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Lectures récentes - 2010

Hubert Haddad, Vent printanier, Zulma, 2010.

          « C’était la veille du Carnaval.. On avait accroché des fanions sur les ormes de la place. Des employés municipaux achevaient de tendre un calicot rouge orné de masques grotesques avec l’inscription : FÊTE DE LA MORT. » C’est bien sûr « La Mortaise » qu’il fallait lire. Mais c’est trop tard. L’image est en nous. Elle grimace, comme un tableau d’Ensor. Les identités se fondent, les temps se confondent, les événements se répondent. Une écolière en poursuivant son chat devient une petite juive déportée dans un camp. Un enfant juif égaré dans la colonne des tziganes est sauvé par l’étoile jaune cousue sur sa poitrine. Mascarade macabre, en quatre courtes nouvelles, qui condamne à la gaieté pour avoir échappé à l’horreur — deux protagonistes gagneront leur vie dans des mariages, à jouer du violon ou tirer les portraits des époux, triste ironie d’un destin goguenard qui les a épargnés.
          « Vent printanier » était le nom de code de la rafle du Vel’ d’hiv. Les nouvelles que l’horrible euphémisme a inspirées à Hubert Haddad évoquent le devoir de mémoire né d’une culpabilité diffuse à travers une transmission ténue, un passage rituel de génération entre n enfant et un vieillard, entre un absent et un vivant. À la frontière indécise entre fiction et réalité, ils nous disent que le passé, comme une ombre oubliée au bord de l’Achéron, reviendra sans cesse se mêler au présent tant qu’on n’en aura pas payé le passage.

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Voir aussi : Le camp du bandit mauresque, Petite suite cherbourgeoise, La culture de l'hystérie n'est pas une spécialité horticole, Oholiba des songes, Palestine, Géométrie d'un rêve, Le nouveau nouveau magasin d'écriture, Opium Poppy, .Sonetti di dolore, Le peintre d'éventail, , Premières neiges sur Pondichéry, Casting sauvage. Un monstre et un chaos. La sirène d'Isé. L'invention du diable, La symphonie atlantique.

Vincent Engel, Le mariage de Dominique Hardenne, J.C. Lattès, 2010.

          Après une apocalypse nucléaire qui le laisse seul survivant au monde, Dominique Hardenne rentre dans son village. Mais comment réinventer la vie pour soi tout seul ? Il ne s’agit pas d’une question de philo pour le bac, mais d’une situation qui, par l’effroi qu’elle provoque, interroge le romancier. C’est le personnage, ici, qui doit y répondre, à tel point qu’à certains moments, le récit passe brièvement à la première personne, comme si le brouillage des consciences entre le protagoniste et le romancier (en termes pédants, entre homodiégèse et hétérodiégèse) était la conséquence ultime de la situation de base : le dernier homme sur terre n’aura plus personne pour le regarder ni pour l’écrire, pas même un romancier.
          Dans un premier temps, il s’agit de reconstituer les conditions de vie. L’avantage de la guerre « propre », c’est de laisser au survivant les provisions de tout un village, un stock d’essence, voire un groupe électrogène et tous les appareils nécessaires pour se débrouiller seul dans un monde voué à  la technique. Mais la vie n’est pas que la consommation jusqu’à l’épuisement des stocks accumulés. Dominique Hardenne est un gars de la terre ; il a aussi appris les gestes de réconciliation entre l’homme et le cycle de la nature. « Il préférait encore la terre aux femmes, même si rien ne prouvait que la terre ne se moquerait pas aussi de lui. » Nouvel Adam au lendemain d’une apocalypse, il cherche le salut dans l’humus.
           Cela suffira-t-il pour ne pas devenir fou ? Il faut ensuite reconstruire la société avec les morts, vitrifiés par la bombe dans une occupation quotidienne, et en particulier se trouver une Eve — Nathalie, qui l’avait méprisé avant son départ pour la guerre, est désormais une poupée docile pour un mariage de fiction. Car à la disparition de l’humain survit la fiction. « L’exceptionnel, n’est-ce pas de réinventer des gestes ancestraux éteints ? » Dominique Hardenne réinvente la société, ses rites, ses contraintes, le mariage, l’enterrement, la flamme de la présence divine dans la chapelle, puis les élections, le procès… Son procès, car à force d’avoir rendu vie aux autres, il a réinventé la suspicion, la contradiction, l’accusation, la haine. C’est peut-être le plus terrible dans la lente dérive de ce roman : réinventer l’humanité, ce n’est pas reconstruire un monde idéal, c’est reprendre une œuvre maléfique enracinée dans la conscience humaine. Sans but ni raison, ni malédiction. Parce que c’est comme cela. « Parce que la vie, l’histoire et le destin étaient de grands gosses capricieux, incapables de se concentrer longtemps sur un même jeu. » Parce qu’en faisant le premier pain de la nouvelle ère, on fait surgir les premières fourmis, qui, toujours, auront le dernier mot.
          Le roman ne se veut ni philosophique, ni pesant. Il a son humour, notamment pour imaginer la mère Amédée, la bigote du village, transformant sa maison en bordel militaire. Les découvertes peuvent engendrer des réflexions plus graves, en passant, sans jamais peser sur l’économie du roman. Ainsi devant la télévision qui « trône » sans image, comme un crucifix : l’une et l’autre ne sont-ils pas comme « des dieux qui avaient séduit les hommes par leurs paroles et leurs gestes et qui continueraient de fasciner même quand il ne s’agissait plus que d’images immobiles et muettes » ? Devant le mutisme du monde et des hommes, la parole ne peut plus être que la sienne, même sans interlocuteur ni lecteur. Pour reconstruire une humanité de fiction, Dominique Hardenne doit retrouver le langage, l’écriture, l’histoire du village durant sa longue absence. La métaphore de la société nécessairement vouée au mal, l’interrogation d’un Dieu définitivement absent, la tentative désespérée de resacralisation passent alors par une allégorie de la représentation, de la fiction, de l’écriture.

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Voir aussi : Les angéliques La peur du paradis, Les absentes, Maramisa, Les vieux ne parlent plus, Le désir de mémoire.

Caroline de Mulder, Ego tango, Champ Vallon, 2010.

          Deux couples dans leur passion du tango, Ezequiel et la narratrice, Alexis et Lou. Deux couples qui se cherchent et se repoussent. Disparitions subites et retrouvailles. Jalousies, aussi, car, bien entendu, la narratrice est attirée par Alexis, qui aime Lou, alors qu’il est déjà marié… Alors, quand Lou disparaît subitement, on pense à un meurtre. Mais nous ne sommes pas dans un roman policier. La narration n’est qu’un mince fil qui ne forme pas trame. La trame, c’est le tango, omniprésent, étourdissant. « Le tango libère les gestes, la mémoire du corps. » Les personnages qui se heurtent, se cherchent, se perdent, prennent sens lorsqu’ils se retrouvent corps à corps.
          Un passage semble contenir en lui toute la force et l’ambiguïté du roman. Alexis rêve d’un film sur le tango. Ezequiel lui emprunte sa caméra et, pour s’amuser, filme à l’aveuglette sa compagne. Celle-ci se découvre fascinée : « En morceaux je suis belle, un bras, un bout d’épaule et les jambes coupées, le cou sectionné. » Ces morceaux éparpillés répondent à d’autres visions de personnages éclatés. Ezequiel sur un divan, les jambes de-ci de-là. Une femme belle de profil, vilaine de face. La vision d’Alexis, surtout , « de chair, de sang, en chair et en os, on lui a brisé le, corps et en feu, et en cendres, dispersé, partout, où qu’on regarde […] le tronc et un bras, une jambe à tort, et à travers sa peau dépassée, crevée de cartilages, de fragments d’os »… Le tango est le kaléidoscope qui, de ces membres épars, reconstitue des personnages, qui semblent se disloquer dès qu’ils sortent de la piste. On comprend l’addiction des danseurs, qui se réapproprient par la danse un corps en lambeaux.
          Mais surtout, le tango est dans l’écriture. Il lui donne rythme et sens. Des phrases courtes, nominales, saccadées, brutalement interrompues, alternent avec des périodes amples, virevoltantes de parenthèse, de tirets, de virgules. Comme dans la « sacada », où la jambe de l’homme fait obstacle à celle de la femme, la phrase bute sur un point inattendu et doit dévier son parcours. L’effet est parfois surprenant, lorsqu’on ne peut achever d’exprimer un sentiment — « J’ai dit je l. » — ou lorsqu’on contient sa colère — « Je te prie de. » Mais la répétition du procédé finit par tourner au tic d’écriture — « S’il pense que. » — « Alors, que.  » — « Pas un geste ou je.  » — « Lou me donnait des envies de.  » — « Pas d’elle pour. » Le lecteur, bringuebalé dans ces pas virtuoses, en ressort tout étourdi.
          C’est que l’écriture, ciselée mot à mot, est toujours sur la ligne de crête entre fulgurance et préciosité. Caroline de Mulder excelle à créer une atmosphère d’une notation rapide. Lorsque la narratrice, qui a des problèmes d’alcoolisme, se maquille : « Un verre de mauvais vin : je fais toujours les lèvres en dernier. » Cela sonne juste. Certaines expressions font mouche — « je souris désossée » — d’autres tombent à plat — « mon cœur bat comme plâtre ». Parfois, les clichés sont brisés avec bonheur — « tuer le temps à coups de talon » — et à d’autres moments ils s’accumulent sans raison — « Lui si à cheval sur l’étiquette était à couteaux tirés ». Des images de bon aloi — « une emplâtre sur une jambe de soie » — alternent avec des échafaudages sémantiques tarabiscotés — « La lame larme à blanc dans le noir. » Mais dans la platitude de l’écriture blanche à la mode, on ne peut qu’être séduit par cette recherche dont on osublie vite les excès.

Voir aussi : La pouponnière dHimmler.

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Christophe Pradeau, La Grande Sauvagerie, Verdier, 2010.

          Ceux qui en souffrent sauront d’emblée de quoi je parle ; de quoi, en fait, Christophe Pradeau parle. Il les appelle des « mouches ». Les ophtalmologues les nomment « corps flottants », et évoquent un épaississement du vitré : un « grouillement de bâtonnets, virgules et macules qui dérivent à la surface du regard ». Ceux qui en souffrent savent combien le monde en est discrètement perturbé, apparaissant à travers un voile invisible, mais impossible à oublier.
          Et ils sauront pourquoi ce roman est avant tout celui du regard. Au centre de récit, une tour, la plus vieille lanterne des morts de France, qui nargue la narratrice, parce qu’on ne la découvre qu’en prenant de la distance, que les maisons la dérobent avant qu’une échappée la révèle. Parce qu’on ne la voit qu’à travers un autre regard, celui des touristes (on est si habitué à sa présence qu’elle disparaît de la conscience), celui des guides bleus. Parce qu’elle est toute embrumée de légendes, de secrets de famille, de drames ignorés. Pour la voir, il faut s’éloigner ; pour la connaître, il faut s’expatrier, retrouver, au fin fond du Canada, les carnets de voyage enfouis dans la terre par un peintre de la région expatrié au XVIIIe siècle. Retrouver, comme si elle attendait de toute éternité l’oreille où déposer un secret, la lointaine descendante de ce peintre. Découvrir pourquoi cette tour, au lieu-dit « La Grande Sauvagerie », porte le nom que l'on donne, au Canada, aux terres inexplorées, le grand blanc des cartes de géographie. Oser monter dans l’observatoire construit par la famille à côté de la lanterne des morts et, dans la lunette d’approche restée braquée sur un objectif précis, découvrir un regard perdu depuis un demi-siècle. Le temps alors se referme comme un piège ; la narratrice a devant elle « la vieille femme qui était moi et qui était une autre », épinglée « dans la prison d’un regard ».
          Il ne faut pas en dire plus pour ne pas déflorer ce récit, haletant, captivant, poétique. Sinon que ce regard est aussi celui d’un auteur à l’écriture solide, nerveuse, modulée en longues phrases où le lecteur ne se sent jamais perdu, et en images percutantes pour évoquer la tour qui s’impose « avec l’autorité parcheminée d’un paysage d’automne », ou la mer qui brûle, « marquée au fer rouge par le sifflement visqueux des coulées de lave ».

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Jean-Pierre Védrines, Blanche et Jean, Le Bruit des autres, 2010.

          Jean, c’est Giono, dont la passion secrète pour Blanche Meyer a été révélée en 2004 par Hubert Nyssen. Au-delà de l’enquête historique ou de l’analyse littéraire, reste-t-il une place pour la littérature dans ce petit scandale à retardement ?  Jean-Pierre Védrines a relevé le défi en une cinquantaine de très courts textes qui donnent de la chair à cette passion étouffée. De la chair, avec ses sensations brutes plus que des sentiments évanescents : le goût de l’absinthe sur les lèvres, l’odeur verte de la chair, la sirène d’une usine au lointain, et jusqu’à « la beauté sensuelle de l’ombre », tout nous prend par les sens. Par la vue, surtout. Les formes, les couleurs en disent plus que les mots. Le corps de l’homme mûr est plus touchant que « la radieuse beauté de la jeunesse » : « Du ventre. Des formes arrondies. Comme un dessin que l’on commence à gommer. Et lorsque l’on essaie, ensuite, de retrouver la forme première, l’on ne restitue qu’un tracé maladroit, empâté. » Voilà pourquoi ces courts textes nous touchent.
          Et derrière les couleurs, la lumière, qui baigne ce livre à la gloire du midi, de la Provence, du soleil. Dans le premier texte, un soleil blanc émerge du bleu des collines ; dans le dernier, il flamboie dans le bleu profond du ciel. Entre les deux, le soleil est devenu la transparence de Blanche, la lumière de la vie, le rayonnement de Jean. « C’est alors qu’elle imagine de naître dans la lumière de son regard. »
          Dans cette lumière toute-puissante, généreuse et apaisante, l’univers tout entier s’anime, le vent creuse les traits, la colline se glisse sous la nuque, le hêtre devient un personnage de roman… C’est une passion cosmique, dans l’évidence de sa découverte, que parvient à rendre le poète, par petites touches délicates ou ardentes. Comme le romancier transcendé par sa passion, le poète « fait jaillir le sang et le vin bouillonnant du livre ».

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Sigismund Krzyzanowski, Souvenirs du futur, tr. Anne-Marie Tatsis-Botton, Verdier, 2010.

           « La supériorité d’un but modeste sur un grand, c’est qu’il est accessible. » Voilà une sentence frappée au coin du bon sens, du moins dans la « vraie vie ». Et le lecteur n’est pas loin de se laisser prendre au piège. D’un côté, le protagoniste rêve de voyager dans le temps ; de l’autre, une riche veuve cherche tout simplement un père à de substitution à son enfant. À la fin du roman, on se rend compte que le plus inaccessible de ces deux buts a seul été atteint. À qui va la supériorité ? Au roman.
          Telle est la magie de Krzyzanowski, que les éditions Verdier nous font découvrir avec une belle opiniâtreté depuis près de vingt ans. Né en 1887, mort en 1950, presque inconnu de son vivant en URSS, où il ne fut jamais publié, c’est aux yeux de quelques initiés qui parviennent à prononcer son nom un des auteurs majeurs du XXe siècle. Ses nouvelles ou ses courts romans se glissent entre les interstices du réel. Dans Le Thème étranger, un personnage avait déjà démontré que la lumière pouvait scientifiquement être composée de 49.993/50.000e d’obscurité sans que nous ne nous en rendions compte, grâce au phénomène de persistance rétinienne.  Dans Le Marque-Pages, il imagine la « superficine », une substance capable d’élargir à l’infini — c’est-à-dire jusqu’au néant — la superficie d’un minuscule appartement. C’est la version temporelle de cette superficine que nous trouvons dans ces Souvenirs du futur, où le protagoniste, Max Sterer, invente non pas une banale machine à remonter le temps, mais un « coupe-temps » qui lui permet de voyager dans le futur. La force du romancier, sa crédibilité et son humour consistent à décrire minutieusement cette invention, et à en justifier scrupuleusement les principes.
          La constatation de base est simple. « Il est indubitable qu’à l’intérieur de chaque “instant” il y a une certaine complexité, une espèce de temps intempestif, si je puis dire ; on peut traverser le temps comme on traverse la rue ». Le paradoxe du présent, qui n’existe pas puisqu’il s’agit d’un point mouvant entre le passé et le futur, mais qui est seul à exister puisque le futur n’existe pas encore et que le passé n’existe plus, est une des vieilles apories de la pensée occidentale. L’idée d’un présent étendu a traversé les siècles, des philosophes aux linguistes (la psychosystématique de Guillaume est tout entière fondée sur ce principe) et aux romanciers (Bosquet de Thoran en a donné une illustration remarquable dans La petite place à côté du théâtre). Idée de mystique, qui fait éclater l’unité minimale du temps comme le physicien fait éclater l’atome. La même énergie foudroyante s’en dégage. Voilà pourquoi je suis tombé dans les romans de Krzyzanowski comme on tombe dans un puits — pour reprendre l’image de Georges Bataille.
          Le récit après cela compte peu. Il passionnera l’amateur de science-fiction, sinon de nouvelle fiction, car il donne corps à la doublure du monde, qui ne se réduit pas à une imagination de romancier, mais qui appartient tout entier à l’imaginaire. « La plupart des actes réels qui sont entrepris au nom de l'irréel lui donnent une part de réalité », professe le romancier dans Le marque-page. Il passionnera aussi l’historien de la littérature, sinon l’historien de l’URSS, par les petits détails de la vie moscovite sous le stalinisme. Je ne pointerai que celui-ci : « Les gens comptaient le nombre de grains de semoule, et la même queue de hareng nageait de soupe en soupe sans jamais arriver au néant. » Il comblera le lecteur, tout simplement, attentif à une écriture forte et précise, remarquablement rendue par Anne-Marie Tatsis-Botton.
          Mais il comblera surtout le poète, le revenu d’ailleurs, le Lazare ressuscité des visions foudroyantes, et qui se retrouve étourdi au milieu du monde. « Comme c’est étrange : moi qui, il y a si peu de temps, forçais les étoiles à foncer dans la nuit comme un vol de lucioles, je suis ici, parmi vous, je suis de nouveau sur ce radeau ridicule et somnolent qui ne sait que voguer  au fil du courant, et qu’il est convenu d’appeler “le présent”. » Que lui reste-t-il ? Le silence. Le silence du linguiste, dans ce roman, qui sait se taire en vingt-six langues, un silence qu’il ne rompt que pour poser la question cruciale. Le silence dont est tout entier constitué l’Évangile du Silence, dans Le club des tueurs de lettres : le livre qui ne peut être écrit, puisqu’il réunit tous les passages où le Christ a préféré se taire. Mais ce silence est peut-être composé, comme la lumière, de 47.993/50.000e de véritable parole : l’ultime révélation, celle qui ne passe pas par les mots, et qui ne se laisse réduire à aucun dogme.


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Voir aussi : Le club des tueurs de lettres, Fantôme, Rue Involontaire.

Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme, Actes Sud, 2010.

           Non sum dignus… Hors de toute référence religieuse, car ce serait limiter la portée d’une question tout simplement humaine, l’angoisse de ne pas mériter le pouvoir que l’on détient a engendré des œuvres bouleversantes. La confrontation entre l’homme arrivé aux honneurs et conscient de son indignité et celui qui a été touché par la grâce mais en situation sociale d’infériorité permet de cerner l’expérience la plus terrible pour un homme : reconnaître ce que l’on ne pourra jamais être, et le détruire. Ainsi sont nés les couples douloureux de Salieri et de Mozart dans l’Amadeus de Schaeffer, de l’abbé Robion et d’Abdelkader, dans Le jardin d’Orient de Martine Le Coz, du Christ et de Pilate dans Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Ce dernier roman sert discrètement d’exergue à Jérôme Ferrari, qui situe à Alger, en 1957, la rencontre entre le capitaine Degorce, officier chrétien devenu tortionnaire par devoir, et Tahar, chef prisonnier de l’ALN. Degorce a survécu aux épreuves de la Résistance et de la guerre d’Indochine : face à la torture, à l’humiliation, il s’est senti homme, et grandi par la douleur. Mais au moment de faire subir à l’autre ce qu’il a lui-même enduré, il sent qu’il perd son âme, sa foi, l’amour de ses proches, sa dignité d’homme.
           Les confrontations ici sont multiples. Entre le prisonnier et son geôlier, bien sûr, dans le poids de quelques paroles énigmatiques ou paradoxales où se renverse le rapport d’autorité entre le vainqueur et le vaincu. Mais aussi, entre Degorce et sa femme. Face à l’angoisse, le silence : impossible de raconter à une famille ce que la guerre a fait de lui ; alors les lettres s’espacent, se diluent dans des banalités, cessent. Mais devant la page blanche qui ne sera pas remplie s’écrit la véritable lettre. « C’est ainsi. Quelque chose surgit de l’homme, quelque chose de hideux, qui n’est pas humain, et c’est pourtant l’essence de l’homme, sa vérité profonde. Tout le reste n’est que mensonge. »
           Mais aussi, et surtout, entre Degorce et l’ami de toujours, le lieutenant Andreani, qui ne peut plus reconnaître celui qu’il a admiré en Indochine. De longs monologues d’Andreani, sur le ton de l’invective sacrée, explorent la fissure, puis l’abîme qui se creuse entre les deux hommes, qui tous deux sont fidèles à leur conception du devoir. Pour chacun des deux, il ne peut y avoir que trahison, de la fraternité d’armes ou de la fidélité à la hiérarchie. Sans le savoir, c’est eux qu’ils ont trahis, car le bourreau est sa première victime. S’il y a condamnation (le procès d’Andreani), la sentence a été prononcée par Degorce contre lui-même : « j’ai laissé mon âme quelque part derrière moi, et je ne me rappelle ni où, ni quand ». Pour les deux, il n’y a plus de salut possible. « Et c’est l’heure où je me penche doucement vers vous pour murmurer à votre oreille que nous sommes arrivés en enfer, mon capitaine — et que vous êtes exaucé. »
           Cette triple confrontation (à laquelle il faudrait ajouter celle du capitaine et du prisonnier communiste) donne au roman une tension à la limite du supportable. Car il n’y a de salut que du côté des victimes, mais celles-ci aussi, un jour, et sans savoir comment, peuvent devenir bourreaux.

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Voir aussi : Le sermon sur la chute de Rome.

Catherine Ternaux, Les cœurs fragiles, L’escampette, 2010.

           Réveillé en sursaut par un mauvais rêve, un homme s’inquiète du visage souriant de sa femme. On peut être jaloux d’un fantasme inconscient. Il décide d’envoyer dans le rêve de sa femme, pour en chasser un éventuel rival, le chien de son propre cauchemar. Et cela fonctionne : dans un demi sommeil, il voit surgir un inconnu poursuivi par le molosse... avant de se reconnaître dans le fuyard ! Cela pourrait s’arrêter là : il s’agirait d’une nouvelle humoristique, gentiment absurde et bien menée. Mais voici un rebondissement, puis un autre, et une chute inattendue ! Et cela donne un récit original, qui mène jusqu’à ses conséquence extrêmes la logique de l’irrationnel avant de nous rappeler, dans une ultime pirouette, qu’il répond lui aussi à des motivations humaines, car l’irrationnel n’est pas une fantaisie de romancier : c’est une composante essentielle de notre vie. Sur une nouvelle, parfois, on a envie de couronner un recueil. La bonne nouvelle, c’est qu’il y en a dix autres.

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Lionel Salaün, Le retour de Jim Lamar, Liana Levi, 2010.

          On sait combien la guerre du Vietnam a laissé de cicatrices dans la mémoire américaine. « Il y a trois sortes de gars qui sont revenus de là-bas : les vivants, les morts et les morts vivants. » C’est l’histoire d’un de ceux-ci, Jim Lamar, que raconte ce premier roman. Ce qui intéresse Lionel Salaün, ce n’est pas tant l’aspect sociologique que l’occasion qui lui est offerte de pénétrer dans une douleur à vif, dans la complexité d’un personnage écartelé entre ses souvenirs, ses amitiés, ses promesses, et l’immense lassitude qui s’empare du « revenant », rendant dérisoire tout ce qu’il peut vivre désormais. Face à lui, un narrateur de treize ans, Billy, grandi dans un monde qui a voulu oublier : le roman se situe en 1992, et Jim Lamar a différé de longues années son retour subreptice dans son village le long du Mississipi. Qu’a-t-il fait ? Comment lui pardonner la mort de ses parents, sans nouvelles de lui ? Comment ne pas imaginer le pire dans ce qu’il a connu au Vietnam ? Dans le village, tout le monde s’écarte de lui. Seul Billy, qu’il a soigné d’une foulure, revient le voir. Au fil de leurs conversations, le gamin va totalement revoir sa vision simpliste du monde, et des hommes.
          Le roman est construit très rigoureusement autour de deux retours au village : celui de Jim, à qui l’on ne peut pardonner ce que l’on ignore, et celui de l’oncle Homer, mauvais gars à qui le père de Billy vent donner une nouvelle chance. L’ironie de la situation veut que la confiance du père ait été mal placée, ce que Billy et le lecteur découvrent très rapidement : c’est de l’oncle Homer qu’il fallait se méfier. Les souvenirs de Jim s’insèrent en longues digressions dans cette structure, selon un fil narratif assez classique : une promesse faite à des compagnons de combat l’engage à retrouver leurs familles à travers l’Amérique.
          L’intérêt du roman réside surtout dans la rencontre entre un homme revenu de tout et un enfant qui n’est pas encore entré dans la vie. Les évidences du gamin, si vite oubliées dans l’âge adulte, reviennent à la surface chez celui qui a balayé son passé, à tel point que le discours de Jim semble pour Billy « l’écho de [ses] propres pensées ». Le Mississipi les réunit, parce qu’eux seuls savent encore le voir dans un village qui ne fait que l’utiliser. Et la peur, celle que l’enfant doit cacher pour se faire respecter par ses condisciples ; celle que l’adulte a vécue dans sa chair, la peur absolutoire, qui justifie tous les actes, et qu’il faut savoir reconnaître en soi.
          Il est dommage que l’écriture, forte et précise dans l’analyse des personnages, se laisse aller, dans la narration, à des clichés de roman feuilleton dont l’accumulation alourdit le récit. Parfois, on croit entendre le sous-préfet aux champs (« Notre édile, assumant ses responsabilités, s’était pointé à la ferme, la mine enfarinée, pour, sous couvert de saluer le fils prodigue au nom de la communauté, sonder ses intentions »). Nous sommes dans un premier roman, bien mené et prometteur. L’auteur trouvera sa langue, sans doute dans la simplicité, qui lui permet de beaux effets (« Je lui devais bien ça. Et je ne regrettais rien »), plus que dans la grandiloquence toute faite (« trois mots qui m’étreignirent le cœur comme des mains de glace »). Il faut lui faire confiance.

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Douna Loup, L’embrasure, Mercure de France.

          On entre dans ce roman comme dans une forêt, en écartant doucement les branches, et aussitôt saisi par un parfum puissant, une qualité particulière de silence, une complicité d’humus sous le pas. Le narrateur, un ouvrier de vingt-cinq ans, n’a que deux passions : la chasse et les femmes. Il ne s’abandonne sans réserve qu’à la première, pour laquelle il admet une totale dépendance. Comment s’en étonner ? Il parle de la forêt comme d’une femme « qui voudrait l’homme sans lui dire », avec une sensualité qui vous saute au visage, dans un don total et jaloux.
          Les femmes n’apparaissent d’abord qu’indirectement dans son discours. Dans la splendide évocation de la forêt, bien sûr, puis dans celle des rêves, qui doivent rester voilés comme une femme, dans les conversations entre hommes, dans les journaux dont il ne parcourt que les titres, la page des sports, quelques lignes au hasard, et les photos de femmes. Tout cela forme, au fil des pages, une obsession discrète à peine traversée de désirs vite assouvis ou réfrénés — la tenancière d’un stand de tir, une voisine délaissée par son mari...
          Mais un jour, deux intrusions vont bouleverser ce petit univers dont on a perçu la fragilité. Au cœur de « sa » forêt, qui ne parle que de vie et de désir, il découvre un cadavre, incongru, un jeune mystique qui s’est laissé mourir de faim dans un fourré. Peu après, une jeune réfugiée sans domicile entre dans sa vie par effraction, dans un troublant mélange de violence, l’arme au poing ; de désir inavoué, ils se reconnaissent frère et sœur tout en jouant de leurs nudités faussement innocentes ; de complicité agressive, l’un et l’autre craignent de perdre cette indépendance qui leur pèse sans qu’ils en aient conscience. La femme, la forêt, la vie, la mort, la liberté, le don : tout se mélange en un étrange ballet dans sa tête. À côté du mort, il a découvert le carnet de bord de son lent suicide, qui contredit avec une paisible certitude tout ce à quoi il a cru : « Voici mes principes de vie devant l’Éternel », proclame le mort. Celui qui n’a vécu que devant le transitoire, la chasse, la drague, le mouvement perpétuel qui ne répond qu’à des finalités immédiates va pour une fois chercher un horizon plus lointain à sa vie, une unité dans l’éclatement de ses désirs et de ses instincts. « La nuit passée est comme l’inverse d’une bombe, note-t-il, elle a fait de moi un homme rassemblé en entier. Un bloc. »
          La fascination qu’exerce ce stupéfiant roman tient à la délicatesse avec laquelle il effleure des sujets que l’on sait essentiels, des informations qu’il distille au hasard d’une phrase. Au lecteur de deviner l’importance de la femme, la fragilité d’un univers en suspens, de reconstituer la crise morale, en s’aidant de notations subreptices qui situent vaguement dans le temps (on parle encore en francs), dans l’espace (le nord est une destination lointaine qui oblige à loger sur place).
          Et puis, il y a l’écriture. Dès les premières phrases, on est pris dans un rythme très sûr, dans une langue tantôt somptueuse, tantôt aux effets subtils. Des formules d’une brusque évidence (« ses yeux bricolent pour y voir »), mais aussi d’imperceptibles détournements de sens. « Pointer mon corps dans cette usine » joue adroitement sur la pointeuse et sur « se pointer ». « C’est comme ça que se finit le samedi », par une tournure pronominale (« se finit » ne dit pas la même chose que « finit ») donne au temps une épaisseur insoupçonnée. Tout est en finesse et en nuances, jusqu’aux mille tonalités du silence. Celui de la montagne n’est pas celui de la forêt, celui de la confiance n’est pas celui de la suspicion. Écoutez celui du champ de tir : « J’aime le silence qui se débat entre le son des balles, il est opaque, il fait comme des coussins de plume sous la tête, il ramasse le présent qu’on éclate en morceaux. » Et celui du doute, lorsqu’il faut choisir entre deux styles de vie : « Le silence entre nous se fait étroit, il ressemble à un couloir sombre où se faufileraient toutes sortes d’ombres. » Ou de la confiance retrouvée : « Eva n’a pas peur de mon silence. Elle voit bien mes yeux bafouiller de lumière. »
          On peut bien sûr s’étonner du style d’un ouvrier de vingt-cinq ans qui ne lit que les titres des journaux, ou des détours empruntés par la romancière pour le justifier — la voisine, professeur de lettres, lui a donné le goût de la lecture et des mots rares. Très vite, on cesse de se poser la question de la vraisemblance. Nous sommes dans un autre univers, très fort, incroyablement assuré pour un premier roman, qui s’est inventé ses propres règles et sa propre langue. Il n’y a plus qu’à sy abandonner, comme on regarde, troubmé, en devinant à moitié ce que l'on ne peut voir, dans l'embrasure d'une porte entrouverte.

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Max Genève, La cathédrale disparue, éd. Bayol, 2010.

          Max Genève aime les livres inclassables. L’étiquette « policier » lui convient aussi mal que « fantastique » ; il y a chez lui de l’humour et de la poésie, les anges y côtoient des femmes bien en chair. La nouvelle lui convient bien, car il peut, dans un recueil, jouer de toute sa gamme.
          Je n’ai pas choisi le mot au hasard. La musique, au centre de plusieurs nouvelles, est un thème récurrent chez lui. Elle fonctionne souvent comme un signal, un lieu de basculement. Tantôt, elle nous ramène à la chair la plus crue, comme dans la fascination de Jenny pour le saxophone d’un jazzman (et j’ai en mémoire un singulier concert de Messiaen, dans L’ingénieur du silence). Tantôt, elle ouvre vers un univers dématérialisé, comme le son du loup émis par des guitares disparues. Lien entre les vivants et les morts, elle inspire la plus touchante de ces nouvelles, « L’enfant qui jouait du violon pour les morts ».
          Entre deux mondes, les protagonistes sont souvent étrangers à eux-mêmes, à leur rôle social, à leur vie. Pas étonnant qu’ils se retrouvent soudain ailleurs, dans un passé révolu, dans des vêtements qui ne sont pas les leurs, dans une fosse à présidents déchus, ou invisibles, tout simplement. En voyageant au bout d’eux-mêmes, ne parviendront-ils pas à renaître, innocents, débarrassés de leur passé et de leur encombrante conscience ? Peut-être est-ce cela qu’ils cherchent, en fin de compte : l’oubli. Le président malgré lui ne demande qu’à rentrer dans l’ombre ; le commissaire à la retraite voudrait qu’on ne le salue plus par son titre. L’un voudrait fuir une vie où il fait peur aux enfants ; l’autre espère échapper à une vie triste et vide. Alors ils partent vers Terminus, « la dernière grande ville avant la fin ». Mais après la ville de Terminus, il y a le village de Terminus, puis le poste de Terminus, et au-delà, peut-être, un nouveau départ ?
         
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François Taillandier, Les romans vont où ils veulent (La Grande Intrigue, IV), Stock, 2010.

          Adam et Ève se sont couverts après avoir mangé du fruit défendu. Le soir même, ils se cachent aux yeux de Yahvé, parce que, prétendent-ils, ils ont honte d’être nus. « Ce qui, en bonne logique, prouve que dans l’intervalle, ils se sont déshabillés. » Allons jusqu’au bout de la logique : cet après-midi-là, au moment où leurs vêtements tout neufs eurent éveillé le désir de les ôter, cet après-midi dont ne parle pas la Genèse, nos premiers parents ont inventé l’érotisme.
          Ce petit problème de théologie appliquée aux mille et un aspects de la vie quotidienne (discipline jadis enseignée par maître Ménofauste à la faculté de Gehirnhautenzündung) n’est pas né par hasard dans la tête d’un romancier : c’est la question que se pose le narrateur au milieu d’une orgie dans un appartement de la rive droite, quelque six mille neuf cents ans plus tard. Une réflexion incongrue d’une participante pâmée dans un orgasme mystique (« Tu es mon dieu... Où est Nathalie ? ») sert de tremplin à une longue réflexion qui embrasse soudain l’histoire de l’humanité pour faire apparaître « le fond de l’affaire ».
          Telle est la magie de François Taillandier : une situation cocasse, un parallélisme inattendu avec un épisode grave, et une logique implacable pour balayer, entre les deux, la poussière de l’Histoire et des préjugés, jusqu’au « fond de l’affaire ». Un ton tour à tour sérieux, amusé, épique (une exceptionnelle évocation des morts au milieu de l’orgie), mythique (l’apparition d’un diable en dandy New Age s’exprimant en alexandrins), se conjugue à une langue limpide et à une ironie cruelle, vis-à-vis de lui-même et de ses personnages — s’ils doivent choisir entre « l’imbécillité pure et simple et l’acceptation nietzschéenne de l’éternelle retour », c’est quand même « avec une probabilité assez forte en faveur de la première hypothèse ».
          Les romans vont où ils veulent — jamais titre ne fut plus approprié à un livre ! — est le quatrième volume de La Grande Intrigue, dont on nous annonce prochainement le dernier tome. La lecture des précédents n’est nullement requise pour la compréhension anecdotique. Malgré les personnages récurrents, situés dans une généalogie annexée depuis le premier tome, chaque chapitre semble a priori indépendant. Les resituer dans un ensemble plus vaste n’est qu’un plaisir de gourmet. Certains pourraient constituer des nouvelles : une partouze parisienne ; une succulente parodie de téléréalité ; le lexique d’une langue universelle, baptisée unilog, ultime métastase de la mondialisation ; les réflexions désabusées d’un curé de campagne...          Le but de cette suite romanesque est discrètement rappelé dans une lettre à un confrère imaginaire : décrire « la disparition d’un monde en tant que témoin conscient, ni passéiste, ni mouvementiste — simplement témoin et conscient ». L’éclatement apparent de l’intrigue est consubstantiel au projet.
          Gardons-en donc d’abord un plaisir subtil de lecture. Bien des pages d’anthologie mériteraient d’être épinglées : l’évocation du roi des Rats ; les fantômes dévorés de désir, « pauvres Tantale du révolu » ; les silences du grand-père Maudon : la vision mystique des seins d’une disciple par un prophète terrassé... Un plaisir intellectuel, ensuite. Bien des réflexions nous invitent à porter un autre regard sur la société moderne : la responsabilité de l’écrivain, dans un monde de « telling » où chacun tente de donner du sens au réel, qui n’en a peut-être pas ; la théorie des contreforts, que l’on ne voit pas, mais qui maintiennent l’espace intérieur où l’on vit...
         Mais il est un fil rouge entre ces récits qui se veulent disparates : l’amour de la langue, le sens du signe, à la fois signifiant sensuel et signifié intelligent. L’excursus sur le port de la soutane peut sembler saugrenu ; il trouve sa place dans le projet romanesque lorsqu’on imagine le curé semblable à « un mot de dictionnaire se promenant avec sa définition ». La place accordée à la déchristianisation peut sembler excessive : elle se justifie par la dénonciation d’un monde « définitivement univoque ». Que vient faire, dans un roman, la réflexion de Nicolas Sarkozy sur l’Africain qui n’est pas « entré dans l’histoire » ? Qu’il suffise de remplacer l’histoire par le mégamixer : « C’eût été affligeant, mais c’eût été clair. » Oui, cette suite romanesque en apparence décousue, cette quête spirituelle dans un monde matérialiste, cette écriture si personnelle et qui refuse d’avoir un style, tout cela prend son sens et son unité, dans les toutes dernières pages, dans cette profession de foi : « Moi je pressentais, je crois l’avoir toujours pressenti, que Dieu était en nous par le langage — mais que c’était un Dieu perdu. » Dans quelques pages miraculeuses, François, tu nous le fais retrouver.

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Voir aussi : Option Paradis, Telling, Il n'y a personne dans les tombes, L’écriture du monde, La croix et le croissant, Edmond Rostand, l'homme qui voulait bien faire.

Corinne Hoex, Décidément je t’assassine, éd. Les impressions nouvelles 2010.

          La mort de la mère est une épreuve fondatrice. Rien ne nous y prépare. Chaque geste est un apprentissage et chaque maladresse semble un assassinat. Apporter des fleurs au parfum capiteux. « Ce ne sont pas des fleurs pour une chambre de malade ! » Une plante en pot ? « De la terre dans ma chambre ! Évidemment, tu seras contente quand j’aurai le tétanos ! » Et les agrafes de l’emballage... Décidément, je t’assassine.
          Cette culpabilité diffuse devant les situations les plus élémentaires entretient une tension permanente dans le livre. D’un côté, une mère autoritaire, volontaire, qui lutte contre la mort — « Tu arraches l’air. Tu pioches l’air comme un travailleur de force. » De l’autre, une fille qui n’a que sa bonne volonté à opposer à l’implacabilité des choses. D’un côté, une ancienne commerçante qui collectionne pour jouer au scrabble les mots « aux consonnes opulentes », aux lettres « chères » qui valent leur pesant de points. De l’autre, une romancière aux mots tout en délicatesse, aux images puissantes, aux nuances précises.
          Un lent renversement de volonté s’effectue au rythme de l’abdication de l’une et de l’apprentissage de l’autre. Le point central est peut-être cette scène atroce où, devant choisir entre la machine (à respirer) ou la morphine (pour l’aider à mourir), la vieille dame ne peut prononcer que la syllabe « ine ». Priée de lever l’ambiguïté, elle parvient à articuler « mor ». Le roman (car il se présente comme tel) redescend alors lentement vers la délivrance, dans un processus de deuil patient. Un rêve libérateur, lorsque la maison maternelle est vendue, et une photo retrouvée dans un vieil album fonctionnent comme la rupture du cordon ombilical. Dans une réalité symbolique (le rêve, l’image), un lien est renoué avec la petite enfance : l’apprentissage de la marche se confond en un éclair avec celui d’une nouvelle vie, sans la main de la mère ; le mur de la maison s’efface devant l’inconnu. Un livre très fort, entre pudeur et impudeur, volonté et désarroi, qui boucle avec une grave sobriété le cercle de la vie.

Voir aussi : Le ravissement des femmes. Et surtout j'étais blonde, Nos princes charmants . Les reines du bal.

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Jean-Marie Blas de Roblès, La Montagne de minuit, Zulma, 2010.

          Lors d’un changement de direction, le gardien d’un collège jésuite est mis d’autorité à la retraite. Un début qui serait bien banal, si l’on ne croisait ce surprenant concierge dans une bibliothèque orientaliste, où il se révèle un spécialiste respecté du tibétain. Et si les commères de son immeuble ne refusaient de lui confier leurs enfants, à cause d’une très vieille histoire qu’il ne finira jamais d’expier. Bastien est un personnage hors normes, une sorte de saint, aux yeux de sa voisine Rose, ou d’extraterrestre, version laïcisée de la singularité. Solitaire, vivant dans un dénuement volontaire et dans un silence tissé de mensonges et de non-dits, il fascine la jeune mère, qui ne parvient pas à dénouer les rapports complexes qu’elle entretient avec son fils. En un geste, en deux mots, Bastien calme les angoisses du gamin. Rose offre alors au vieil homme le voyage dont il rêve depuis toujours, vers la Montagne de Minuit, au Tibet.
          Roman initiatique ? Si l’on veut, car à son contact, Rose apprend à démêler sa propre vie et à son souvenir, plus tard, elle rétablira le dialogue avec son fils. Mais l’initiation ne consiste pas à trouver le chemin unique d’une vérité dogmatique : c’est à l’inverse un chemin tortueux à travers le brouillard opaque des mensonges, des mythes, des faux-fuyants, des paravents qui aident à supporter la vie. Les rapports entre Rose et Bastien sont d’autant plus intenses que chacun, d’emblée, sait que l’autre lui ment, ou cache un secret inavouable. Les liens se renforcent à l’incertitude. Dans leur chambre commune, à Lhassa, Bastien ne semble pas faire attention à Rose, qui prend une douche derrière un rideau transparent, mais elle s’aperçoit que la vitre de la fenêtre fait miroir, à l’endroit précis où il se tient. La regardait-il ? Est-elle choquée ou troublée de cette éventualité ? Répondre à ces questions détruirait l’harmonie de leur amitié.
          La certitude, à l’inverse, est assassine. Une vieille histoire de guerre empoisonne la mémoire de Rose. Un tortionnaire nazi qui se fait passer pour un résistant côtoie sa victime sous une fausse identité, aux cérémonies d’anciens combattants. Pour avoir révélé la vérité avec sa rigueur d’historienne, Rose est peut-être responsable de la mort de sa mère. À l’inverse, accusé d’un crime qu’il n’a sans doute pas commis, Bastien se réfugie dans un mythe sans fondement historique, mais si bien élaboré qu’il en devient crédible. Rose tente de percer le secret du personnage avec ses armes : les sources écrites, les documents officiels, la rigueur tranchante de l’Histoire. Son fils s’y hasarde par les voies incertaines du roman. Lequel des deux y parviendra ? La réponse aussi doit rester dans l’incertitude. Le livre se clôt sur le mot « vérité » écrit par l’historienne et commenté par le romancier : « J’entends bien, mais je fait quoi, moi, avec tout ça ? » Le romancier, ou le lecteur ?
          Car il nous faut bien en faire quelque chose, de cette histoire qui nous interroge sur la responsabilité de l’écrivain et sur le sens de la vie. Les deux questions sont liées. Peut-on commencer un roman, comme le Da Vinci Code, en écrivant : « tout ce que cous allez lire est la stricte vérité » ? Ou faut-il mener sa vie comme s’il ne s’agissait que d’un tissu de mensonges ? Face à la montagne de Minuit, Bastien mourra d’une « overdose de lucidité. Il y a certains états d’évidence dont on ne se remet pas. »
          Jean-Marie Blas de Roblès joue avec brio de cette incertitude fondatrice. Dans une langue tour à tour limpide et poétique, il entretient le doute, nous jette sur des fausses pistes, avec un art consommé de la formule percutante, évidente par le choc des mots, des sensations, du physique et du moral : « ses yeux rayonnaient de souffrance vicaire » « un caillot de mémoire dans sa tête »... Car dans ce monde perméable où les rêves sont prémonitoires et les mythes plus réels que la vérité historique, la seule évidence est celle des mots et des images. Les personnages se laissent guider par eux, et le lecteur leur emboîte le pas. « La sensation physique sur son corps d’une pluie de clous et de morceaux de viande crue l’éveilla en sueur vers minuit. » L’heure de la montagne...

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Henri Giriat, Droit désir, poèmes, Le Moulin de l’Étoile.

          La poésie tente de donner voix à l’indicible, de donner à voir l’invisible. Mais comment le dire, sinon par le mot — ou plutôt le Nom, qui est « le voile et la révélation ». Il cache et révèle ce qu’il cache, car il éveille le désir, et le désir mène à l’amour, qui appelle l’Innommé. « L’innommé a lui seul le pouvoir de nommer. / Verbe / il est le Nommer, / Verbe, / il t’a déjà nommé. »
          La thématique chrétienne du Logos, de la Grâce, de la Charité est sous-jacente à ces textes. Elle n’est jamais exprimée, ce qui leur évite tout didactisme pesant. Bien au contraire. Si l’on évoque les images traditionnelles du culte marial — Tour d’ivoire, Verge ardente, Source scellée — c’est comme « ferment de ton désir » et non comme mystère dogmatique. Quelques allusions ésotériques (Galaad, la pierre d’exil, l’orient, le plomb fondu transmué en or...), platoniciennes (éros, ombre et apparence...) ne sont aussi que des clins d’œil pour baliser ce chemin en douze étapes vers l’anéantissement (« Cœur vide et nu ») où se révèle « l’Un d’amour ».
          Il y a de la mystique au sens le plus pur du terme dans ces quelques poèmes qui tournent autour du vide et du silence, avec un désir brûlant qui (à l’instar des spirituels médiévaux) ne craint pas la métaphore érotique pour dire ce « droit désir », « autorisant la démesure de la passion / le vif et la flamme / le déliement de tous les désirs / qu’ils fussent de chair, / qu’ils fussent d’esprit » : la Verge Ardente — qui unit les images mariales de la verge d’Aaron et du buisson ardent — « est la force d’érection / épée dressée qui te transperce axiale de la base au sommet ». C’est dans cette métaphore expressive que se justifient le titre, et le long cheminement du noir néant au vide lumineux.

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Otto Ganz, Pavots, Éditions du cygne.

          Les pavots symbolisent la mort et l’oubli nécessaire à la métempsycose, dans le symbolisme mythologique, où ils sont associés à Déméter. Certes, ce sont des thèmes chers à Otto Ganz et que l’on retrouve dans ce recueil. Mais il me plaît aussi que dans les emblèmes de la Renaissance, chez Alciat ou Adriaen de Jonghe, ce soit la fleur de l’amour, qui endort l’audace des hommes et leur procure l’oubli de leur famille, de leur pays. Et ces quatrains de mort sont aussi des chants d’amour. Le recueil s’ouvre comme un coup de revolver — « Je crois / que l’éternité / est un claquement / entre deux tempes » — mais il se clôt par ce constat semi ironique : « Je crois / qu’il est inutile / de s’en faire / pour si peu. »
          Entre-temps, cent cinquante quatrains, dont un crypté, forment un long credo obsessionnel, comme une mise à plat de tous les thèmes qui obsèdent le poète : la mort, le silence, le hasard, le vide, l’amour... Le poème, bien sûr, et son inverse, la vérité. Le premier n’existe que par sa négation : « Je crois / au poème / s’il peut échouer / à dévoiler le mystère ». N’est-ce pas le but du poème de dire l’indicible ? Mais que serait l’indicible s’il parvenait à être dit ? C’est dans la nécessité de l’échec que se glisse le poème ; c’est dans l’interstice entre la vérité et le mensonge, ces deux obscènes certitudes, qu’il pousse ses radicelles. Et le quatrain suivant conclut, superbe : « Je crois / à la vérité / de ce qui n’a pas / à être connu. » Cent cinquante tremblements du croire, dans le crissement du paradoxe, dans l’honnêteté du questionnement. Car celui qui croit « en la torsion / de toute pensée / linéaire » ne peut avancer qu’en cavalier du jeu d’échec.
          Il ressort de ces très courts textes d’allure litanique une inquiétude et un apaisement, un profond respect de l’autre avec un nécessaire désenchantement — le respect, n’est-ce pas accorder à autrui plus de confiance qu’il n’en mérite ? Otto Ganz sait que tout homme, que tout moment, sont précieux parce qu’irremplaçables, et éphémères. Il dit l’unicité du geste, du visage, de la caresse. Mais il croit en même temps « chacun / plus nombreux / que lui seul ».
          Alors, qu’attendre, quand un somnolent crapaud est juché dans l’espoir ? Peut-être que naisse un ange — il faut croire aux anges, « lorsqu’arrive / qu’ils existent un peu » — même si peu d’entre eux ont reçu « l’enseignement adéquat », ils rendent précieux les moments fugaces de la vie : parole de ceux qui se croient athée.

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Voir aussi : On vit drôle, Matière d'être, Du fond d'un puits, Technique du point d'aveugle, Les Vigilantes. Prière de l'exaltation.

Ghislain Cotton, Reconquista, Luce Wilquin, 2010.

          « Pourquoi me faut-il toujours écarter cet épisode burlesque comme un rideau de scène avant d’entrer dans le théâtre de te vie ? » C’est sur ce décalage constant entre la vie telle qu’elle se vit, telle qu’elle se voit, telle qu’on s’en souvient ou qu’on la recompose que joue le narrateur. Une scène grandiose d’enterrement ouvre le roman. Qu’en retient-on ? Le genou blanc d’une violoncelliste pointant sous la jupe dans un troublant accouplement avec son instrument. Une fausse note dans le recueillement, qui en entraîne aussitôt d’autres, dans le souvenir. Car le narrateur assiste à la mise en bière de son frère jumeau.
          Vrais jumeaux, mais jumeaux de théâtre. Tout sent, volontairement, le carton-pâte dans leur histoire. Leur naissance un 29 février. Leurs prénoms Tom et Sam, choisis en hommage à Samuel et Thomas, les deux Beckett vénérés par leur mère. La femme passée de l’un à l’autre. Le remplacement du mort par le vivant à la tête d’une secte qui elle-même pue le décor... Quant au narrateur, traducteur farfelu qui réussit une mystification mondiale, il ne nous réconcilie pas avec le sens des réalités que l’on prête inconsidérément à un romancier. À se demander si Cornelius Farouk n’a pas mis sa patte dans l’histoire. Tiens, si. « Tu sais ce que disait Cornelius Farouk ? Que l’univers est assez grand pour contenir toutes nos illusions et qu’elles sont elles-mêmes créatrices de vérité. »
          La voilà, la vérité, celle qu’il lui faudra chercher (et j’arrête de tenter de résumer une intrigue foisonnante et sans cesse rebondissante), celle qu’il nous faut chercher sur nous-mêmes. Car nous aussi vivons dans une fiction, celle qu’il nous faut créer sans cesse pour survivre, « comme l’araignée fait son fil ». Dans la vie comme dans un roman, tout se construit. Les deux jumeaux sont les fils d’un industriel du jouet qui a conçu un jeu de construction lucratif : n’est-ce pas la même approche que l’un fera de la secte, l’autre de la traduction ? Nous vivons dans un univers de mécano dont nous avons perdu le plan d’ensemble. La seule alternative est de poursuivre le jeu à l’aveugle, ou de le déconstruire pour en percer le mécanisme. Telles sont les deux facettes des jumeaux. Mais qui est l’un, qui est l’autre ? La clé est peut-être dans l’abraxas que commercialise la secte : ce serpent dont le regard tue jusqu’à sa propre existence à travers son image reflétée dans un miroir.
          Que nous reste-t-il ? Le plaisir. Le plaisir de la construction, d’abord, d’une ingéniosité jamais prise en défaut, à tel point qu’on se demande, à lire la belle synthèse des théories de la secte, si l’auteur lui-même n’aurait pas envie d’y croire, dans un recoin oublié du cerveau... Le plaisir des mots, surtout, que libère le récit par sa théâtralisation même. Lorsqu’on est en retrait de sa vie, on ne peut prononcer les mots qui sonnent faux, ceux de la passion, qui paraissent affectés, les mots de l’engagement, de la foi, de l’amour, les mots majuscules, exorbitants, usés par des millénaires de mensonges. Vient le théâtre — celui d’une secte, d’un roman, d’un discours politique, de tout ce qui nous donne un rôle soudain à remplir et qui justifie tous les mots. Et ils sonnent juste. La seule vérité est celle du masque, parce que sans son abri, c’est la vérité que l’on masque.
          D’ailleurs, pour terminer sur un sourire, n’est-ce pas des masques que nous croisons à tous les coins de rue ? N’avons-nous pas rencontré ceux qu’évoque l’auteur au détour d’un salon du livre ? Celui d’un académicien français au masque d’ouistiti ou d’une romancière en vogue chapeautée par Lewis Carroll. Vous voyez bien que les personnages courent les rues. Mais échappés de quel roman ?

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Voir aussi : Le passage des cinq visages, La couleur des lupins.

Werner Lambersy, Cupra Marittima, Laon, La Porte (Poésie en voyage), 2010.

          Un titre de carte postale, on ne peut plus anecdotique : le nom d'une petite station balnéaire au bord de l'Adriatique. "On ne peut pas aller plus loin", nous avertit le premier vers. Eh bien si, précisément. "Plus loin c'est la mer". Plus loin tout commence, tout ce qui ne parle pas par les clichés, mais par les mots, les véritables, venus du temps où "l'abolition du sens des mots n'avait pas été promulguée", disait Léon Bloy. Au-delà des corps, vieillissants, à bout de souffle, "les valises bourrées d'ailes inutiles". Là où autre chose prend la relève, pensée ?, esprit ?, poème ? Quelque chose, justement, qui nous aide à "porter cela plus loin" (et je pense, à travers André Beem, à Satie).
          Ici, d'autres yeux doivent réapprendre à lire "le manuscrit en braille des étoiles", avec "l'astérisque en bas de la page des oiseaux marcheurs". Il reste à faire signe "vers un autre alphabet". Ici est un autre livre, un autre chant, amer, parfois, paisible, souvent, parce que toujours juste, parce qu'indicible, sinon dans le blanc de la page, là où le lecteur compose son propre poème de silence. Parce que lui aussi est arrivé au bout de lui-même, embarqué dans son corps et dans sa vie comme dans une barque qui prend l'eau. Avc, dans la main, ce tout mince recueil pour l'aider à aller un tout petit peu plus loin.
          "L'art tient
          À a façon d'écoper
          Près des trous dans la coque."

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Voir aussi
: Parfum d'Apocalypse, Journal par-dessus bord, Achille Island note book, À l'ombre du bonsaï, L'assèchement du Zuiderzee, Le mangeur de nèfles, Déluges et autres péripéties, Dernières nouvelles d'Ulysse, La perte du temps, Escaut ! salut, Ball-trap, La chute de la grande roue, Départs de feux, Bureau des solitudes,  La déclaration, Du crépuscule des corbeaux au crépuscule des colombes, Al Andalus, Au pied du vent, Le grand poème. Ligne de fond. Le jour du chien qui boite. Portraits de l'œil. Table d'écoute, Les convoyeurs attendent, Dormances, Et plus si affinités. L'Agendada (3). Memento du chant des archers Shu. Mes nuits au jour le jour.

Georges-Olivier Châteaureynaud, Le corps de l’autre, Grasset, 2010.

          S’il nous était donné, à l’hiver de notre vie, de renaître dans un corps d’une vingtaine d’années avec la conscience, les souvenirs, l’expérience de toute une vie, sans doute considérerions-nous qu’il s’agit là du plus beau cadeau que puisse nous faire le destin. C’est ce qui arrive à Vertumne, critique littéraire valétudinaire et acariâtre, lorsqu’il se fait assassiner par un petit truand sans envergure. Un regard intensif, au moment de mourir, et le voilà passé avec armes intellectuelles et bagages mémoriels dans le corps de l’autre.
          Le problème, c’est qu’il a chaussé avec un nouveau corps un nouveau train de vie, auquel il n’est pas habitué. Sans argent, logé dans une mansarde, en rupture de famille, en froid avec sa petite amie, affublé d’amis aussi paumés que lui, il navigue à vue dans sa nouvelle vie, pataugeant dans les mensonges et ne trouvant de solution que dans la fuite perpétuelle.
          Commence alors une longue errance qui tient de l’odyssée, la partie la plus importante évoquant le séjour chez Calypso : au bord de la mer, dans une ville sans âme qu’il rebaptise incontinent Néantville, il est recueilli par une alcoolique nymphomane qui a le bon goût de ne rien lui demander. Mais peut-on rester indéfiniment chez Calypso ?
          Non, tant qu’il n’a pas fait le point sur lui-même. Ses deux identités (plus toutes celles qu’il se forge pour oublier celle qu’il ne peut évoquer et celle qu’il refuse !) se mêlent dans son esprit, et l’obligent à un retour sur lui-même. Lui qui était fier de sa carrière littéraire, il s’aperçoit qu’il n’était utile à personne, qu’il a attendu de changer de peau pour rendre véritablement service à un autre. Il se rend compte aussi que dans une époque « de paroxysme et de fureur », il était passé à côté des grandes révolutions sans participer à rien. À quoi bon avoir vécu ? Et voilà que son nouveau corps se fait entendre, non seulement par des vigueurs et des appétits oubliés, mais par une curiosité de jeune homme face au monde, comme si l’esprit de son assassin déteignait peu à peu sur le sien. À travers le récit romanesque, et sans jamais succomber à l’analyse théorique, c’est une réflexion sur le sens de la vie qui se dégage du roman. Lecteur par goût et par profession, Vertumne a toujours vécu derrière un voile, interposant en permanence un livre entre la réalité et lui. Ce changement de corps, n’est-ce pas le retour de bâton de la réalité méprisée ?
          Sa conscience se dilue alors dans un étrange brouillard qui constitue paradoxalement la partie la plus vigoureuse du roman. Les rêves prennent une surprenante consistance dans cette vie qui perd la sienne, comme si les questions qu’il se pose dans le versant diurne de sa vie trouvaient réponse dans le versant nocturne. À Néantville où il a fait semblant de vivre se substitue la ville sans nom qu’il arpente dans ses rêves. Un personnage fantomatique, surnommé Cheval Fou, qu’il a connu un demi-siècle plus tôt réapparaît pour fuir aussitôt, marquant la confusion entre son monde intérieur et celui qui l’entoure. Tout cela ne prendrait sens que dans un roman, mais Vertumne est critique, non romancier. Il s’en rend compte lorsqu’il tente maladroitement de franchir la barrière. Alors, pour en sortir, pour échapper à la folie, il doit accepter de devenir un personnage dans le roman d’un autre. Accepter d’entrer dans la vie de son assassin comme dans un rôle qu’il aurait à interpréter avec la conviction un peu surfaite d’un acteur. Après tout, lui qui a toujours vécu derrière le voile d’un livre, ne peut-il accepter ce nouveau voile ? L’écran de télévision sur lequel se clôt le roman évoque avec malice ce passage de l’autre côté de la vie.
          Gravité et humour se mêlent avec bonheur dans ce roman qui est avant tout un plaisir gourmet de lecture, par sa construction rigoureuse, par une écriture à la fois souple et nerveuse, classique et savoureusement actuelle, émaillée de formules qui s’imposent par leur évidence : « Sa veuve avait encore habité de longues années le musée de leur vie commune. » « Le temps de se saouler al dente ». « Lui qui détestait les romans policiers s’était embringué avec des baltringues. »

Voir aussi : Petite suite cherbourgeoise, Singe savant tabassé par deux clowns, L'autre rive, De l'autre côté d'Alice, Résidence dernière, Le goût de l'ombre, Aucun été n'est éternel, Contre la perte et l'oubli de tout, À cause de l'éternité. Nouvelles d'un front. Ce parc dont nous sommes les statues. Ici-bas.

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Céline Minard, Olimpia, Denoël, 2010.

          « Pimpaccia et impia et putain de pape et suceuse d’Innocent et vamp, vampiria et femme à sceptre ». Telle était Olimpia. Priorité aux mots, à leur rythme, à leurs sonorités, à leurs suggestions tour à tour anachroniques (vamp !), historiques (Innocent), géographiques (Pimpaccia), tour à tour poétiques et prophétiques, louvoyantes ou éructantes. C’est une femme qui parle, une femme blessée, exilée, détestée, mais toujours dominatrice. Maîtresse de Didi, le pape Innocent X (celui dont le portrait, par Velasquez, a trouvé une seconde jeunesse grâce à Bacon), Olimpia Maidalchini est la véritable « papesse » de 1644 à 1655. Il suffit d’avoir ces éléments en tête pour suivre la longue malédiction qu’elle profère à son départ de Rome contre la ville où elle a régné par le sexe et le sang.
          Ce récit d’une soixantaine de pages, complété par un petit aperçu historique, n’est qu’une vigoureuse vitupération d’orgueil à vif. Olimpia maudit la ville qui la chasse, appelle sur elle la peste, dégorge d’immondices accumulées dans les sentines du pouvoir, invoque les divinités antiques suintant sous les palais cardinalices. Toute l’histoire de Rome traverse ses hallucinations vengeresses, toutes les barbaries, tous les paganismes, tout ce passé enfoui sous les dorures comme les égouts de la ville antique débordant soudain dans une vision apocalyptique.
          La Grande Prostituée assise sur les eaux se réveille en Olimpia pour engloutir la ville et le monde, Urbi et orbi, noyés dans la même fange. Cette profération hallucinante et sordide atteint par moments à la grandeur épique. « La place Navonne tout entière est sortie de mes eaux qui la portent et c’est mon œuvre, mon isoloir, le siège de mon pouvoir, ma bannière mais elle flotte sur mon ventre et je fais mine de m’y asseoir. Que Rome aux antiques canalisations s’abstienne de me provoquer. »
          Oui, elle est tout cela, la puissance ravageuse de l’eau comme Néron fut celle du feu, et tout cela se réveille en nous dans une écriture sacrée, énergique, à la fois dense et lyrique, foisonnante et serrée, fougueuse et précise. Une lecture étourdissante.

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François Emmanuel, Jours de tremblement, Seuil, 2010.

          Le point de départ est idyllique. Une croisière luxueuse sur un fleuve africain, dans laquelle le narrateur, caméraman chargé d’un reportage dans une réserve, côtoie du beau monde venu de tous les horizons. On songe vite à une version moderne de la « Nef des fous » ou de la « Nef de Pierre », car le bateau est présenté comme une allégorie du monde : « tout venait peut-être de basculer quelque part dans l’ordre des choses éternelles, l’éternel ordonnancement du monde, avec vacanciers et pays de vacances, destinations de rêve, prospectus, guides touristiques et prix promotionnels ». Nef des fous, car la joyeuse insouciance de ceux qui ont voulu ignorer la misère et les dangers du monde va être durement punie. Nef de Pierre, car elle est guidée par un équipage en lien direct avec les réalités extérieures, par des messages radiophoniques dans une langue inconnue des passagers. La confrontation entre ceux qui savent et ceux qui ne savent rien entretient la tension narrative et nourrit l’inquiétude des passagers.
          Comme le yin naît au cœur même du yang, ce qui se passe semble d’abord une manière de pimenter la croisière. De jeunes femmes montent à bord du navire. Prostituées de luxe ? Passagères clandestines ? Réfugiées ? La mort de l’une d’elles sert de déclencheur. Sur la rive, le pays est entré en rébellion, et les étapes successives du bateau sont inaccessibles ; bientôt, il est lui-même pris en otage par une armée de jeunes gars aussi désorientés que les passagers. Commence alors une inquiétante errance sur le long fleuve jadis tranquille. Comme je descendais les fleuves impassibles... On songe aussi au bateau ivre, bien sûr, lorsque les peaux-rouges criards embarquent sur le rafiot.
          Les réactions sont d’abord à la dimension des personnages et de leur folie civilisée. Alors que les vies sont menacées, un passager pose la question dérisoire du remboursement, tandis qu’un petit homme aux airs de comptable ou de rabbin sourcilleux brandit un contrat d’assurance-voyage. Le monde occidental à la dérive se réfugie derrière ses papiers. Mais derrière l’assurance de ceux qui ont le droit pour eux, ce sont les peurs que l’on déchiffre. L’éclatement de la bulle luxueuse dans laquelle ils vivent met les hommes à nu, les consciences à vif. D’autres personnages émergent derrière les masques. Naginpaul, l’écrivain, profère de la littérature, prend des poses histrioniques, Dasqueneuil récrimine contre ces « autochtones » embarqués sans billet, une jeune étudiante s’inquiète de la santé du vieux professeur qu’elle accompagne dans un pèlerinage rituel...
          Mais déjà les frontières de la vieille réalité s’estompent. « la ligne imprécise qui nous sépare encore les uns des autres, nous sépare Blancs et Noirs, hommes et peuples blancs, noirs, au contact de la mort », la ligne d’ignorance, de mépris, d’indifférence, s’efface peu à peu. L’amitié qui se noue entre le narrateur et Louis, le voyageur noir qui comprend la langue du pays ; l’importance que les guérilleros lui accordent en le prenant pour un journaliste capable d’immortaliser leur révolte ; la folie du grand écrivain délabré, qui répond en écho à celle des révoltés... tout cela tisse peu à peu des liens entre les deux mondes.
          Car le monde et sa mise en parole sont intimement liés. Une des clés du récit réside peut-être dans les livres de Naginpaul, rapidement évoqués par Louis : « chaque roman est un monde presque réel mais pas tout à fait réel ». L’un d’eux décrit un pays où les hommes ont perdu la langue, non pas la langue utile, mais quelque chose dans la langue qui ne se voit pas, mais qui n’est plus là. Ils font des listes de mots, dressent des cartes, errent sans savoir ce qu’ils cherchent - le monde s’est échappé avec leur langue.
          N’est-ce pas ce qui est arrivé à la mémoire de l’Afrique ? Elimane Ba, le meneur de cette insurrection à la fois sanglante et poétique, soutient son peuple par ses discours, et par les mythes qui s’incarnent lorsqu’il raconte le fleuve : « tous les rêves étaient adossés au fleuve » lorsque l’homme blanc est arrivé sur un bateau à aube. Dans une main il tenait l’arme et dans l’autre le cadeau : « il a planté l’esprit blanc dans la pensée des hommes du fleuve, et quelque chose s’est mis à changer. Que peut-on faire contre un esprit quand il s’est introduit dans la pensée ? Est-ce que l’on peut ruser avec sa propre pensée ? » Cette question, peut-être faudra-t-il que nous nous la posions aussi un jour.

Voir aussi : Les murmurantes, Le sommeil de Grâce, 33 chambres d'amour, Ana et ses ombres, Raconter la nuit. Le Cercle des oiseleurs.

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Françoise Henry, Le drapeau de Picasso, Grasset, 2010.

          Au départ, un souvenir de famille de la narratrice. Sa sœur retrouve, presque par hasard, un rectangle de soie de trente centimètres sur quarante, avec quelques lignes sommairement tracées en cinq couleurs, et une signature, Picasso. Un vieux drapeau qui la replonge soudain dans son passé. Quand elle avait une dizaine d’années, elle passait tous ses étés avec sa sœur chez son oncle sur la Côte d’azur. Albert avait eu les muscles de la face sectionnés lors d’une opération délicate et avait gardé un monstrueux visage. Les voyages étaient sa fuite. Un jour, il avait demandé à Picasso, leur voisin, qu’il avait initié à la fabrication des céramiques, un drapeau pour son bateau. En huit traits, le peintre au sommet de sa gloire avait dessiné un visage enfantin aux yeux écarquillés.
          Ce drapeau est reproduit sur le bandeau du roman. Il va servir de fil rouge à une intrigue dépouillée au maximum, mais aux innombrables résonances. Car ce visage tout aussi monstrueux, dans l’épurement des traits et la fausse naïveté du dessin devient un double obsédant de celui, ravagé, de l’oncle. Comme un visage secret, qui révèle ce qu’il ne montrait pas. Un visage « que seul le peintre avait su saisir, dans l’entrebâillement de la porte de l’atelier. Le visage du voyageur. De l’aventurier. De l’inconnu ! » Invitation a pénétrer à l’intérieur d’un homme, et d’un couple, que l’on ne voit qu’une fois par an, lors de rituels vacanciers qui restent à la surface des choses. On parle, on mange, on s’aime, on se fait des cadeaux, mais qui sommes-nous ?
          En changeant de visage, l’oncle a changé de caractère. Il s’est peu à peu coupé des autres. « Tout ce qui est amertume, distance, moquerie, humour noir, ou même sincère indifférence, tout ce qui vous donne la force de ne pas trop souffrir il l’avait adopté, comme si en changeant de visage on pouvait changer d’âme. » Coupé de son couple fusionnel, aussi, de cet amour intact entre les époux vieillissant, mais qui révèle lui aussi un autre visage, monstrueux, cruel, fascinant. Il ne s’exprime plus que par des blessures, des départs, des retraits, des réflexions cruelles. L’amour a lui aussi un visage secret, qui est toujours de l’amour, mais aux traits déformés comme ceux du drapeau. C’est ce lent déchirement que raconte le roman.
          Mais il y a d’autres secrets, d’autres ravages qui se révèlent dans l’obsession du drapeau. Gina se met à boire, exagérément. N’est-ce pas une façon de se détruire comme le visage de son mari ? Se détruire de l’intérieur et de l’extérieur, car elle aussi voit changer son caractère, ses rapports avec les autres, et petit à petit sa santé, rongée par la cirrhose, et son physique, qui enfle au fur et à mesure que celui d’Albert rejoint les traits émaciés du visage de Picasso. Elle devient un étrange repoussoir au drapeau de soie, enflée et sédentaire. Le whisky qu’elle cache dans une bouteille de lait n’est-il pas aussi l’écho ironique du visage caché, du secret qui s’est immiscé dans le couple ?
          La frugalité croissante d’Albert, ce « désir inexprimable de rester léger », témoigne plus largement d’un « refus de l’alourdissement quel qu’il soit, de biens matériels ou de chair » — c’est le travail même de Picasso, épurant le trait jusqu’à sa limite extrême. Ultime renonciation : l’oncle donne ce précieux drapeau à un enfant qui n’en connaît pas la valeur, qui pourrait l’abîmer ou le perdre, comme il l’a porté sur son bateau durant la tempête, au risque de le détruire à jamais. Mais n’est-ce pas le rôle premier de l’objet d’art, d’être utilisé par les hommes ? N’est-ce pas cela qu’avait voulu Picasso, un objet qui serve, alors que tout ce qu’il touchait et signait devenait une icône ? Un drapeau qui flotte, des assiettes dans lesquelles on mange : n’est-ce pas ce retour aux sources que lui a donné Albert en fixant le fragile tissu sur la hampe de son bateau ?
          Ce n’est qu’une des nombreuses pistes  qu’ouvre ce roman. Le visage ravagé et son double artistique nous interrogent nécessairement sur l’identité, et sur l’autre. Inquiétant, sans doute, mais rassurant, ce visage, car à le voir « nous nous félicitions de n’être pas lui, de n’être pas “l’autre” ». La gêne ou la fascination à le regarder nous en apprennent plus sur nous même que sur lui.
          Interrogation aussi sur le temps qui passe, et qui accomplit lentement les ravages qui se sont accélérés en quelques secondes sous le scalpel ou le pinceau. Le visage d’Albert, le drapeau de Picasso ont figé une lente dégradation, et épinglé cette fatalité de la mort cachée, comme le visage secret, au sein de la vie. « Les choses avaient gagné sur la chair. Elles persistaient et persisteraient, qu’on le veuille ou pas »
          Et cette brusque prise de conscience du temps qui passe nous renvoie à la démarche initiale, celle de la narratrice et de la romancière. La « naïveté presque effrayante » de ces huit traits de couleur traduisent « le désir qui obsédait Picasso de revenir à l’enfance, et l’impossibilité, évidente, d’un tel retour. » Le visage de l’oncle porte la même question, puisqu’à le voir on ne peut que songer au visage « que notre mère nous fabriqua dans son ventre ». Et cette question, c’est bien celle du roman lui-même, d’une narratrice qui remonte quarante ans en arrière en redécouvrant un objet qui a vaincu le temps. « Les choses avaient gagné sur la chair »...

Voir aussi : Juste avant l'hiver, Plusieurs mois d'avril, Sans garde-fou, Jamais le droit de crier. Loin du soleil. N'oubliez pas Marcelle.

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Félicie Dubois, Punto final, Bayol, 2010.

          Punto final : ainsi s’intitule la loi qui, en Argentine, a tenté de mettre un terme aux poursuites judiciaires contre les militaires à la fin de la dictature. Mais on ne met pas aussi facilement le point final aux souffrances, aux questions, aux révoltes. Les mères et grands-mères sans nouvelles de leurs enfants s’entêtent, follement, à tourner autour de la place de mai. Quant aux enfants qui ont été arrachés à leurs familles, parfois au sortir même du ventre de leur mère, lorsque celles-ci accouchaient en prison, comment peuvent-ils mettre un point final à une histoire qu’ils n’ont jamais vécue ? Ils la découvrent parfois avec horreur, lorsqu’ils ont été confiés à des familles bien pensantes, souvent d’officiers, et parfois même aux tortionnaires de leurs propres parents. Comment peuvent-ils y survivre ?
          Dans le roman de Félicie Dubois, divers destins s’entrecroisent autour de cette même déchirure. Sofia, qui sait qu’elle a été adoptée par ses parents, cherche sa vraie famille. Le roman se situe durant ces trois mois de délai nécessaire à l’identification génétique. Elle redoute d’apprendre la vérité. et l’espère en même temps. Mais autour d’elle, elle voit les drames. Un ami étudiant lui montre une lettre de son frère, confit dans les idées qu’on lui a inculquées dans sa nouvelle famille et qui rejette en les insultant ses parents de sang. Sa psychanalyste, violée par ses tortionnaires, recherche quant à elle l’enfant qu’elle n’a pas connu et ne peut accepter comme le sien. Qu’en sera-t-il de Sofia ?
          Pour faire le point, elle entreprend un voyage initiatique vers la Terre de Feu, ce bout du monde où, dit-on, chacun peut abandonner ses souvenirs. Mais qu’a-t-elle à abandonner, elle qui ne sait encore rien ? La rencontre avec une romancière de passage, énigmatique, lui livre la clé de son destin : c’est à elle désormais de l’écrire, avec ses doutes, et sans point final.
          Comme les précédents livres de Félicie Dubois, ce roman tire sa force de sa concision, de sa lucidité sans concession, et d’une écriture sobre qui s’attache à de petits détails, aux objets, aux lieux, dans des énumérations compulsives qui évitent de tomber dans le lyrisme ou l’apitoiement. Cette multiplication des signes accessoires nous introduit paradoxalement dans l’événement pur, mythique, dans le lieu symbolique, inexistant, comme la multiplication des signes de ponctuation, dans ce roman aux phrases courtes et aux longues énumérations, donne toute sa force à l’absence éclatante de point final.

Voir aussi : De l'ange à l'huître, Une histoire de Jane Bowles, Les joies simples.

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Joël Schmidt, Un cri pour deux, Albin Michel, 2010

          Armel a perdu sa jumelle à sa naissance, en 1940, et en garde une déchirure irréparable. Il a désormais « un cri pour deux » à lancer au monde. Mais sa nourrice, quelques années plus tard, met au monde une petite fille qu’elle prénomme Armelle en souvenir de l’enfant qu’elle a connu. Armelle et Armel grandiront séparément, parallèlement, en ne connaissant de l’autre que son existence et un impérieux désir de gémellité. « Pourquoi cet Armel, solitaire à Paris, et cette Armelle, isolée dans la campagne bourbonnaise, malheureux tous les deux parce qu’il leur manque leur double, ne se rejoindraient-ils pas à la fin des fins pour former ce couple gémellaire, cette union fraternelle où il n’y a plus ni garçon ni fille, mais une paire tout simplement, comme il y a des paires d’amis. »
         Tel est le point de départ de ce roman, où alternent les deux voix. Le fils du châtelain est devenu un écrivain de renom, et le thème, qui traverse son œuvre, est comme un appel lancé à la jeune fille. Il s’adresse à elle dans une longue lettre sans destinataire qui relate sa moitié de l’histoire. Parallèlement, le journal d’Armelle comble les manques, nuance les éclairages, donne une version de la pièce vue des coulisses. Le charme de ce roman réside pour une grande part dans la maîtrise avec laquelle Joël Schmidt joue avec cette structure complexe : le journal, tenu très irrégulièrement, ne commence qu’en 1963 pour suivre la vie de la jeune femme, tandis que le roman est celui du vieil homme qui regarde son passé. Les passerelles entre les chapitres se font par des occasions manquées, des désirs inaboutis, de petits événements qui ont tour à tour la force de l’actualité et la nostalgie du lointain souvenir.
          Car les jumeaux de coeur ne se rencontreront pas. Du moins pas consciemment. Armel plus d’une fois tentera le premier pas, jamais abouti, par le hasard, d’abord, puis par la crainte de détruire un rêve qui a structuré sa vie. Armelle devient cet idéal inaccessible qui donne tant de sens à la vie qu’on hésite à le concrétiser au risque d’une déception. Une silhouette entrevue, un message à un bureau de poste, un nom sur une porte ou dans l’annuaire, les éléments sur lesquels ils bâtissent leur rêve semblent minuscules, mais ils revêtent pour eux une importance capitale. « Il faut que je vous l’avoue : je dois redouter de vous revoir, changée, ayant perdu votre fraîcheur d’enfant ».
          Se bâtit alors un « amour de loin » digne de Jauffré Rudel, l’un restant célibataire, l’autre trouvant dans cet « amant » à la présence invisible mais terriblement sensuelle la force de briser un mauvais mariage. Petit à petit, parce qu’ils mûrissent, puis vieillissent, l’amour s’impose à eux de façon de plus en plus concrète. « Je sens naître un désir qui s’accorde à un sentiment d’amour trouvant enfin son sujet pour s’exprimer. » Le miracle d’Internet permet de franchir les dernières craintes. Le romancier découvre que dans la commune où habite la vieille amie inconnue, le libraire vend systématiquement un exemplaire de tous ses romans. Cela lui donne la force d’affronter, à près de soixante-dix ans, un rêve d’enfance.

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Pascale Gautier, Les vieilles, Joëlle Losfeld, 2010.

         Tout va bien. Une journée bleue commence. D’ailleurs, ici, on peut compter sur trois cent soixante-cinq jours de beau temps par an. Quand on vient d’une ville du Nord qui s’appelle Moisy, on ne peut qu’être heureux. « Être au soleil fait voir la vie en rose. »
          Alors, quoi ?
          Alors, le coq du village, que l’on voit passer tous les matins pour son jogging, « auréolé de gloire dans son short bleu », car il prépare le marathon de Londres, le coq du village à quatre-vingt-dix ans. Et s’il fait la cour à la petite jeune qui vient de s’installer, c’est parce qu’elle vient tout juste de prendre sa retraite.
          Des jeunes ? Si, il y en a : l’employé du crématorium, si fier de sa machine dernier cri à dix fours (« il faut bien rentabiliser »). Heureusement, il est gérontophile. De la viande fraîche ? Si, il y en a : à l’étal du boucher. Mais lui, il n’aime pas les corps des petites vieilles qui viennent s’écraser devant sa boutique quand elles en ont marre de voir la vie en rose.
          Alors, quoi ?
          Alors, le village s’appelle Le Trou. Alors, les trois cent soixante-cinq jours de beau temps sont désespérément pareils. « C’est un jour bleu, comme tous les jours bleus. » Alors, ils sont tous vieux, et tout ce bleu, tout ce rose ne les a pas consolés de l’or — vous savez, l’âge d’or : « Avant, bien sûr, avant était l’âge merveilleux de leur jeunesse d’or. »
          Heureusement, pour scander ce temps immobile, il y a les informations. Celles que l’on s’échange par téléphone, bien sûr, et que l’on oublie aussitôt, les petits cancans partagés autour d’un thé, ou sur les bancs de l’église tandis que le père Catelan est tout doucement en train de perdre la foi.
          Sans oublier la télé. La télé de Mme Rousse, qui va à fond parce qu’elle est sourde et qui ne débite que des horreurs parce que le monde va mal. Heureusement, pour que ça aille mieux, il y a le président, vous savez, « notre Président, qui se bat sur tous les fronts pour aider le peuple français ». Mais ça ne va pas mieux pour autant, l’apocalypse arrive, les petites vieilles sautent des toits et le crématoire tourne à plein.
          Ah oui, il y a l’apocalypse : une comète qui va s’écraser sur la terre, dimanche prochain, et qui fournit au moins un sujet de conversation, une bonne raison à la déprime et une bonne occasion d’achever une existence qui s’étire inutilement. Au fait, que feriez-vous, vous, la veille de l’Apocalypse ? Lire de la poésie ? Une ultime tendresse ? Ou tout simplement sortir du Trou ?
          Le roman, composé de courts chapitres qui se lisent comme des nouvelles, mais qui se répondent par petites touches, est désopilant et amer. Toutes ces vieilles sont odieuses, égoïstes, méchantes, mais si humaines, si pitoyables. Elles sortent de partout, comme des cafards, mais elles sont bien identifiées, et on ne les confond jamais. Elles parviennent à placer « sperme » dans une partie de scrabble et à perdre une dent dans des rillettes d’autruche au yaourt. Les dialogues semblent s’étirer dans des banalités et des poncifs, mais terriblement éloquents. « De Gaulle, c’était quelqu’un » — « Tout a une fin » — « Il n’y a pas d’âge pour mourir »... Elles n’hésitent devant aucune platitude : toutes retrouvent dans leur bouche un sens inattendu. Et derrière ces fausses banalités pointe l’information capitale, que personne n’a entendue. Finalement, ce monde arrêté à force de bouger, où le bombardement de nouvelles cache les véritables informations, ressemble singulièrement au nôtre — celui qui ne se sait pas encore au fond du Trou.

Voir aussi : Trois grains de beauté.

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