du retour à la fiction, à travers cette nouvelle… Tout se mêle et s'entrecroise, mémoire, réflexion et roman. Jusqu’à conclure par cette question : « Père, t’ai-je bien rendu ? » et par cet aveu : « je devine aussi la part d’élaboration fantasmatique. »
          Ce jeu à la frontière de la réalité et de la fiction est ce qui m’a séduit dans ce roman, parce qu’il correspond à l’image du père, à la fois passeur et poreux au monde environnant, à la frontière lui aussi dans un espace temps qu’il faut se réapproprier. Parce qu’il correspond aussi à l’écriture de Belinda Cannone, faite de parenthèses, de réflexions sur sa propre écriture (« image de circonstance »), de mises en abyme (« relecture du 24 juillet 2012 »)… Mais surtout parce que cette double quête finit par mettre au jour le noyau central de l’écriture, une anecdote qu’elle « rapporte souvent », mais qui prend ici toute sa résonance : celle d’un âne à qui des garnements ont brûlé l’oreille pour faire croire qu’il comprenait les mots qu’ils y avaient chuchoté. Tout y est, comme si le roman tout entier se condensait en une page : la transmission (l’anecdote vient du père), le sentiment océanique (le refus viscéral de « la violence du monde »), la fiction (l’âne comprenant la parole glissée dans son oreille), le rapport à l’écriture (qui doit exorciser l’anecdote en la « réduisant » à l’essentiel)… Ce que transmet le passeur, parfois, n’est pas ce qu’il a voulu dire, mais le passage est assuré, et essentiel.

Voir aussi : Le nu intérieur, Le sentiment d'imposture, S'émerveiller, Le nouveau nom de l'amour.

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Gérald Bronner, La démocratie des crédules, P.U.F., 2013.
Bronner
          Gérald Bronner, professeur de sociologie de Paris Diderot, travaille sur la constitution des mythes et des croyances dans les systèmes médiatiques contemporains. Les théories du complot qui envahissent Internet sont pour lui un fantastique sujet d’étude. Ils mettent en effet en œuvre, sur une grande échelle, des comportements bien répertoriés par la sociologie depuis longtemps. En analysant une série d’affaires récentes, ce livre énonce un certain nombre de règles de précaution, capitales pour ne pas succomber aux manipulations que la société de l’information a rendues possibles sur une vaste échelle. Quelques tests simples nous montrent que, sans nous en rendre compte, et persuadés de la rationalité de nos comportements, nous nous laissons souvent piéger par paresse intellectuelle.
          Certes, le doute systématique est le point de départ de toute démarche scientifique et cartésienne. Mais utilisé à tort et à travers, il peut entraîner le soupçon permanent et l’illusion d’un complot. Dans une société où la totalité de l’information ne peut plus être maîtrisée par un seul individu, la confiance est la base de la vie sociale. Or, la confiance dans les référents traditionnels de l’information (la science, les journalistes, les pouvoirs publics…) a singulièrement décru depuis quelques décennies, au fur et à mesure que s’accroissait l’illusion d’une vérité accessible par Internet, grâce à la multiplication des opinions, le partage et la mise en concurrence du savoir, l’appel au bon sens de chacun… Or, certains phénomènes simples se mettent alors en œuvre, qui nous orientent sans que nous en ayons conscience vers une opinion erronée.
          Un premier chapitre, exemples et tests à l’appui, nous montre comment, sans le savoir, nous orientons nous-mêmes notre recherche pour trouver la réponse qui nous convient aux questions que nous nous posons. Ainsi, selon le « théorème de la crédulité informationnelle », nous choisirons spontanément les sites qui vont conforter notre croyance. Bien mieux : la seule manière dont nous allons rédiger notre question sur un moteur de recherche va nous diriger vers les sites qui confortent notre première impression — il suffit, par exemple, d’ajouter « complot » ou « arnaque » à la demande pour donner une orientation subjective à la recherche. Par ailleurs, le « biais de confirmation » affermit ces croyances en focalisant la recherche sur des cas similaires, et nous fait oublier tout ce qui la contredit. Or, la seule manière efficace de vérifier une information est de chercher ce qui peut l’infirmer, et non tout ce qui la confirme : avoir raison n’est pas toujours avoir « des raisons ». Enfin, les « bulles de filtrage » mises en place par Google pour faciliter notre recherche vont nous présenter les informations en fonction de cinquante-sept critères, parmi lesquels… notre historique de recherche. Ce qui veut dire que, sans le savoir, nous allons conforter nos préjugés en fonction d’un profil que nous avons nous-mêmes établis inconsciemment. S’y ajoute un comportement d’ « avarice intellectuelle » qui fait que nous nous arrêtons volontiers de réfléchir lorsque nous avons trouvé une solution intellectuellement satisfaisante, qu’elle soit vraie ou fausse. Le processus même de la recherche est donc faussé dans bien des cas.
          Dans un deuxième chapitre, Bronner s’interroge sur l’information disponible et les comportements de l’internaute face à cette information. Première constatation : ceux qui arrivent avec une conviction forte sur un sujet (dans un sens ou dans un autre) changent peu d’avis après consultation, mais les « irrésolus », qui prennent position après information sur Internet, se décident largement, après l’expérience, en faveur de l’opinion la moins rationnelle. Comment est-ce possible ? Une expérience a été menée sur cinq sujets propices à la croyance : le monstre du Loch Ness, les dangers de l’aspartam, les cercles de culture, l’astrologie, les pouvoirs mentaux sur les objets (psychokinèse). Or, dans les trente premiers sites apparaissant lors d’une recherche sur Google (rappelons que 95 % des Internautes arrêtent après cela leurs recherches !), ceux qui sont favorable à la croyance constituent selon les cas 70 à 97 % des réponses. Beaucoup de scientifiques, en effet, trouvent inutile ou considèrent comme une perte de temps de discuter de ce qu’ils considèrent comme des « balivernes », laissant le champ libre à des interprétations fallacieuses. C’est une illustration du « paradoxe d’Olson », qui montre qu’un petit groupe très motivé peut imposer son point de vue, par lassitude de groupes plus importants ou mieux informés. Ainsi, sur Wikipédia, les cents contributeurs les plus actifs écrivent plus d’un quart des textes, contredisant par là le principe de base du partage des connaissances par les spécialistes. Or, pour affirmer son point de vue, et précisément parce que ce point de vue est minoritaire ou provocateur, le non spécialiste use et abuse du « millefeuille argumentatif » (« produit fortéen ») : une accumulation démesurée de petits faits, de détails percutants, d’arguments facilement démontables séparément, mais dont le foisonnement dissuade la réplique. Le spécialiste, face à cela, finit par baisser les bras faute de temps pour démonter le système. Internet favorise ce procédé par une mutualisation des arguments de la croyance, facilement repris par des copiés-collés. Par exemple, le mythe conspirationniste concernant le 11 septembre développe près d’une centaine d’arguments différents qui font appel à la physique des matériaux, à la sismologie ou à l’analyse des cours bousiers : autant de domaines qui requerraient des connaissances pointues qu’un seul homme ne peut maîtriser. Le but de cette accumulation est d’exclure la coïncidence (tout cela ne peut être arrivé par hasard !). Or, la taille et la représentativité de l’échantillon ne sont jamais prises en compte. Un exemple simple : la masse d’informations qui nous parvient par Internet favorise la paréidolie (reconnaissance d’une forme dans un élément naturel). Les milliards d’images diffusées par les appareils numériques constituent un échantillon presque infini qui permettent de reconnaître la signature d’Allah dans la vague d’un tsunami ou le visage du diable dans la fumée des Twin Towers… On finit par s’en convaincre, en oubliant les millions d’images où le diable ni le nom d’Allah n’apparaissent. S’ajoute à cela le « biais de proportionnalité », qui donne l’impression qu’un phénomène augmente statistiquement, quand l’augmentation n’est due qu’à l’amélioration de l’outil d’observation : une détection plus fine du cancer donnera ainsi l’illusion d’un accroissement des cas.
       Bronner examine ensuite les conditions d’apparition de ces manipulations volontaires ou non. Ainsi, la concurrence de l’information, bonne en soi puisqu’elle permet d’éviter la langue de bois et de faire éclater les scandales, a-t-elle pour conséquence néfaste d’entraîner une chasse au scoop qui ne donne plus le temps de vérifier l’information avant sa diffusion. Une situation connue depuis longtemps sous le nom de « dilemme du prisonnier » : deux prisonniers interrogés séparément sans pouvoir coordonner leurs déclaration choisiront statistiquement la décision la moins favorable par ignorance de ce que l’autre pourrait dire. De même, de crainte qu’une autre chaîne de donne l’information en premier, chaque journaliste va répandre de bonne foi une rumeur. Cela donne une visibilité disproportionnée à une rumeur ou à une information secondaire qui auraient dû passer inaperçues, mais dont les conséquences peuvent se révéler graves — par exemple, la présence de matières radioactives sur une plage (rumeur) qui ruine une saison touristique, ou l’appel d’un pasteur local à brûler le Coran (provocation d’importance secondaire) qui a entraîné des violences en Afghanistan.
          Autres phénomènes connus qui engendrent des erreurs involontaires : l’ « effet râteau », qui fait croire que le hasard répartit équitablement les phénomènes (et qui fit croire, par exemple, à une multiplication des leucémies infantiles près des centrales nucléaires), ou l’ « effet Werther », qui amplifie un phénomène par un effet de mode (et qui a pu, par exemple, amplifier la vague de suicide dénoncée chez France Télécom par un effet râteau). Des comportements observés depuis longtemps par les sociologues, et qu’un raisonnement serré permet de démonter, mais qui apparaissent spontanément chez chacun d’entre nous.
          Dans un monde où la transparence est de plus en plus forte, et où la suspicion s’installe, la méconnaissance de ces processus peut constituer un danger pour la démocratie. Le cinquième chapitre étudie la manière dont un groupe social peut céder à la croyance. Chacun, en effet, ressent un légitime besoin d’accéder à la connaissance, de donner son avis et de participer à la décision (le « triumvirat démocratique » : savoir, dire, décider). Mais si la connaissance est biaisée, quelle sera la décision ? Il y a danger de manipulation, lorsque l’on joue de l’ « effet Othello » (scénariser une croyance pour la rendre crédible). Il y a danger d’erreur collective lorsqu’intervient une « cascade de réputation » (« endosser le point de vue du plus grand nombre pour éviter le coût social dont doit s’acquitter tout contestataire »), ou un « effet d’Ésope » (tendance à croire ceux qui crient « au loup »). Danger d’approximation lorsqu’on pâtit du « biais d’ancrage » (dans l’incertitude, on se forge une opinion en « ancrant » sa réponse sur une donnée étrangère à la question). Danger de radicalisation avec l’ « effet de polarisation » (adopter une attitude plus intransigeante collectivement qu’individuellement). S’il existe bien une « sagesse des foules » et si la délibération, au sein d’un groupe nombreux, est supérieure à celle d’un groupe restreint (« théorème de Condorcet »), ce n’est hélas pas vrai dans tous les cas, et ce n’est possible que si chacun prend conscience des « biais cognitifs » qui peuvent fausser le raisonnement…
          Fort heureusement, un dernier chapitre nous rend un peu espoir dans la connaissance… et la démocratie. Tous ces « biais » et ces « effets » décrits et illustrés tout au long du livre ne sont pas en effet des fatalités. Ce sont des outils qui nous font prendre conscience de la limite de nos moyens et qui nous stimulent pour les dépasser. On commence à connaître « la cartographie de nos erreurs systématiques ». Si l’éducation ne suffit pas à faire disparaître ces intuitions trompeuses, il est possible d’apprendre à reconnaître « les situations cognitives où il est nécessaire de suspendre notre jugement ». Mais si l’éducation peut y aider, c’est aussi à une responsabilisation des médias que l’auteur appelle, ainsi qu’à une meilleure appréhension par les scientifiques du « marketing cognitif » : aujourd’hui aussi, aujourd’hui surtout, la vérité a besoin de savoir se vendre… Un livre stimulant, essentiel pour comprendre mieux nous-mêmes les mécanismes de notre erreur, qui évite de tomber dans le piège moralisateur (il s’en prend aux croyances, non aux croyants), et qui nous évitera sans doute de tomber dans les pièges que nous tend la toile d’araignée mondiale.

Voir aussi : Apocalypse cognitive. Comme des dieux.

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Gabriel Ringlet, Effacement de Dieu, la voie des moines-poètes, Albin Michel, 2013.
Ringlet
           Si l’on connaît les quatre vœux monastiques traditionnels — pauvreté, obéissance, chasteté, stabilité — n’y aurait-il pas un cinquième, informulé et spirituel, que Gabriel Ringlet suggère d’appeler « vœu d’effacement » ? Celui de trouver un Dieu insaisissable, « qui ne se tient jamais dans le champ de la caméra. Et pour tenter de le filmer, le moine n’ajoute pas, il retire. Comme un grand cinéaste. » Démarche éminemment artistique, et même poétique. « La poésie aussi fait vœu d’effacement » : elle n’atteint l’absolu que par le retrait de tout ce qui l’encombre. La rencontre entre poésie et monachisme est évidente à plus d’un titre, et pour s’en convaincre, il suffit de parcourir le bref chapitre que l’auteur consacre à l’histoire de cette rencontre, depuis les premiers pères du désert, dont les sentences appartiennent au grand art poétique.
          Mais le propos de Gabriel Ringlet n’est pas de retracer une histoire monastique de la poésie. Il a centré ce livre sur sept contemporains, qui permettent, par le jeu des associations thématiques ou des rencontres d’évoquer bien d’autres figures, toutes singulières, mais qui finissent par former un portrait original et nuancé du moine-poète. « Il n’est pas toujours facile pour une communauté d’accueillir un poète », note Gabriel Ringlet, rappelant qu’un chapitre général de Clairvaux avait jadis interdit cette pratique « jugée peu conforme à leur vocation ». Leur premier point commun, précisément, est peut-être leur singularité. Malgré leur vœu de stabilité, ils refusent de se laisser enfermer « ni dans une cellule ni dans un métier. Même pas une vocation. » La poésie est liberté, et le dogme la gêne aux entournures. Malgré leur vœu de chasteté, ils se laissent séduire par la mystique nuptiale aux accents sensuels : « C’est la nuit de l’aimée unie à son Amant », nous invite sœur Catherine-Marie de la Trinité. Malgré son vœu d’obéissance, Frère François se laisse séduire par une « théologie poétique », qu’il qualifie de « clandestine », sinon de « marginale » par rapport à la « théologie spéculative ». Et malgré leur vœu de pauvreté, tous sont incroyablement sensibles aux richesses du monde qui les entoure. C’est l’essence même de la poésie de ne pas vouloir expliquer le monde, « mais nous en livrer la saveur », de nous en faire connaître « l’ultime plénitude ». La cellule est pour eux un palais, la pluie « coud et recoud le toit de la mansarde » (Gilles Baudry). Oui, le vœu d’effacement est peut-être celui auquel ils sont le plus fidèles… La liberté chère aux mystiques médiévaux aboutit à la même vision d’un Dieu en perpétuel retrait, comme chez sœur Catherine-Marie de la Trinité :
« Oh, Te croire,
Disparition
Garder présente
Ton Absence »
          Y a-t-il malgré tout un point commun qui les rattache à la vie monacale ? Comme pour tout poète, leur environnement est la source de leur inspiration. Jean-Yves Quellec a été aumônier dans un centre neurologique, où il accompagne souvent des malades en fin de vie. Comment cette expérience n’influencerait-elle pas sa vision de ce qu’il nomme le « Dieu déshabillé » ? Et parmi les sept poètes choisis par Gabriel Ringlet figure Christophe Lebreton, un des moines massacrés en 1996 à Tibhirine, et qui a « vécu son poème jusqu’au sang ». Comment ne pas voir un vers prémonitoire dans cette évocation de l’eucharistie : « si tu me manges — sang je suis le cri de l’homme assassiné » ?
          Ce livre dépasse cependant la galerie de portraits. D’une part, parce que Gabriel Ringlet, « connu pour ses prises de position humanistes », invite à travers eux à « un christianisme d’effacement », qui fasse table rase des certitudes théologiques pour chercher un « Dieu-monastère », un « Dieu-cathédrale » qui reste à construire. Si la plupart des gens placent Dieu derrière eux « comme un souvenir », pour le créateur, « Dieu est devant ». Et ce Dieu effacé du présent peut être pour l’incroyant comme pour le croyant un rêve d’avenir.
          D’autre part, et surtout, parce que ces moines sont avant tout des poètes. Le monde qu’ils chantent est aussi le nôtre, et ils ne se sentent pas tenus de citer Dieu à chaque vers. Comment ne pas évouter Vivaldi avec frère François ? «  J’ai rêvé qu’il pleuvait des cordes et que les violons poursuivaient les oiseaux. » Comment ne pas regarder l’arbre avec les yeux de Charles Dumont :
« C’est un bouleau plein de tendresse
Que j’ai connu intimement,
Aux jours d’orgueil et de détresse,
Il était là tout simplement. »

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Voir aussi : La grâce des jours uniques. Va où ton cœur te mène. La blessure et la grâce.

Mathias Lair, Oublis d’ébloui, L’échappée belle, 2013.
Lair
          « Cinq récits amoureux » : un sous-titre, un genre littéraire ? Une évidence. Depuis toujours (et la référence à l’androgyne platonicien pointe le nez dans ces pages), l’amour est au centre des préoccupations de l’homme, donc de la littérature. Pourquoi le nier, pourquoi le fuir ? Cinq histoires d’amour, donc, banales en soi, dans un domaine où tout a été dit. Leur originalité tient dans la distanciation qu’opère l’auteur entre l’histoire et son récit. Même si le rabat de couverture les prétend « vécues par l’auteur », elles ne prennent sens qu’avec le recul, avec le temps et le regard d’un homme sur le retour. Un regard qui part du premier amour, à quinze ans, et se poursuit jusqu’à la disparition du principe même de l’histoire d’amour (« Hannah avait été ma mort »), qui s’affranchit de la vie pour s’installer dans le récit (« C’est pourquoi je souhaitais sa mort comme la mienne, pourquoi je l’ai suppliée de partir, pour rester seul avec son fantôme que je fais plus vrai qu’elle-même »). Lente opération alchimique, donc, lente transmutation de la réalité en fiction, du « branchement de plaisir avec l’autre » qu’est la première aventure à la sublimation du corps à corps en rêve.
          Un parcours quasi initiatique, qui entraîne le narrateur à la découverte de lui-même, et du langage. La première aventure est en cela emblématique. Les deux adolescents qui découvrent leurs corps évitent les commentaires « qui seraient condamnés à être incomplets, allusifs ou exagérés, en tout cas décalés et venant corrompre l’intégrité de l’acte ». Pas de dialogue dans ce récit où l’auteur se regarde comme un autre, alternant les passages à la première et à la troisième personne. C’est dans le second récit que la première personne prend définitivement le pas, et que le dialogue s’introduit. Avec le mot naît la violence. Le premier mot est celui que l’on hésite à prononcer — « Salope ». Mais dès que le pas est franchi, la bordée d’injures monte aux lèvres. Il faut alors apprendre à maîtriser le verbe, celui qui blesse, celui qui ment. Car toujours, les corps parlent mieux que les lèvres. Après une conversation qui « commence drôlement », « très académique », le narrateur prend possession du corps de la femme, de l’intérieur, et la trouve aussitôt « très humide ». Que cachait la conversation, sinon un désir qui ne pouvait se traduire en parole ?
          Du mot naît le sens, la question, le malentendu. Le sens tranche, révèle l’inacceptable. Une femme évoque-t-elle ce trouble plaisir de marcher sur la lave d’un volcan sans savoir si elle est suffisamment solide pour la porter ? L’homme n’entend que le paradoxe d’une expérience solitaire dans une île qui évoque le couple : « Elle marchait seule, à la Réunion, elle avait laissé seul l’homme avec qui elle devait être, à la Réunion. » La rupture est tout entière dans le jeu de mots qui a supplanté la banale inquiétude. Il y a du péché originel dans la découverte que le monde ne se prend pas comme une évidence. « Il ne m’a pas suffi de jouir. J’ai voulu savoir de quoi. » Découvrir « le jouir, plutôt métaphysique », même si dans le mot il est toujours question de physique… Un pacte est rompu entre l’homme et la femme, entre le plaisir simple et sa conceptualisation. La quatrième nouvelle, la plus courte, et sans doute la plus accomplie, juxtapose deux voix, celle de l’homme et celle de la femme, qui ne parviennent plus à se croiser, mais qui retrouvent, dans la séparation, leur propre rythme. La femme s’appelle Marie et appelle des images de retrait pudique en un jardin secret que seul vient violer la visite de l’ange. Marie s’isole du monde dans une « enceinte de privation sensorielle » pour se protéger de la vie
          Mais l’absence de mots est aussi absence de consistance. Dans la première nouvelle, l’adolescent se sent poreux, comme s’il y avait du vide en lui. C’est ce vide qui se comble petit à petit, par les mots qui rassurent, d’abord — « Je suis un homme raisonnable » — « Ce n’est rien, juste un petit épisode psychotique »… Par les images nées des heurts de syllabes et des remontées de culture. Le poète refait surface dans des visions épiques, des « processions de corps sans armure » que sont les amours d’antan. « Depuis la nuit des temps le trafic des peaux, des corps vendus pour les mariages et d’autres commerces. Viols qui tournent en amours, amours qui finissent en viols, corps usés, abusés. » Tout un peuple l’accueille dans sa cohorte, un monde plein s’éveille en lui. Comment s’étonner que l’amour, épinglé comme un papillon dans une collection, y trouve une place qui n’est plus celle du plaisir simple, mais, petit à petit, celle, plus riche, mais désincarnée, des rêves ?

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Voir aussi : Aïeux de misère, Ainsi soit je, L'amour hors sol. Aucune histoire, jamais.

Vincent Flamand, La possibilité du garçon, Le Castor astral, 2013.
Flamand
          « De toi. Je viens de toi. Quoi que je fasse ou pense, que j’accepte ou refuse, c’est de toi que je suis sorti en hurlant, vulnérable et offert, au commencement. »
          La disparition des parents, qui nous laisse en première ligne de la vie, a inspiré de nombreux textes de valeur littéraire parfois contestable, mais toujours émouvants. Dans ce double mémorial au père (« Filoche ») et à la mère (« La possibilité du garçon »), Vincent Flamand a réussi à faire véritablement œuvre littéraire sans éteindre l’émotion. Cela tient à l’écriture, d’abord, d’apparence simple, mais longuement ciselée, résumant en une métaphore ou une formule frappée comme un proverbe un sentiment évanescent qu’un romancier classique traquerait à mort en de longues analyses. Il aime jouer sur les mots, non par des calembours épais, mais par des reprises décalées (des parents « dont le souci de moi n’aurait pas été un souci pour moi »). De courts textes, qui dépassent rarement la page, évitent de tomber dans le pathos et épinglent des moments d’apparence banale, et qui finissent par devenir symptomatiques.
          Cela tient aux personnages, surtout, atypiques, « extravagants », peu « crédibles », et pourtant, combien de pères et de mères ne reconnaîtrions-nous pas dans ces portraits sensibles ? Le père, d’abord. C’est l’élément poétique, fantasque du couple. Il s’amuse de l’absurde, s’écrit des cartes postales pour se souhaiter la bonne année, vit dans ses lectures — don Quichotte ou Sherlock Holmes emménagent tour à tour pour quelques semaines dans la maison. Lorsqu’il apprend qu’il souffre d’un cancer, il s’achète une poupée hideuse qu’il appelle Prostate. Mais lorsqu’on met tout cela bout à bout, on s’aperçoit qu’il est resté muet sur l’essentiel. L’essentiel ? Peut-être qu’à se retrouver père à quarante-sept ans, il s’est lui-même senti en décalage avec une réalité qui le rattrapait sur le tard. « Il voulait donner au réel la possibilité d’un sourire ».
          Et puis la mère, avec laquelle l’auteur avoue une « existence siamoise ». Un lien nécessaire et blessant, un amour douloureux et impossible à rompre. L’élément rationnel, en apparence : passionnée de poésie dans son adolescence, elle finit par lui préférer « l’évidence et le sérieux des mathématiques », et les conjugue en parlant de la beauté d’un théorème, du charme d’une démonstration. D’elle vient le « catholicisme familial », qui va de soi, mais trop exigeant pour être durable. Assidue à l’église à cinquante ans, elle finit par en claquer la porte. N’est-ce pas le parcours de l’auteur lui-même, qui deviendra prêtre, mais qui finira par se marier ?
          Entre les deux, l’enfant, tiraillé entre deux amours excessifs et maladroits, qui finissent par le fragiliser tout en lui laissant une vague angoisse de n’avoir pas su les mériter. Une peur diffuse de ne pas être à la hauteur, que l’on sent héritée de l’un et de l’autre. À treize ans, après avoir lu le compte rendu d’un film d’horreur, le voilà saisi de peurs incontrôlables, avec la sensation d’avoir « le diable aux trousses ». Il se rend alors compte que sa mère a eu les mêmes angoisses dans sa jeunesse, et qu’elle ne lui a jamais parlé du diable pour éviter de les lui communiquer. La mère, qui « a vécu d’un amour aux forceps, dépassée par les exigences d’une maternité qui lui faisait peur », est toujours en train d’attirer l’attention sur un danger imaginaire. Le père, « protecteur sans être sécurisant », « ne pouvait donner son amour qu’en m’éveillant à cette angoisse dont il s’illusionnait de ne pas être lui-même la victime. » Comment échapper à cette angoisse, sinon en passant de la maternité charnelle à la maternité spirituelle (ne dit-on pas de l’Église qu’elle est une mère ?), en cherchant une seconde mère qui délivre de la première et qui prépare, par le paradoxe du célibat, au mariage et à la paternité ? C’est ce glissement symbolique qui donne sa force à ce double hommage.

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Abdelkader Djemaï, Une ville en temps de guerre, Seuil, 2013.
Djemaï
          « Il s’est toujours nourri des lieux qu’il a habités et qui finissent un jour par l’habiter. » Lahouari Belguendouz, le narrateur de ce récit, est la figure, à peine voilée, du romancier qui se souvient, à travers lui, de la ville de son enfance, Oran, qui continue à l’habiter. « La Radieuse », comme on l’appelait alors, avant la guerre d’Algérie qui l’a meurtrie. Le récit commence sur ces notes colorées, heureuses, dont la misère transmuée par les souvenirs d’enfance prend des allures de conte de fées. Pas pour longtemps. Insidieusement, la guerre fait son apparition, par des notations d’apparence anodine, le changement de destination d’un lieu sous occupation militaire : les arènes sont devenues un centre de tri des troupes françaises ; le grand hôtel abrite le siège de la commission locale du cessez-le-feu ; le fort de Santa Cruz, « qui ressemblait à un gâteau au miel roux », accueille un centre de transmissions de l’armée…
          Ce qui change est très subtil, car la matière même de ville reste identique, le soleil continue de baigner la terre et la mer. « Telle l’eau dans l’anisette, les choses s’étaient précipitées. Désormais, on n’allait pas tuer que le temps, l’ennui et les moustiques. La lumière, qui faisait la réputation du pays, prenait peu à peu la couleur de la cendre. » On ne regarde plus le bleu, du ciel, de la mer ; la beauté n’a pas disparu : elle est oubliée. Ce sont les regards qui ont changé, et sur le même ton neutre dont il racontait son enfance, l’auteur en évoque le saccage. Avec nostalgie, souvent ; avec humour, parfois, lorsqu’il évoque la « pucelle d’Alger », la statue de Jeanne d’Arc, affublée d’un haïk après l’indépendance.
          Reste le souvenir. « Il sait que les villes sont comme les gants. Qu’importe la matière dans laquelle ils ont été taillés, l’important ce sont les traces et la tiédeur qu’ils laissent, après avoir été ôtés, sur la chair des mains qui parlent elles aussi. » C’est ce souvenir qui nous touche, cinquante ans plus tard, parce qu’il a laissé sa tiédeur dans la mémoire de l’auteur, et qu’il nous la lègue.

Voir aussi : La dernière nuit de l'émir, Un moment d'oubli, La vie (presque) vraie de l’abbé Lambert, Le jour où Pelé.

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François Taillandier, L’écriture du monde, Stock, 2013.
Taillandier
          Pourquoi ressusciter, dans un roman scrupuleusement historique, mais qui s’adresse à un lecteur du XXIe siècle, le personnage de Cassiodore, surtout connu pour avoir livré au moyen âge un condensé des sept arts libéraux ? Sans doute parce que l’époque de transition dans laquelle il a vécu, au VIe siècle, n’est pas sans rappeler notre époque, où la transmission d’une culture  agonisante, la multiplication des contacts entre civilisations, les conflits politiques et religieux, peuvent évoquer les derniers soubresauts d’un empire romain que l’on croyait universel et éternel. L’évocation des « barbares qui piétinent à nos frontières » dans la bouche de saint Benoît ne restera peut-être pas sans échos… Mais surtout, parce que l’expérience d’un homme qui traverse et accompagne la course mouvementée de son siècle, et qui, à l’occasion, l’infléchit, ne peut qu’inspirer un romancier qui a toujours eu une vision d’ensemble de son époque et qui s’est laissé imprégner de ses courants, pour les accompagner ou les dénoncer. Gageons que derrière le jeune Cassiodore soucieux de faire converger les intérêts sociaux et réunir les cultures, se cache la même volonté d’« œuvrer en conscience, au risque de l’erreur », du romancier impliqué dans son temps. « Nous ne déchiffrons pas ce que nous inscrivons sur le Grand Livre », conclut-il : ce n’est pas la lecture, mais « l’écriture du monde » qui a donné son titre au roman. Nous l’écrivons à l’aveugle, mais sans l’homme, le monde resterait une page blanche. Alors, la question essentielle, pour chacun, est la manière dont il marquera le bref passage qu’il accomplit ici-bas. Pour tous ces héritiers d’un monde en déliquescence, l’effort est le même : « rassembler, pour léguer. » Peut-être est-ce cela que nous ressentons dans l’encyclopédisme brouillon du XXIe siècle.
          Disons-le d’emblée : la partie purement historique, qui tente de retracer les grands équilibres des forces en présence, les motivations des personnages, glissements tectoniques qui écrivent le monde, passionnera à coup sûr l’historien par la précision des références et l’intelligence des interprétations. Malgré la clarté de l’exposé, le non spécialiste s’y sentira un peu perdu. Il y reconnaîtra quelques grands noms, saint Benoît, Grégoire le Grand, Justinien ou Boèce, figures imposantes qui servent surtout de prétextes à évoquer les grands domaines culturels ou politiques qu’ils ont fait progresser : la piété monastique ou ecclésiastique, le droit, l’érudition…
          L’écrivain s’est amusé, surtout dans les premières pages, à créer une langue plausible et lisible, au léger parfum antiquisant obtenu par un imperceptible décalage lexical ou orthographique, l’usage de mots rares (haret pour chat sauvage) locaux (maremmes), latins (magister pour maître), archaïques (géhenner pour gêner), ou par l’usage discret du subjonctif imparfait. Il n’abuse pas du procédé, se contentant, par passages, de recréer une atmosphère vaguement archaïsante qui crée une atmosphère feutrée. L’écriture du monde passe aussi par l’invention d’une langue.
          Derrière cette écriture du monde, c’est la sensibilité d’un personnage que l’on cherche. Et Cassiodore est écrivain. L’écrivain qui l’évoque sait de quoi il parle. En filigrane, nous lisons souvent les affres de la création, les doutes qui saisissent l’auteur lorsque son travail est achevé, « l’effondrement intérieur » de le voir lui échapper, dès qu’il est publié. Et puis, le « petit jeu » du succès, des critiques, des ventes, des réactions des lecteurs… Le vieillissement de la cinquantaine, décrit avec une brutale lucidité : « l’abdomen comme une outre usée, veinée de bleu » ; les « misérables et têtus obstacles » qui s’interposent « entre le vouloir et l’agir ». Le reflux du corps, le soir, dans la fatigue chaque jour plus vivement ressentie. « Alors vient le sommeil, qui te prend dans ses bras de prostituée sans sexe, et t’engloutit, inconscient, abandonné, infans, dans la matrice du silence et de l’oubli. » Et la hantise, soudain, d’être devenu un cœur desséché, « un inspecteur, un administrateur » qui ne s’exalte plus de tout ce qu’il a vu…
          Les pages les plus fortes de ce roman, celles où l’on retrouve la puissance de La Grande Intrigue, sont les évocations grandioses des orgies romaines, ou les quatre rêves prophétiques où Léandre, admirateur posthume de Cassiodore, découvre l’avenir irrémédiable du genre humain. C’est ici que l’écriture visionnaire de François Taillandier se donne libre cours et que le roman prend tout son sens. C’est ici que le romancier vibre, et ne se contente plus, non, d’être « un inspecteur, un administrateur », mais un créateur, au sens plein du terme, qui parvient à faire vibrer le lecteur à l’unisson de sa vision.

Voir aussi : Option Paradis, Telling, Les romans vont où ils veulent, Il n'y a personne dans les tombes, La croix et le croissant, Edmond Rostand, l'homme qui voulait bien faire.

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Hubert Haddad, Le peintre d’éventail, Zulma, 2013.
Haddad
          Il est des livres qui vous lavent l’esprit des contingences de la vie et des scories de la journée. Tels sont les romans d’Hubert Haddad, et celui-ci est de la meilleure veine. Découvrant par les journaux le triste état de son maître, après un accident dont on n’apprendra l’ampleur qu’à la fin du roman, Xu Hi-Han, qui l’avait quitté pour une raison majeure que l’on ne comprendra, elle aussi, qu’à mi-parcours, part le retrouver dans sa retraite, au nord du Japon. Au terme d’un long récit où maître Matabei résume sa vie, le disciple reçoit une collection d’éventails. Trois d’entre eux, fixés au mur par des épingles, le frappent, comme « une agitation impatiente de vivant face à l’importunité de l’inconnu ». Le troisième, inachevé, lui revient comme un testament : « Quand c’en sera fini de cette pénible comédie, promets-moi d’achever dignement le travail, cher fils… »
          Ce récit-cadre, qui maintient la tension romanesque tout au long du livre, amorce le véritable thème du roman : la transmission, dont les hommes, quels que soient leurs talents, ne sont que la courroie de génération en génération. Hi-Han n’était qu’un marmiton maladroit dans une auberge où Matabei avait trouvé retraite. Grâce à lui, il est devenu maître de conférences à Tokyo. Mais Matabei n’était lui-même que le disciple d’Osaki, vieux jardinier de la pension, qui élabore d’une même pensée des jardins zen et des éventails de feuilles mortes. Matabei repeint patiemment les éventails de son maître, délavés par une inondation ; il transmet à Hi-Han le dernier d’entre eux, inachevé, pour poursuivre l’approfondissement de soi.
          Bien sûr, il y a l’intrigue romanesque, riche en péripéties et savamment orchestrée pour entretenir le suspens nécessaire à l’attention du lecteur occidental. Pourquoi Matabei, brillant designer, quitte-t-il Tobe après le séisme de 1995 pour se réfugier dans une auberge tenue par une ancienne geisha de second rang ? Pourquoi précisément cette maison, et quel rapport avec le suicide d’une jeune fille dans le métro ? Quel rôle joue dans son parcours une jeune fille débarquée un jour à la pension ? Quelle catastrophe majeure se prépare dans la rupture de la transmission ? Comment, par les gestes sacrés, parviendra-t-elle à se rétablir par delà le désastre ?
          Voilà pour les éléments narratifs, qui garantiront au lecteur un intérêt soutenu. Mais l’intérêt est au-delà du récit. Comme dans un jardin zen, les détails les plus insignifiants y ont un sens. Les lieux ne sont pas choisis au hasard. Dame Hison accueille dans son auberge « avec complaisance et comme par privilège les transfuges de la vie quotidienne ». Il s’agit d’un refuge plus que d’une pension, un lieu de transition entre la vie agitée de la ville et le monastère abandonné à un moine aveugle.
          Les personnages quant à eux assument pleinement leur correspondance symbolique avec la nature qui les entoure. Hi-Han est par son nom, évoquant le cri de l’âne, l’animal brut qui se transmue en fin lettré. Dame Hison a le visage pâle et rond de la lune. La belle Enjo résume à elle seule toutes les splendeurs de la nature : « une carpe venait de se muer en femme sous ses yeux » ; « ses seins avaient un bercement de lys au vent et ses épaules retombaient comme les lianes du saule sur ses hanches » ; « princesse de la lune, née d’une tige de saule », son regard remue latéralement comme la guêpe devant son nid… Quoi d’étonnant à ce qu’elle devienne le « jardin à titre exclusif » de Matabei ?
          Cette harmonie entre l’homme, l’art et la nature se traduit par un art à trois visages : le jardin, la peinture d’éventail et le haï-ku qui l’accompagne. Osaki entretient le jardin « avec l’éventail des saisons en mémoire ». Ses éventails retracent pour qui sait les lire un « manuel du parfait jardin ». De l’un à l’autre, et jusque dans les poèmes, de subtiles correspondances s’établissent, dégageant l’harmonie de la dissymétrie. Mais lorsque la nature se déchaîne, la correspondance entre l’homme et le paysage prend des aspects menaçants. « À l’envers du ciel, des ourlets en forme de lèvres s’étiraient au secret des nuages qui prenaient les contours d’un visage, toujours le même, incessamment redessiné. » Sauf à l’approche du lac préservé où siège le monastère et dont les eaux s’ouvrent sur « un éventail d’irisations ». C’est peut-être dans ces correspondances que se cachent les clés du roman. Si l’art, comprend enfin Hi-Han est « l’inachèvement suprême », c’est parce qu’il ne s’accomplit parfaitement que dans le regard de l’artiste, qui n’a plus qu’à suspendre son geste pour ne rien achever.
          Indispensable complément du roman, Les Haïkus du peintre d’éventail, publiés parallèlement par Hubert Haddad, prolongent la méditation. Certains, classiques, fixent une impression fugitive liée à un paysage ou une saison.

Nuit feutrée d’hiver
l’épaisseur de la neige
procède d’un rêve

D’autres, avec un humour non exempt de tendresse, jettent un pont entre l’abstrait et le concret

Errant dans les brumes
cette chose sous mon pied —
fatigue ou crapaud

D’autres résonnent en écho du roman

Perfection du style
cette fragile nuance
d’inachèvement


Voir aussi : Le camp du bandit mauresque, Petite suite cherbourgeoise, La culture de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole, Oholiba des songes, Palestine, Géométrie d'un rêve, Vent printanier, Opium Poppy, Sonetti di dolore, Le nouveau magasin d'écriture, , Premières neiges sur Pondichéry, Casting sauvage, Un monstre et un chaos. La sirène d'Isé. L'invention du diable, La symphonie atlantique.

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Noëlle Châtelet, Madame George, Seuil, 2013.
Châtelet
          Un psychanalyste bardé de théories qui le confortent dans la certitude que tout est explicable par le seul exercice de la raison est un jour confronté à une patiente en proie au fantôme de sa sœur. Un bon complexe de culpabilité suffirait à écarter la question importune, si, tout autour de lui, les témoins d’expériences de ce type ne se multipliaient soudain. D’autres patients, sa fille, son ex-femme… sans se concerter, lui racontent des histoires similaires. Certes, il reste ses livres — « Mon escorte. Mes gardes du corps. Mes gardes de l’âme. Ma sauvegarde ? » Mais cette « clôture » qu’ils ont construite autour de sa raison et qui, jusqu’à présent, constituait une « enceinte rassurante », ne l’enferme-t-elle pas dans des certitudes sclérosantes ? Son inconscient lui donne la clé, un jour que la conversation se met à rouler sur le sujet dans un repas d’amis : après avoir maudit celui qui avait posé la question, il se rend compte que c’était lui.
          Il lui faut bien, dès lors, « réfléchir à ces assauts soudain, sur ma sérénité et ma conscience, d’un univers qui n’est pas le mien : pourquoi donc, par deux fois, le destin semble en vouloir à mes certitudes, mon savoir, mon expérience, par des demandes qui font violence à ma raison ? » La question, c’est à elle-même, aussi, que la romancière la pose. Comment celle que l’on connaît et que son éditeur présente encore comme porteuse d’une « réflexion originale sur la question du corps » s’est-elle intéressée aux êtres immatériels ? Parce qu’il est question de corps, précisément. Pour l’une des patientes, le défunt mari est un poids, ou plutôt « un poids sans poids », qui creuse imperceptiblement le matelas à ses côtés, la nuit. Pour l’amie de l’ex-épouse, c’est « une forme sans forme », qui pose sur elle « l’idée d’un regard ». L’un après l’autre, chacun s’attache à définir cette présence de l’être qui dépasse sa matérialité et, peut-être, la mort.
          En cela, le roman trouve pleinement sa place dans les thématiques chères à l’auteur : l’exploration des frontières de la personnalité, la réflexion sur la mort, la présence du corps, l’importance de la gastronomie et de la convivialité, l’amour de l’Italie, la transmission, l’attention aux enfants… Mais — comme à un bon repas — les ingrédients dont on reconnaît l’arôme et la touche personnelle de la cuisinière composent à chaque fois un menu différent. Celui-ci est entre humour, légèreté et tendresse, avec un infini respect pour tout ce qui échappe au narrateur, mais qu’il n’a pas à juger. « Je n’y crois pas personnellement… Mais je crois ceux qui y croient », résume-t-il. Ce n’est pas une pirouette pour échapper à la réflexion, c’est une conviction paradoxale qui l’ouvre à l’expérience personnelle.
          Car il y a, derrière ces histoires de fantômes, un récit à la fois drôle et excitant, qui, comme dans un roman policier, multiplie les pistes pour les regrouper dans un bouquet final où tout prend sens — jusqu’au prélude de Chopin entendu par la fenêtre d’une voiture dans un embouteillage. Il faut en laisser le plaisir au lecteur, car chaque histoire de fantômes prend sa place dans le roman comme une pièce biscornue prend son sens dans un puzzle. Particulièrement émouvante, la chaîne qui se constitue, d’enfant mort en enfant mort, jusqu’à celui qui, sans qu’il l’ait su, touche le narrateur au plus près de son identité. Et touchante, la scène finale, qui a des airs de scène primitive et qui restitue au corps, au trouble de la nudité résistant à la vieillesse, son poids de chair à ce roman de la forme sans forme…

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Voir aussi : Entretien avec le marquis de Sade.

Michel Lambert, Le métier de la neige, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013.
Lambert
          Des amis cherchent, dans un cimetière de Moscou, les tombes d'hommes célèbres. Un entrepreneur qui s'interroge sur le sort de son fils le compare au fils de son ancien associé. Un client remarque au supermarché une femme qui évoque en lui un souvenir confus. Un homme se sent isolé dans l'ambiance d'une fête entre copains... Neuf nouvelles partant de situations banales, mettent en scène des personnages ordinaires, mais affectés par une blessure secrète, un souvenir obsédant, et qui prennent soudain une décision abrupte. Quitter leur compagne. Détruire à coups de pied un sac de provisions. Suivre une inconnue. Mais la vie, le plus souvent, reprend ensuite son cours.
          Comme chez Simenon, la nouvelle tient dans son atmosphère. Une odeur, celle de la « vraie ville », pots d'échappement, asphalte râpé, trottoirs crasseux ; une vision, celle d'un ciel qui ressemble à une mappemonde « avec ses mers immenses, infinies, et ses nuages en forme de continents, ses petites îles aux contours dentelés » ; des pluies qui n'en finissent pas ; la lumière sale et sans intérêt des néons du magasin. Et la neige qui tombe, imperturbable - après tout, c'est son métier...
          Parfois, un événement brutal ou inattendu explique cette petite faille dans l’existence. Une femme passe avec un perroquet sur l'épaule, une inconnue vient s'asseoir sans dire un mot à la table du narrateur, on apprend que le père d'un ami a enfoncé un couteau dans le ventre d'une voisine... Mais aucune explication ne vient intégrer cet événement dans le cours paisible de la nouvelle. Seul un sursaut de passé vient troubler le personnage. Mais là encore, aucune explication. « La vraie question était ailleurs, il le savait. » Mais où ? Un autre personnage se rappelle sa sœur : « Par exemple, m'avait-elle pardonné ? » Mais de quoi ? Comme chez Kafka, on se sent prisonnier d'une impression confuse, d'une culpabilité à laquelle on ne comprend rien. « Une fraction de seconde nous avait réunis », ressent le personnage qui confond un peu l'image de la sœur, de l'inconnue qu'il vient de croiser, de l'héroïne d'une nouvelle qui l'obsède... « Tout est complice de tout, ici bas. »
          Complice de quel crime ? La plus troublante de ces nouvelles, « Complices », évoque cette culpabilité trouble qui rappelle Le procès : « je comprenais avec effroi que la faute était toujours là, partout elle rôdait, et quand tu ne l'avais pas commise avant, elle te piégeait après. » Elle repose sur de vagues coïncidences d'événements, appelées par des images, des mots. La neige tombe, un ami tombe, la vie est en chute libre. Quelques notations ambiguës nous induisent volontairement en erreur. « Tu l'as revu ? », demande un homme à sa femme ; « elle va me quitter », conclut-il. On pense bien sûr à un amant, non à une femme qui va mourir parce qu'elle fait confiance à un charlatan pour soigner son cancer. Ailleurs, ce ne serait qu'une fausse piste. Chez Michel Lambert, les deux pistes ne s'excluent pas. La deuxième situation évoque la première, enfouie, inexpliquée, mais peut-être plus traumatisante encore.
          La faute, l'erreur — mais laquelle ? — traverse ces récits. Plusieurs personnages ont sacrifié leur vie sentimentale ou familiale à leur carrière, ont laissé s'éloigner un être aimé.. « J'ai commis une erreur, dit-il. - Nous commettons tous des erreurs, dit Pat. » Mais le récit n'a rien de policier : l'important, ce ne sont pas les faits, que nous ne connaîtrons pas : ce sont les rapports entre les personnages, subreptices, fugaces, à peine esquissés par une notation brève. « Je marche à côté d'un fantôme » ; « tout le monde est seul » ; « mettre en joue sa vulnérabilité » ; « s'effleurer du bout de l'âme » ; « une sorte de rejet mutuel jamais exprimé »… Ce sont ces notations, qui peuvent passer inaperçues, qui induisent un malaise permanent chez le lecteur, qui agacent, qui séduisent. « Plus rien ne sonnait juste », écrit Michel Lambert : et c’est cela, précisément, qui donne le ton juste au récit.

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Voir aussi : Le jour où le ciel a disparu, Dieu s'amuse, Une touche de désastre. Quand nous reverrons-nous ?, Le lendemain. Le ciel me regardait. Cinq jours de bonté.

Mathieu Simonet, Françoise Olivès, Marc Beltra, roman autour d’une disparition, Montreuil, Omniscience, 2013.
Simonet
          En décembre 2003, un étudiant de vingt ans, Marc Beltra, disparaît près de Leticia, en Amazonie. Un village frontière, entre le Brésil, le Pérou et la Colombie. Dix ans plus tard, alors que l’enquête n’a abouti à aucune certitude, pas même celle de sa mort, Mathieu Simonet lui consacre un livre, éclaté lui aussi à la frontière entre les genres. Roman ? Documentaire ? Tentative de deuil ? Un genre insaisissable, comme le personnage qui en est le prétexte, et c’est cette coïncidence entre l’évocation du disparu et la dispersion du livre qui en fait la force. L’auteur lui-même est éclaté. Certes, il y a une signature, celle de Mathieu Simonet, à la fois écrivain et avocat de la famille, mais au cœur, aussi, de « hasards objectifs » qui l’impliquent directement dans l’affaire. Peut-être Mathieu Beltra, qu’il ne connaissait pas, a-t-il été lecteur d’un roman de Simonet inédit au moment de sa disparition. Et l’enquête qu’il mène le ramène inexorablement à une « scène originelle » vécue par son père au Pérou, trente ans avant la disparition de Marc !
          Surtout, pour évoquer cette disparition aux multiples facettes (les hypothèses se multiplient, tout aussi vraisemblables, tout aussi impossibles à étayer), l’auteur se multiplie lui aussi à l’infini, dans ce que Mathieu Simonet appelle une « autobiographie collective ». La disparition de l’auteur et celle du roman sont le miroir dans lequel se reflète une étrange « vérité ». « J’écris pour être présent au moment t », précise celui qui tient la plume, « de la littérature avec un l minuscule », qu’il ne cherche pas à définir autrement que « des livres ». Des bribes empruntées au journal de Françoise, la mère de Marc, à des correspondances avec les protagonistes ou avec des amis, à des entretiens… le tout rassemblé par une seule personne, certes, mais soumis ensuite à la critique des autres, font éclater les limites entre l’auteur unique (celui qui seul peut écrire le point final, ce qu’il rappelle régulièrement) et le collectif dont il n’est qu’un fragment secondaire.
          Le véritable sujet de ce livre, plus que Marc Beltra, plus que la mort de la mère ou la folie du père, qui viennent court-circuiter le thème central, est peut-être le livre lui-même. Car dans ce livre transfrontalier où l’avocat (soumis au secret de professionnel) se bat avec l’écrivain (qui ne peut fonctionner que dans l’impudeur totale), comment échapper à une réflexion sur la quête de vérité ? La famille en a besoin pour un deuil impossible ; l’écrivain sait que livre, par principe, ne peut pas dire la vérité, car la sienne est au-delà de son propos : elle est dans le montage, nécessairement réducteur, nécessairement mensonger, parce qu’issu d’une subjectivité absolue, quelle que soit l’apparence d’objectivité que suggère la multiplication des auteurs.
          « L’écriture, c’est apprendre à pousser les mot avec ses coudes » : un rapport physique, avec une matière qui résiste et se travaille — au coude à coude. « L’écriture, une peau sur laquelle on plante des aiguilles ». La notation, dans sa nudité, renvoie à la fois au supplice (car le livre blesse) et à l’acupuncture (le « fantasme » de l’auteur est « une littérature médicament, une littérature fédératrice »). Fantasme ? Lui-même le reconnaît. Mais c’est parce que l’écriture et la littérature sont elles-mêmes en quête que ce roman d’une disparition nous touche, bien au-delà du sort de Marc Beltra.

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François Emmanuel, Les murmurantes, Seuil, 2013.
Emmanuel
          « La mémoire est comme un mur sur lequel on passe la main. » Un geste, une phrase, rendent parfois sensibles le mystère et le charme d’un livre. Une formule d’une simplicité biblique, qui intrigue tout en laissant entrevoir une calme évidence. Le jeu de la mémoire, obsessionnel chez François Emmanuel, résumé en un geste d’une douceur complice contrastant avec la violence d’un mur, dur et nu, dont on sent qu’il révèle autant qu’il dissimule. Les trois nouvelles réunies dans ce livre explorent les traces subtiles du passé après la disparition d’un être cher : une femme, dans les deux premières, un écrivain célèbre, dans la troisième, qui a donné son titre au recueil. Le narrateur, sur les traces du disparu, dévide comme sans y prendre garde les fils ténus d’un passé qui résiste, attentif à des détails qui semblaient jusque-là anodins. « Je marchais le long de la Mandovi avec le sentiment que tout était signe », remarque le premier ; « un moment surpris par une sensation très nette de déjà-vécu », ajoute le deuxième ; « je me suis souvenu que nous avions pratiqué la même opération trois ou quatre ans auparavant », enchérit le troisième en fermant les volets. Une sensibilité nouvelle au monde, aux lieux, aux personnes, aux objets d’art s’affine dans la disparition d’un être cher. Sans effets de manche intempestifs, avec une patience de dentellière, François Emmanuel excelle à évoquer ces impressions infimes qui colorent à peine le réel : « cette impression de vent qui chasse, de ténèbres qui gagnent de proche et proche » ; « comme pour installer une permanence du réel dans ce qui quelques jours plus tard appartiendrait au temps du rêve », « comme si nous appartenions lui et moi à ce monde hors du monde, ce cercle de chuchotements et de sidération »…
          Et soudain, de grandes ruptures, de profondes déchirures traversent le  pastel du monde. « Les plaques tectoniques de la nuit crissent l’une au-dessus de l’autre », le soleil incendie la chambre, une sirène d’ambulance hulule, le rivage étincelle… La vie se réveille, souveraine, le désir brûle, impérieux. Les disparus semblent plus vivants que ceux qui partent à leur recherche. « Si je ne suis plus visitée, je m’arrêterai », disait L. en parlant de sa peinture. Mais cette exigence d’absolu n’éclaire-t-elle pas aussi sa mort ? Quel désir a traversé le secrétaire de l’écrivain terrassé par un accident, au point de ne plus savoir distinguer ce qu’il recueille à la dictée, ce qu’il prolonge dans sa connaissance intime de l’œuvre, ce qu’il puise dans un amour secret pour la maîtresse de son employeur ? Des forces souterraines se trahissent par des biais insoupçonnés : un livre, une rencontre fortuite, un dessin de la Renaissance… Plus qu’un personnage perdu à jamais, c’est un rapport avec la vie, avec la mort que cherchent les trois narrateurs. « Comment aide-t-on les gens au moment du passage ? » se demande l’un ; comme « laisser tomber son corps comme une enveloppe inutile », s’interroge l’autre ; « un jour nous serons tous confondus dans la même lueur », découvre le troisième dans les derniers manuscrits de son maître. Entre ceux qui partent et ceux qui restent, quel est ce désir obsédant comme le murmure des vagues ?

Voir aussi : Jours de tremblement, Le sommeil de Grâce, 33 chambres d'amour, Ana et ses ombres, Raconter la nuit.Le Cercle des oiseleurs.

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Erwan Lahrer, L’abandon du mâle en milieu hostile, Stock, 2013.
Lahrer
          Agacé par une condisciple rebelle qui trouble son univers bien réglé, le narrateur, fils d’un notable de droite dans une petite ville de province, découvre au hasard d’un exposé que la sauvageonne est issue d’un milieu tout aussi bourgeois. La haine se mue peu à peu en curiosité, en fascination, puis en paradoxal amour. Nous sommes dans les années 80, à l’époque où les punks semblent encore débarqués d’une autre planète et où de grands idéaux ne semblent devoir s’écrire qu’à la dynamite. Bien sûr, il y a de l’émoi sexuel à la clé, pas étonnant, chez un adolescent dont « la libido dormait sur ses deux couilles », mais pas seulement. Une relation faite de défi réciproque, qui peut aller jusqu’au sado-masochisme, chacun cherchant en l’autre à se punir d’il ne sait quoi. La jolie provocatrice devient jeune femme, écrivain célèbre, épouse le jeune homme bien rangé sans pour autant ranger sa vie…
          De mystère en cachotterie, le drame éclate, à mi-roman. La belle mystérieuse a une vie cachée, et en meurt. Le désarroi du mari qui n’avait rien vu venir constitue incontestablement la partie la plus forte du roman, une explosion brusque et impossible à maîtriser de douleur brute, une foudroyante projection dans la folie, le désespoir et l’alcool. La fin semble hésiter un moment entre une lente reconstruction, le désir de tirer un trait sur le passé et la brusque tentation de tout revivre, une fois encore.
         La force du roman tient à la cohérence de l’écriture et de la narration. Le début exploite la rhétorique un peu creuse du bon élève soignant son style, avec des zeugmes ironiques (« j’avais encore un peu d’acné, des lunettes, des bonnes notes et une collection de timbres », « un jour que la fin imminente de l’année scolaire nous plongeait les pieds dans l’été et la tête dans les révisions »…), les accumulations d’adjectifs (« les ténèbres captieuses d’une existences incongrue »), le lyrisme précieux des descriptions (« l’automne alourdissait les coteaux de ses pampres prometteurs »)… La disparition des repères à la mort de l’épouse correspond à une dislocation de l’écriture, qui à la fois se muscle et se dérobe, renonce à la correction, tandis que le récit confond les niveaux de réalité, laisse apparaître d’étranges fées ou personnifie le whisky. Des glissements de la narration au dialogue accentuent l’illusion de voir le récit s’écrire sous nos yeux et progresser sans but au gré de l’écriture. C’est dans cette absence de maîtrise que se révèle sans doute le mieux le caractère du personnage, et le sombre charme du roman.

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Dominique Le Brun, Quai de la douane, éd. Le Télégramme, 2013.
Le Brun
          Venu présenter un livre technique à Brest, un écrivain breton émigré à Montmartre retrouve un ancien condisciple qu’il avait perdu de vue. Des souvenirs d’enfance émergent de conversations bien arrosées, mais immédiatement, le narrateur comprend qu’on lui cache les passages les plus graves d’une histoire qui le concerne directement.
          Comme chez Simenon, c’est dans l’atmosphère qu’il faut chercher la clé de l’énigme. Celle d’une ville portuaire aux bars étranges, aux personnages colorés, mais surtout celle de l’école des frères où se côtoient les rejetons de tous les milieux sociaux. Dominique Le Brun la restitue avec bonheur, attentif à l’odeur des salles, aux silhouettes s’animant derrière les baies vitrées, aux terreurs crépusculaires. Il nous détaille avec délectation le rituel complexe des billets de confession, des rendez-vous avec les professeurs, témoignant d’une expérience ancestrales pour que les élèves ne s’attardent pas dans les couloirs. Mais l’expérience ne redoute que les pièges qu’elle connaît : celui de relations inavouables entre gamins. Elle ne peut prévoir que le retard de l’un d’eux pourrait n’être dû qu’à une émotion esthétique. L’incroyable description des images affluant à l’écoute des Préludes de Liszt constitue un des morceaux de bravoure du récit.
          Tout s’enchaîne alors avec une logique implacable : celle des malentendus, des terreurs glaçantes, des suspicions maladroites, des punitions absurdes, des questions sacrilèges… Car on se rend compte que l’expérience séculaire n'a pas été consignée dans un règlement immuable, mais a une existence presque autonome, reposant sur des méfiances instinctives et des clichés simples. Tout s’enchaîne, puis tout se précipite, jusqu’au drame, ou plutôt, l’avalanche des drames dont on finit par oublier qu’elle n’est due qu’à un inoffensif souffle de vent sur le sommet d’une montagne que l’on croyait imperturbable.
          Le roman s’élargit alors dans le temps et dans l’espace : des secrets des maquis durant la seconde guerre mondiale aux magouilles politiques à l’échelle européenne, on se rend compte que ces personnages qui se sont côtoyés dans l’enfance sont pris malgré eux dans un réseau social qui les dépasse et qui éclaire d’un nouvel angle leurs petites aventures de potaches. Parfaitement maîtrisé dans l’entretien du suspense, le croisement des intrigues, la logique des révélations, le roman ne peut se conclure que sur une pirouette désabusée — le départ pour le désert du marin échoué dans son bar.

Voir aussi : Vauban, L’inventeur de la France moderne, L'Atlantide, le continent qui rend fou, C'est pas la mer à boire. Charcot.

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Paule Constant, C’est fort la France !, Gallimard, 2012.
Constant
          En 1980, le premier roman de Paule Constant, Ouregano, évoquant les souvenirs d’enfance d’une petite Française dans un village du Cameroun à l’époque de la colonisation, avait fait l’objet d’un plateau d’Apostrophes consacré à l’Afrique noire vue par les romanciers. À ses côtés, Jean Cau, Tierno Monembo, William Sassine et André Brink, à partir de parcours différents, évoquaient des images contradictoires. Or, l’un des participants avait vécu à la même époque et dans le même village que la romancière, mais ne s’était pas reconnu dans un personnage de son roman. Il y a de quoi s’interroger sur la transmission de la réalité par la fiction. L’interrogation ne dure guère et les chemins se séparent. « Nous nous sommes croisés à l’intersection de deux routes qui nous ont conduits chacun ailleurs. »
          Mais trente ans plus tard, une lettre outrée de la femme de l’Administrateur, lui reprochant d’avoir travesti la réalité, restitue soudain l’édifice immense du souvenir cher à Proust. Une rencontre permet de comparer les mémoires ; elle aurait pu tourner à la nostalgie postcoloniale ; elle enclenche au contraire une prise de conscience sur la mémoire et la littérature. « C’était comme si on m’avait redistribué les cartes que je connaissais mais que j’avais rangées dans le mauvais ordre », se rend compte la narratrice, que nous n’appellerons pas Paule Constant, la distanciation entre roman et réalité étant précisément au centre de ce livre. Ce qui pour elle n’était que des anecdotes pittoresques s’éclaire sous un autre jour. Un accident de chasse ne cache-t-il pas un meurtre ? Le progrès, notamment médical, apporté par l’Occident n’est-il pas un leurre ? C’est une autre histoire qui se rebâtit alors avec les mêmes matériaux.
     Cette interrogation sur la fiction romanesque reste très discrète dans ce roman, qui n’a nullement besoin de références aux précédents livres de l’auteur pour être lu avec délectation. Mais ce sont les pages qui marquent le plus, car elles soulèvent un problème fondamental pour l’homme : celui du regard, de la prise de conscience, du rapport à la vérité. La narratrice se rend compte qu’elle a fixé ses souvenirs par la voie littéraire : la « pauvre petite Pasteure » qui ne lui avait pas été utile a disparu de sa mémoire. Il y a pire que d’entrer à titre de personnage dans un univers romanesque, se dit alors la romancière, c’est de ne pas y entrer du tout, et d’être exclu de l’espace de fiction « aussi infime qu’il soit, parce que le seul ressenti comme vrai ». D’autres événements en revanche sont présents, mais ont été changés. Souci du politiquement correct ? Tel est le reproche que lui adresse l’administratrice, Madame Dubois. Non, répond la romancière, mais « souci de cohérence romanesque que la réalité observe rarement. » C’est « le travail des romanciers », de « donner une logique à des événements reçus dans le désordre. » Certes, mais n’y a-t-il pas une idéologie inconsciente derrière cette réécriture ?
          Le plus touchant, dans cette prise de conscience, est celle de madame Dubois, qui apparaît en creux dans le dialogue, mais qui en a conservé une impression plus forte : entrant à l’hôpital pour ne plus en sortir, c’est la narratrice que la vieille dame, isolée, fait appeler à son chevet. « C’est ma romancière, elle seule sait ce qu’il faut faire, elle sait ce qui est bien pour moi. » Quel plus bel hommage la réalité peut-elle rendre à la fiction ?
     Au-delà de cette réflexion, on appréciera, dans ce roman, la justesse avec laquelle sont reconstituées les atmosphères d’une époque et d’un lieu révolus. Le lieu est Batouri, avec ses quatre collines qui « se narguent » comme les quatre châteaux forts du pouvoir blanc : l’hôpital, l’école, la résidence, l’orphelinat. Les invitations tournent de colline en colline, la nuit, « on devinait aux lumières qui les couronnaient l’intensité de la vie sociale des uns et des autres, les invitations auxquelles chacun se rendait puisqu’une colline particulièrement lumineuse entraînait du coup l’extinction d’une ou deux autres. » Le temps est celui d’une Afrique à l’âge où se rencontrent deux mondes incompatibles. La nuit y est « un tunnel qu’il fallait franchir d’une seule traite. » On ne peut mettre un bras hors de la moustiquaire, un pied à terre, on doit attendre « au mieux le sommeil, au pire le jour ». Le médecin organise une dîner des lépreux pour prouver qu’il n’y a pas de contagion à craindre. La tenancière du bistrot y emploie une guenon comme serveuse. Elle décapsule les bouteilles de ses dents et ne comprend pas qu’on puisse commander autre chose qu’une bière…
          Sur tout ce monde règne Madame Dubois, bien plus que son mari. Paule Constant en trace un portrait touchant, ni complaisant, ni moqueur. Celui d’une femme de petite bourgeoisie sincèrement éprise de son mari, consciente de son rôle et destinée à le remplir malgré tout. Au milieu d’un monde qui ignore tout de la culture occidentale, il faut faire comme si tout était normal, maintenir les traditions de la diplomatie française : « cette femme si courageuse passait son temps à banaliser le monde, à le réduire par la force des mots à un modèle lointain ». Oui, il faut savoir commander un vol-au-vent et une compote de pêches et reconnaître bien sincèrement ce qu’on a demandé dans ce qu’on vous sert. Oui, il faut acheter une ménagère en argent gravée aux initiales d’un René et d’une Françoise pour les faire passer pour des couverts au chiffre de la République Française. Oui, il faut pouvoir, en toute bonne foi, s’indigner du chapeau des visiteuses (« C’est une offense à la République. Ce n’est pas moi qu’elles viennent visiter mais la France qui les reçoit ») et se retrouver désarmée devant les bonnes âmes d’Europe, qui lui reprochent de ne pas parler africain, alors qu’il y a des dizaines de langues différentes dans la région et qu’il faut se résoudre au « petit nègre » pour être compris. Touchante, l’administratrice, avec son manuel de cérémonies pour les colonies, dont le chapitre intitulé « Recevoir un prélat en brousse » est du plus haut comique. Touchante, parce que la grande cérémonie à laquelle elle se prépare depuis toujours tourne au désastre et au rapatriement d’urgence. Et parce que toute seule dans une chambre de bonnes où elle continue à représenter la France, elle reste fidèle à une jeunesse que personne ne peut plus comprendre. Le roman fonctionne parfaitement dans le décalage amusé, mais jamais méprisant, entre ces deux France qui ne peuvent se rejoindre. La phrase qui lui a donné son titre, remise dans deux contextes différents au début et à la fin de l’ouvrage, résume alors d’une façon foudroyante le grand malentendu qui s’est prolongé trente ans.

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Anne-Marie Garat, Programme sensible, Actes Sud, 2013.
Garat
          « Soudain, nous nous sommes tous mis à nous quitter les uns les autres »… Une épidémie de séparations, en ouverture de récit, semble nous guider vers un roman psychologie (l’air du temps…) ou fantastique (une malédiction inéluctable…). En fait, nous sommes un peu entre les deux, dans un récit mouvant, où se mêlent plusieurs thématiques : la crise du couple, les rapports entre un père et sa fille, la menace écologique, la mémoire du passé, l’entrée dans l’ère informatique… L’originalité de ce roman est d’avoir traité ce dernier, le plus important, dans le registre du fantastique et du mythique, conservant aux autres thèmes leur logique réaliste, avec le recul de l’humour qui laisse en permanence le lecteur dans l’indécision. En fait, les rapports entre le narrateur, traducteur professionnel, et son ordinateur, à la fois outil de travail et lieu d’ouverture sur le monde, sont presque du ressort de la psychologie de couple. Il décrit de la même manière ses rapports avec le monde réel et avec le monde virtuel. « J’investis dans la relation interactive haut débit au lieu d’intervenir dans le réseau associatif du quartier », reconnaît-il, mais les « bandes de jeunes en embuscade » renvoient à la fois à la réalité de son quartier et à celle de la jungle informatique. Quant à son ordinateur, il hésite entre la relation d’homme à objet (« Je m’en sers comme d’un grille-pain, réglé sur thermostat modéré, une fois pour toutes, question de diplomatie ») et la relation d’homme à homme (« Il m’observe, me devine »).
          La découverte de « Google Earth » donne soudain une dimension mythique à ce qui aurait pu n’être qu’un récit plaisant. Découvrir le monde dans un minuscule appartement de la banlieue parisienne tient de l’expérience mystique : « l’ascension virtuelle m’élève impunément d’ici-bas, m’arrache loin de mon deux-pièces, de ma banlieue, de la mégapole et de l’hexagone. » La prodigieuse expansion spatiale, quoique virtuelle, a son correspondant dans le temps, lorsqu’apparaît dans l’ordinateur une image venue de son enfance, en Estonie, dans un passé douloureux qu’il a toujours voulu refouler. Dans la maison où il a grandi, une visite virtuelle met au jour des souvenirs enfouis. Que s’est-il passé ? Avons-nous basculé dans le fantastique ou, à force de trafiquer inconsciemment les programmes, a-t-il créé des liens insoupçonnés entre des banques d’images, des caméras focalisées sur les photos accrochées au mur, et des logiciels d’exploration virtuelle ? Ne nous posons pas la question : plongeons à sa suite dans cet univers où se mêlent souvenirs d’enfance et vécu actuel, images virtuelles et sursauts linguistiques de l’enfance estonienne. « Je saute sans parapluie ni parachute de sécurité dans les langues mortes de ma vie antérieure, mes langues rares ataviques irréductibles à toute autre, tellement plurivoques, baroques, qu’aucun moteur ne traduit leur lointain brumeux de paysages nordiques… » Ces passages où la romancière lâche la bride à son lyrisme sont les meilleurs du roman, car ils parviennent à concentrer tous les thèmes dans un style ample qui correspond à la personnalité du narrateur, traducteur, et donc attentif comme la romancière à la musique des mots, qui a grandi dans des langues rares à travers lesquelles il retrouve son propre passé.
          Des rapports singuliers se tissent alors entre réalité et fiction. L’odeur de mazout qui envahit l’appartement vient-elle d’une fuite de chauffage ou de l’odeur bien identifiée de la maison familiale ? « Parfois, je me demande si je suis vivant. Si Alix est vivante, et Cathy, si le monde est vivant. » Car la maison d’enfance est un théâtre, « une énorme cachette gigogne » où, comme dans un jeu vidéo, il doit retrouver les indices qui lui permettront de reconstituer sa propre histoire. Les zones explorées par Google Earth, qui ne sont pas répertoriées par satellites, n’existent pas réellement, « ou pas encore », ou reconstituent un lieu antérieur à la naissance du narrateur… N’est-ce pas cela, l’innocence, ce rêve d’un pays qui échappe à Big Brother pour que nous puissions y projeter ce temps qui n’est ni passé, ni présent, ni futur, « durable autant qu’un instant ou qu’une éternité » — un paradis originel ?
          Mais ce qui se passe dans la mémoire reconstituée est bel et bien réel, et la violence qui remonte à la surface envahit le monde autour de lui comme l’odeur de mazout. C’est à un crime virtuel, mais bien réel, que nous assistons à la fin du récit. Et il n’est plus question d’innocence.
          Peut-être avons-nous un des premières tentatives, avec ce roman, d’utiliser l’informatique pour engendrer de nouveaux mystes et faire mentir le jeu de mots de Prévert : « Cybernétique — Cythère bernique ». On y voit renouveler de vieux mythes, correspondant à des aspirations ou des curiosités éternelles : savoir ce qui se passe chez le voisin comme si on soulevait le toit de sa maison, se traduisait au XVIIIe siècle par le mythe du diable boiteux, au XXe par Big Brother, au XXIe par Google Earth…
          L’écriture soignée d’Anne-Marie Garat convient bien au personnage d’un traducteur attentif au travail de la langue, et à cete hésitation entre tradition et modernité. Le vocabulaire couvre un large registre : on peut dans la même page rompre une « phase hypnagogique » en préparant un « caoua ». Anne-Marie Garat aime les mots précis, mais aussi les mots à peine désuets, qui se comprennent encore mais qui ne s’emploient plus que dans le langage soutenu (« stagner », « miasmes »…), les allitérations  suggestives (« frisson de feuilles frileuses froissées », « agrégats de grains »), les substantivations d’adjectifs (« vastitude sombre des arbres »), les rimes intérieures (« Je suis encore cet enfant leste, subreptice, qui se faufile dans l’interstice »)… Mais elle a le tact d’arrêter au moment où on l’accuserait de préciosité ou de style artiste.

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