2025
Jean-Pierre Poccioni, La double personnalité du criquet, Héliopoles, 2025.
« Nos vies sont
régulées par des cascades d’engrenages si nombreux et divers qu’il est
aussi impossible de les comprendre que d’en prévoir les effets. » C’est
en tout cas la perception de Bruno Mancini, psychologue du travail dans
une multinationale, qui ne maîtrise plus sa vie après sa mutation à
Fontainebleau. Il doit y accompagner un projet confidentiel et très
sensible, qui envisage l’allongement de la vie humaine.
Tout fonctionne
trop bien, avec trop de coïncidences. Son fils Valentin, harcelé dans
son école, ne demande qu’à déménager. Le notaire qui emploie Valérie,
la femme de Bruno, ne verrait pas d’un mauvais œil son départ, qui lui
permettrait d’embaucher sa fille fraîchement diplômée. Une merveilleuse
propriété, le Moulin Rouge, est précisément à vendre près de
Fontainebleau, et accessible grâce au salaire lié à sa nouvelle
promotion… Tout se passe très vite et trop bien. Et, surtout, de façon
trop logique. Les enchaînements sont tellement évidents. Un grand
terrain permettra d’avoir un chien, rêve de Valentin. Mais pour cela,
il faut clôturer le terrain. Et tant pis pour les pêcheurs qui perdent
un précieux raccourci pour rejoindre la rivière. Et puis, il faut une
voiture plus grande que la Mini, pour voyager avec le nouveau chien.
Pourquoi ne pas profiter d’une promotion sur un SUV BMW ? On n’y trouve
rien à redire. Mais comment s’étonner des rancœurs qui naissent dans le
village à l’encontre des arrivants trop favorisés par la vie ? « J’ai
compris ce jour-là qu’on ne pouvait habiter le Moulin Rouge sans être
installé dans le clan des nantis ce qui impliquait le regard de ceux
qui ne l’étaient pas. » Le lecteur, qui craignait d’avoir embarqué dans
un roman idyllique, pressent l’anguille sous la roche.
Il n’a pas tort.
Quelques maladresses, beaucoup d’incompréhension, finissent par faire
passer Bruno pour un arrogant, un parvenu, un privilégié – ce qui ne
sent pas bon en 2018, en pleine crise des Gilets Jaunes ! D’ailleurs,
le mystérieux projet de son entreprise n’est-il pas de nature à nourrir
tous les complotismes ? « Il devenait de plus en plus évident que la
vie éternelle serait un produit commercial réservé aux élites et non un
projet universel. » Quoique psychologue, Bruno ne perçoit pas le lien
entre le projet de société auquel il est en train de participer et la
contestation qui sourd contre les élites et les nantis.
Tout s’enchaîne
alors avec une logique implacable dans l’engrenage des incidents de
voisinage. Le lecteur est fasciné – comme le serpent par le charmeur –
par les conséquences inimaginables d’une décision qui semblait de bon
sens, par la spirale de réactions qui l’amplifient et la déforment.
L’analyse du romancier est d’autant plus implacable qu’elle se déroule
en douceur, dans une langue dépouillée, sur le ton de l’évidence.
Quelque chose s’est déclenché, qui dépasse la compréhension, aussi
étrange que « la double personnalité du criquet », animal solitaire
qui, tout à coup, adopte un comportement grégaire jusqu’à devenir une
des dix plaies d’Égypte ! La première partie du roman ne cherche pas le
suspense : d’emblée, nous savons que la tension croissante débouchera
sur l’assassinat sauvage du chien, sur lequel s’est focalisée la
rancœur du voisinage.
Mais une vérité
peut en cacher une autre, qui a son tour en masque une troisième, et
peut-être même… À ce stade, il faut se taire. Même si quelques indices
sont livrés à la sagacité du lecteur, la seconde partie du roman table
sur une avalanche de révélations successives. Les enjeux soudains
dépassent le cadre d’un conflit de voisinage. La rancœur est à l’image
de la France de 2018. Il y a « quelque chose de politique » dans ce qui
arrive à la petite famille. On plonge dans les enjeux fondamentaux, la
sécurisation des entreprises, l’autonomie des drones, la légitimation de l’assassinat politique, le
paternalisme sournois d’une mafia italienne, l’espionnage industriel,
les pièges de l’intelligence artificielle, l’uniformatisation du monde
qui se manifeste jusque dans la décoration des appartements ! Le
lecteur ne sait plus où donner de la tête dans toutes ces grilles
d’interprétation, mais il perçoit un plan d’assemblage qu’il n’a qu’à
suivre comme dans une notice Ikéa. « Il existe un réseau universel fait
de mailles variables, jamais la même solidité ni la même dimension, un
jeu complexe d’intérêts qui s’épaulent, un grand jeu d’alliance
informelles. »
Mais les plus
habiles des manipulateurs oublient toujours le facteur humain, la
petite erreur qui, comme un grain de sable dans la mécanique la mieux
huilée, fait grincer la machine. Il suffit d’une vieille photo publiée
sur un réseau social, du changement d’une coupe de cheveux, pour que
l’ultime vérité éclate, presque subrepticement, dans le vaste complot
international dans lequel nous avons été embarqués. La fin, un peu
artificielle, ne peut que trancher le nœud gordien qui étrangle les
personnages, pour leur permettre de retrouver ailleurs le petit coin de
paradis qu’ils viennent de perdre.
Comme dans un
roman policier, on peut s’amuser à repérer les indices bien cachés qui
préparent l’explication finale. On s’intéressera également à l’évolution
psychologique des personnages, dans les relations de couple ou de
paternité, au fur et à mesure de la prise de conscience du piège qui se
referme sur la famille. C’est la perte de l’insouciance et d’une sorte de candeur adamique qui les oblige à changer les rapports intra-familiaux. Mais on peut aussi s’amuser à dérouler
la pelote des petites causes et des grands effets qui tricotent une
intrigue complexe à partir de faits d’apparence anodine. Le roman est
parfaitement structuré et bien mené – seul le premier chapitre, qui
fait appel à un narrateur extérieur pour anticiper la mort du chien,
m’a semblé rompre la belle mécanique de l’intrigue, comme si l’auteur
avait craint de commencer trop en douceur un roman mené en crescendo.
Il suffit de se laisser mener par l’intrigue et ses rebondissements
avec la sagesse du vieil oncle italien : « la seule chose que tu dois
comprendre, c’est que tout a changé. »
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