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Où est passée la République ? Éric Woerth est un autre
Anatomie des lieux communs : les racines de la France Confusion ou restriction mentale ?
Bon sang ne peut mentir



Bon sang ne peut mentir

Partage          Curieux télescopage de l’information et de la publicité, ce matin, sur France Info. Au journal parlé, on apprend que Zone Téléchargement, le principal portail de téléchargement illégal de musique et de films, vient d’être fermé par la gendarmerie. Dans le bouquet publicitaire qui prend la suite, l’établissement français du sang appel à un don sur le thème du... partage : « Hier, j’ai partagé ma musique, aujourd’hui, j’ai envie de partager mon sang ». Le premier réflexe est de sourire. Puisque le site de partage musical est fermé, il ne me reste plus qu’à partager mon sang. Le deuxième, d’ironiser. Dans la grande chasse au partage entreprise par les pouvoirs publics, va-t-on aussi fermer l’établissement français du sang ? Bien sûr, il est toujours permis de croire que « partager sa musique », c’est mettre gratuitement en ligne celle qu’on a composée soi-même, et non celle qu’on a volée à autrui. Il est toujours permis de croire que c’est utiliser des plates-formes légales qui rémunèrent (mal) les créateurs. Il est toujours permis de croire qu’il s’agit d’un partage familial en réseau fermé. On peut espérer que dans l’esprit des concepteurs de cette publicité, il y a de tout cela, et non une justification du piratage. On a peine à croire qu’un établissement public à caractère administratif, placé sous la tutelle du ministère de la santé, puisse assimiler un acte réprimé par la loi au geste d’un donneur, symbole de générosité par excellence.
          Mais la brutale juxtaposition des deux messages donne un sens particulier à la publicité. D’autant que la campagne nationale qui vient d’être lancée généralise le concept : « Vous partagez votre musique, votre voiture, votre appart’, partagez aussi votre pouvoir, donnez votre sang », proclame-t-elle. Bien sûr, on peut ici aussi comprendre que le partage de la voiture et de l’appartement corresponde à un élan de générosité spontanée, mais j’ai bien peur que, le plus souvent, il fasse allusion au covoiturage (payant) ou à l’Airbnb (pas plus bénévole). Je suis sans doute mauvais esprit, mais un message, aussi percutant soit-il, se doit d’être clair, et univoque. Ce n’est pas le cas dans celui-ci. On sait qu’une publicité est susceptible de suivre une information que l’on ne maîtrise pas, et que sa lecture en sera affectée. Après l’information sur la fermeture de Zone téléchargement, le message de l’Établissement français du sang est clairement devenu une justification du piratage musical, quel qu’en ait été le sens primitif. La responsabilité d’un concepteur publicitaire, c’est aussi de penser à cela, à toutes les manières de lire ses slogans.
          Dans notre société du partage, cela pose du coup d’autres questions. Car dans le cadre de sa campagne de fin d’année, « l’Établissement français du sang constate une diminution du nombre de donneurs actuellement », précise le docteur Patrick Benoit, responsable des prélèvements dans le département breton. Et c’est cela qui est grave. On n’hésite plus à prêter sa voiture (avec partage des frais), à prêter son appartement (contre espèces sonnantes et trébuchantes), et on hésiterait à donner son sang (gratuitement) ? On adore partager ce qui ne nous appartient pas d’un simple clic sur les réseaux sociaux, le bouton « partager » est désormais inséré sur tous les sites... et l’on hésiterait à partager ce qui nous appartient et ne nous coûte rien ? Cela en dirait long sur notre société, si c’était vrai.
          Heureusement, ce ne l’est pas. On se souvient de la solidarité qui avait suivi les attentats, l’année dernière, et de celle qui suit toujours les appels à dons que l’Établissement français du sang lance régulièrement. Dans un sujet aussi sensible, il faut se garder d’une ironie facile. Mais il faut aussi se garder de la démagogie et des assimilations hâtives. On ne donne pas son sang dans le même esprit que l’on partage sa musique, sa voiture ou son appartement. Toute confusion entre un geste de générosité et la nouvelle économie du partage me semble préjudiciable au premier.

(novembre 2016)

Confusion ou restriction mentales ?

Restriction mentale          Ce matin, sur France Inter, Bruno Le Maire, candidat à la primaire de la droite et du centre à l'élection présidentielle. Commentant le billet d'Alex Vizorek, juste avant 9h, il a cette étonnante formule pour appeler à aller voter dimanche (notée au vol) : On doit choisir le nouveau président de la République ; la droite et le centre doivent choisir qui doit devenir président.  Jusqu'à présent, ce n'était qu'un non-dit : le choix se fera entre la droite et l'extrême-droite. On nous a déjà fait le coup en 2002, et 80 % des électeurs avaient voté, non pour Jacques Chirac, mais contre Le Pen. Le candidat de droite s'attend, c'est bien normal, à passer de la même manière en 2017. Avec les voix de gauche maladivement allergiques à l'extrême-droite. Sauf que cette fois, il y a des primaires : chacun peut choisir (à gauche comme à droite, d'ailleurs) qui il souhaiterait voir affronter Mme Le Pen au second tour des présidentielles. Ce n'est pas un choix de parti : entre les deux tours, le challenger appellera, surtout s'il est Les républicains, à un sursaut républicain pour voter républicain et Les républicains. Et le lendemain du second tour, le nouvel élu, quel qu'il soit, se déclarera président de tous les Français. Bruno Le Maire a peut-être raison sur un point : dimanche, aux primaires de la droite et du centre, on élira peut-être le président de la République, celui qui se dira et se croira président de tous les Français. Mais seuls les électeurs de la droite et du centre sont appelés à voter. Car, et cela n'avait jamais été dit de façon aussi claire, c'est à la droite et au centre d'élire le président de tous les Français.
          Sans doute le cynisme est-il préférable à l'hypocrisie. Au moins, les choses sont dites. La gauche n'a pas à choisir. Pas le droit de vote, en fait, puisqu'il est acquis pour les politiciens et les medias qu'elle ne figurera pas au second tour. On lui demandera juste de venir voter pour un candidat qu'elle n'a pas choisi contre un candidat qu'elle ne veut pas choisir. Ou de porter la responsabilité morale de la victoire de l'extrême-droite. C'est un peu facile. Beaucoup d'électeurs de gauche ont résolu de se rendre aux primaires de la droite et du centre. Bruno Le Maire vient de leur donner raison en décrétant qu'on y élirait le futur président de la République. Leur président. En ajoutant tout de suite qu'il fallait pour cela être de droite ou du centre. Face à cette pirouette qui témoigne au mieux de confusion mentale, les casuistes jésuites avaient une réponse toute trouvée : la restriction mentale. En vocabulaire moderne : le vote avec une pince à linge sur le nez. Signer de sa main un engagement en pensant très fort l'inverse. L'électeur de dimanche devra déclarer sur l'honneur partager les valeurs républicaines de la droite et du centre et s'engager pour l’alternance afin de réussir le redressement de la France. Si vous mentez, vous n'avez plus d'honneur. Mentir ? Allons donc ! Les valeurs républicaines ne sont bien entendu pas celles du Les républicains. Le centre ? Le Les républicains flirtant de plus en plus avec l'extrême-droite et les socialistes avec la droite, le centre se balade plutôt vers la gauche, voire la gauche dure. S'engager pour l'alternance ? Pourquoi pas ? Cela veut dire choisir un nouveau président (y compris un nouveau Hollande, le cas échéant, car une recomposition ministérielle constitue bien une alternance). Quant au redressement de la France, qui s'y opposerait ? Le Les républicains a tellement joué avec les mots que nous pouvons bien nous prêter nous aussi au jeu.
          Et puis... Quelle différence, au fond, entre une promesse électorale non tenue et un engagement non tenu ? Les engagements sont comme les promesses, ils n'engagent que ceux qui les écoutent. Comme disait Jacques Chirac, paraît-il... Il y a de tout cela dans la restriction mentale : ambiguïté des mots, conviction d'avoir sa conscience pour soi, possibilité de renier ce qui a été dit et signé... Ah, bien sûr, il faut être jésuite. Les athées sont plutôt partisans de l'impératif catégorique. Mais vu l'enjeu, je suis prêt à me couvertir pour un jour. Avec restriction mentale, bien sûr.

(novembre 2016)

Anatomie des lieux communs : les racines de la France

Banyan          Les racines chrétiennes de la France sont de retour, ce matin, dans la bouche, cette fois, de Jean-Pierre Raffarin, juste après Éric Ciotti et Nicolas Sarkozy, qui ont proposé de les inscrire dans la Constitution. J'ai sans doute le mauvais esprit de voir des images derrière les métaphores. De les voir, de mes yeux voir, comme des images, non comme des expressions imagées. Et les racines, c'est pour moi ce qui reste sous terre, ce que l'on a planté en premier, qui a germé et qui continue à nous nourrir. Sauf pour les banyans qui ont des racines aériennes, mais qui poussent mal sur le sol français. Les racines, c'est ce qui n'existe plus, l'enseveli, le révolu. Est-ce à dire que Jean-Pierre Raffarin a enterré le christianisme ? Ce n'est nullement, on s'en doute, le fond de sa pensée. Il n'entend suggérer que le caractère nourricier du christianisme sur la pensée française contemporaine. Or c'est là que le bât blesse : les racines nourrissent l'arbre tout entier, et la conséquence implicite de cette image, c'est que la France est tout entière nourrie par le christianisme, qu'elle soit chrétienne, musulmane ou athée. Toutes les idées peuvent se discuter, même, et surtout, celles avec lesquelles je ne suis pas d'accord. Mais les sous-entendus sont faits pour imprégner les esprits sans qu'on les remarque, et sans qu'on les discute. Une évidence qu'on ne pense même pas à remettre en question.
     Alors, s'il me fallait rester dans une image arboricole du christianisme, j'y verrais volontiers une des branches, et sans doute la branche maîtresse, de l'arbre France. Une branche encore vivace, verdoyante, avec des rameaux divers qui parfois se contredisent, qui coexiste avec les branches de l'islam, de l'athéisme, du judaïsme, du bouddhisme, qui elles-mêmes se divisent en rameaux, qui tous ensemble constitue un feuillage qu'on voudrait appeler nation... L'important est que toutes ces branches soient nourries de la même sève, celle de la laïcité, de la tolérance, de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, de tout ce qui fait que la France est un seul et même arbre, vigoureux et touffu. Quant à ses racines, personnellement, je les verrais dans la pensée grecque, en particulier le platonisme et l'aristotélisme, qui ont nourri aussi bien les chrétiens (que serait saint Augustin sans Platon ou saint Thomas sans Aristote ?) que les juifs (Aristote a inspiré Maïmonide), les musulmans (Averroès et Avicenne lui doivent tout autant), les libres penseurs (disciples de Pyrrhon), les libertins (suiveurs d'Aristippe) ou les athées (les présocratiques leur ont beaucoup parlé)... Je les verrais dans la pensée romaine, dont nous tenons un certain pragmatisme et une conception de la loi fondée sur le contrat et le consensualisme. Et sans doute les pensées celte, germanique, et tant d'autres plus ou moins connues et dont nous continuons inconsciemment à sucer la sève. Nous savons combien les feuilles (nous tous) ont parfois tendance à reproduire spontanément la forme de l'arbre : la silhouette du chêne n'est pas sans évoquer la forme polylobée de sa feuille, les lancettes du peuplier rappellent l'élancement de l'arbre, le pommier a la rondeur de sa feuille...
          Oui, cela me plairait davantage. Mais la métaphore arboricole a des inconvénients. En particulier, elle se prête mal à l'accueil de l'autre, vécu comme un visiteur (l'oiseau qui se pose sur sa branche), un profiteur (le singe qui cueille ses fruits) ou un destructeur (le bûcheron qui l'abat). L'exilé devient un déraciné, que ne nourrit plus la sève toute juteuse de terroir. Et surtout, l'arbre est désespérément immobile, enraciné dans ses certitudes. Il se contente de remuer un peu les feuilles à tous les vents, à toutes les modes. Non, décidément, mon idée de la France est plus vivante, et tant qu'à rester dans la métaphore végétale, plus modestement, mais avec quelle ambition, je me contenterais bien d'une petite graine dans le champ immense des nations.
          Et puis, faut-il rappeler qu’il a fallu dix ans aux rédacteurs de la charte de l’Union européenne pour arriver à la formule inscrite dans le traité de Lisbonne ? On parle désormais des « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ». Faut-il voir une intention politique déguisée dans la résurgence des « racines chrétiennes » à une époque où certains semblent vouloir rallumer les guerres de religion ? Espérons vraiment que non : ce serait irresponsable.

(janvier 2016) Réagir

Éric Woerth est un autre

Woerth          Invité d’Inter Activ (France Inter), le 21 décembre, Éric Woerth réagit à une question d’Augustin Trapenard. Une pièce de Michel Vinaver intitulée Bettencourt Boulevard est actuellement programmée au TNP de Villeurbanne, et met notamment en scène l’invité du jour. Quel effet cela fait-il de se voir sur scène ? Fait-il à présent partie d’un « inconscient populaire » ? « Je suis assez étonné qu’on puisse utiliser les noms des personnes », répond l’ancien ministre ; « si on vous fait dire des choses que vous n’avez pas dites sous votre nom, c’est assez étonnant, je trouve ça assez malhonnête, malhonnête intellectuellement et malhonnête tout court ». L’entretien se termine au nom de la morale : ne fais pas à autrui etc.
          Oui, cela peut paraître du bon sens, et chacun d’entre nous serait mécontent si cela lui arrivait. Et pourtant, c’est ce qui nourrit la littérature depuis l’origine. Il est arrivé à Éric Woerth ce qui est arrivé à Socrate caricaturé dans les Nuées d’Aristophane, et à Aristophane faisant le pitre dans le Banquet de Platon — aux côtés de Socrate, d’ailleurs. Faut-il rappeler que les Évangiles prêtent à Ponce Pilate, à Hérode ou à Caïphe des paroles qu’ils n’ont jamais tenues et les épinglent pour l’éternité parmi les réprouvés de l’Histoire ? Oui, on pourrait considérer que c’est malhonnête intellectuellement, et malhonnête, tout court, car dans tous ces cas, c’est bien les pensées d’Aristophane, de Platon, de Matthieu, Luc, Marc ou Jean qui sont prêtées aux personnages, et parfois de leur vivant — la pièce d’Aristophane a été accusée d’avoir provoqué le procès de Socrate. On n’en finirait pas d’énumérer ces mésaventures, jusqu’au Procès de Jean-Marie Le Pen de Mathieu Lindon, ou l’Affaire royale de Pierre Mertens qui prête à la princesse Lilian de Belgique, en tant que personnage de roman, des propos qu’elle récuse en tant que personnage historique. La littérature se nourrit de l’actualité, qu’il s’agisse des romanciers, des humoristes, des auteurs de théâtre ou de bande dessinée. Ceux que l’on reconnaît dans leurs œuvres ne sont pas des hommes ou des femmes de chair et d’os, mais des personnages d’encre et de fiction. Dans certains arts, cela semble aller de soi : aucun modèle de Picasso ne s’est plaint auprès du peintre d’avoir une oreille à la place du nez. La distance est suffisante entre le modèle en tant que personne et en tant que personnage. Pour la littérature, aujourd’hui, ce n’est plus le cas.
          Plusieurs facteurs expliquent cette différence de traitement. D’abord, le nouveau réalisme qui a engendré de nouveaux genres littéraires, docufiction, autofiction... En regardant un Picasso, on sait immédiatement qu’il ne faut pas y chercher une ressemblance avec un modèle. En lisant un roman ouvertement autobiographique, en regardant un documentaire scénarisé, l’illusion de réel peut introduire le doute. Ensuite, le modèle du peintre, qu’il soit rémunéré ou non, est conscient d’être portraituré. Même s’il ne peut interdire l’exposition de l’œuvre achevée, il a été consulté et a donné un accord de principe. C’est exceptionnellement le cas en littérature. Par ailleurs, le langage de l’image est plus ambigu que celui de l’écriture. Une moue, l’expression d’un regard, l’exagération ou la déformation de certains traits, peuvent être interprétés, mais sans certitude ; derrière les propos prêtés à des personnages, il y a des pensées précises qui ne sont peut-être pas celles de la personne. Comparaison n’est donc pas raison. Il n’y a entre les deux arts qu’un point commun : la nécessaire distance entre l’être réel qui a servi de modèle et l’être de fiction transmué par le regard de l’artiste.
          Le grand mot est lâché. Des êtres de fiction, qui ne sont les porte-paroles de personne, pas même de leur auteur. Auxquels on ne demande pas d’incarner une réalité, mais de susciter un effet de réel. Si le lecteur n’a pas conscience de cette distance, il reconnaîtra la personne dans le personnage et prêtera à la première les propos du second. C’est le rôle que l’on attend d’un lecteur actif. S’il ne peut ou ne veut plus l’assumer, il n’y a plus de littérature possible. La liberté de la création est en effet une des conditions essentielles de la littérature. La justice le reconnaît, qui a défini dans une copieuse jurisprudence une exception de fiction qui fonctionne avec plus ou moins de souplesse. Bien sûr, il y a des abus, et dans les exemples invoqués, le roman de Mathieu Lindon a été condamné et celui de Pierre Mertens acquitté, mais au terme d’un long parcours dans lequel des juges différents ont eu une opinion différente. Comme dans toute affaire judiciaire, c’est à eux de définir l’honnête et le malhonnête, et non pas aux plaignants. On peut certes avoir un avis différent de celui du juge, mais dans un pays démocratique, c’est en fin de compte ce dernier qui tranchera.
          Je n’ai pas vu la pièce de Michel Vinaver. Peut-être a-t-il abusé de l’exception de fiction, peut-être non. Seul un juge pourrait le dire, en fonction de l’intention de nuire, de la gravité du préjudice invoqué, du caractère public des faits... Une série de critères mis au point par une jurisprudence foisonnante et qui ne se résume pas à une opposition vague entre « honnête » et « malhonnête ». Non, il n’y a aucune malhonnêteté, d’aucune sorte, à mettre en scène Éric Woerth et à prêter à son personnage des propos que l’homme politique n’a pas tenus, dès lors qu’aucun abus de la liberté de création n’a été constaté. Si des situations de ce genre se multiplient depuis une quinzaine d’années, ce n’est pas parce que les écrivains se sont soudain lâchés, c’est parce que nous avons perdu ce double regard qui permet de comprendre, à la lecture ou à l’audition, que ce sont leurs personnages qui nous parlent, et pas des êtres réels.
          Alors ce qui me navre le plus, dans cette minute trente-neuf d’entretien, c’est que les journalistes ont perdu une occasion de rappeler cette simple évidence : il faut éduquer notre regard pour ne pas confondre la réalité et la fiction. Sans cela, non seulement il ne pourra plus y avoir de littérature, mais c’est notre propre vie que nous vivrons comme une fiction.

(décembre 2015) Réagir

Où est passée la République ?

Drapeau          Voici trois semaines, un "sursaut républicain" amenait à faire front contre une menace terroriste. De nombreuses maisons ont pavoisé avec des drapeaux français parfois bricolés de bric et de broc, de slips et de loques, mais tous portant le même message : afficher une appartenance à une même conception de la vie. Sans se concerter, tout le monde savait de quoi il parlait. Les élections régionales nous ont rappelé que le terme "républicain" désignait aujourd'hui trois concepts différents et parfois incompatibles :

- un parti politique : j'ai dit ici combien cette confiscation d'un terme commun me semblait catastrophique dans le cadre de la confusion actuelle des valeurs. Pris au pied de la lettre, cela signifierait-il que le seul parti républicain en  France serait le Les Républicains ? Personne, je l'espère,  n'oserait le soutenir.

- des valeurs partagées par toute une Nation (la res publica est la "chose publique"), exprimées dans la Constitution et par un usage commun des mêmes mots rappelés dans les grands événements public : démocratie, liberté, égalité, fraternité, tolérance, laïcité, humanisme... C'est en ce sens que plusieurs partis politiques ont pu demander la constitution d'un "front républicain" pour faire obstacle à l'élection d'hommes et de femmes qui ne partageraient pas ces valeurs.

- un régime politique, historiquement instauré à la chute de la monarchie et cinq fois réaffirmé depuis. En ce sens, un parti politique légalement constitué et qui n'enfreint aucune des lois de la République est républicain, même s'il ne partage pas les valeurs républicaines.

          Et voilà pourquoi, aujourd'hui, le Les Républicains refuse un front républicain contre un parti républicain... Comprenne qui pourra : on ne peut en tout cas demander aux électeurs de comprendre un discours dans lequel le même mot, fondamental, prend trois sens différents. Leur réponse est passée par les urnes : chacun a choisi un sens au terme et est persuadé avoir "voté républicain". J'aimerais pouvoir croire qu'il y a au moins cette volonté, même brouillonne, en commun entre les citoyens d'un même pays.

          Cela n'explique pas la configuration actuelle de la carte électorale : il y a sans doute eu autant de raisons distinctes que de votants, dans tous les partis politiques. Je n'entends pas entrer dans une analyse politique pour laquelle je me déclare incompétent. Les incompétents en la matière sont déjà assez nombreux à s'exprimer sur le sujet. Mais à l'heure où l'on entend parler de "confusion" parce qu'il permet un jeu de mots facile avec "fusion", j'aime rappeler que la confusion des concepts vient de celle des mots.

         On ne galvaude pas sans risque les mots qui garantissent la cohésion nationale. On ne peut utiliser le terme "liberté" en lui accolant quatre cents exceptions, comme c'est le cas pour la liberté d'expression. On ne peut mettre "l'égalité" à toutes les sauces, égalité des chances, des droits, des sexes, des rémunérations... sans parler des associations de toutes les nuances politiques qui s'abritent derrière son nom. On ne peut appeler impunément "État" la base arrière iraquienne du terrrorisme sectaire, et "islamique" ce qui, au mieux, pourrait être qualité d'"islamiste". Les mots usés par des emplois abusifs finissent par devenir injurieux. Nous avons ainsi perdu le patriotisme et le nationalisme. Et nous ne savons plus, du coup, comment exprimer notre attachement à une patrie ou à une nation sans être accusés d'idées extrémistes. Jusqu'à une date récente, on pouvait encore se dire républicain. Refusons qu'on nous confisque ce terme : l'étape suivante serait de nous confisquer la République.

(décembre 2015) Réagir

De la consommation de la société à la société de consommation

Temps          Une grande enquête TNS est en train de se mettre en place auprès de 11000 Français sur « la consommation, les loisirs, les modes de vie en France ». Bel outil pour les sociologues, pourrait-on penser, qu’un sondage représentatif sur nos habitudes, nos préférences, et nos opinions, avec un sondage accessoire sur « vos opinions personnelles sur la société, les médias et les marques ». Le grand mot est lâché, juste à la fin : les marques. Elles s’affichent par pages entières dans le questionnaire sur les opinions, mais plus encore dans celui sur la consommation. Nulle part, il n’est dit qu’elles financent le sondage ; parmi les questions auxquelles un troisième document nous apporte des réponses, celle du financement et de l’indépendance vis-à-vis des marques ne se pose même pas. Elle n’a pas à se poser. Elle est évidente. Quant au but de ce questionnaire, il ne figure manifestement pas parmi les interrogations qui ont affleuré « au vu des expériences antérieures ». Il est tout aussi évident. Tout au plus apprend-on, au détour d’une phrase, que les informations « sont utilisées à des fins de marketing ». Et qu’« un très grand nombre de personnes nous ont précédemment répondu que le questionnaire avait été pour elles l’occasion de faire le point et de réfléchir à leur façon de vivre ». Prendre conscience de nos goûts, de ce que nous faisons (et ne faisons pas encore) pour vivre comme tout le monde, avec les marques qui nous accompagnent impartialement tout au long de notre réflexion. Et recevoir un bon d’achat en récompense, au cas où nous aurions réfléchi positivement à notre façon de vivre.
          Dans ces 182 pages de questions sur nos modes de vie, j’ai eu la curiosité de chercher celles qui se rapportaient aux livres. Si, cela fait partie de nos loisirs, de nos modes de vie et de notre consommation. Pour une demi-page, soit 0,27 %, un peu moins que la place accordée aux sous-vêtements (slips, caleçons, chaussettes...). C’est honnête. Sept questions, autant que pour le chapitre « produits de soins pour le visage, crèmes, masques, gels nettoyants » (questionnaire pour hommes, je précise). Cela nous permettra de repérer les petits lecteurs (5 à 9 livres par an), les tout petits lecteurs (3 ou 4 livres par an), les minuscules lecteurs (1 ou 2 livres par an), mais pour les gros lecteurs : on n’envisage que plus de dix livres par an. On pourra se dire lecteur de romans historiques, sentimentaux, policiers, érotiques, de science-fiction ou de vécus autobiographiques, mais la « littérature » (roman ? poésie ? théâtre ?) n’est pas considérée comme un « genre littéraire ». On ne se pose pas la question de l’auteur (alors que pour le cinéma, on se demande si l’on choisit un film en fonction des acteurs ou du réalisateur). On pourra attirer l’attention sur la lecture d’un best-seller, d’un prix littéraire, d’un livre « utile professionnellement », mais pas sur le « coup de cœur » ou le livre recommandé par un ami. L’image du lecteur qui en découle est bien formatée : il lit peu, de la littérature de genre, sans véritable passion ni culture générale. Mais il utilise des baumes, crèmes, masques, gommages, peelings, patchs purifiants, gel nettoyants visage, roll-on... Il est vrai que c’est le questionnaire destiné aux hommes, et que les lecteurs, tout le monde le sait, sont des lectrices.
          Mais le livre apparaît aussi au hasard d’autres questions, en particulier dans des questions d’opinion ou de finance. Et la façon de présenter les choses en dit long sur la place symbolique qu’il occupe dans la tête des rédacteurs. Quel budget rognerions-nous si nous devions faire face à une dépense imprévue ? Sept suggestions nous sont faites ; en dernier lieu : « journaux, livres, CD, DVD ». À l’inverse, à quoi consacrerions-nous une rentrée d’argent inespérée ? Cette fois, sur les vingt suggestions, « des livres, CD, DVD » apparaissent en... premier lieu. Étrange, pour deux questions qui se suivent... Quant aux « opinions », elles suggèrent traditionnellement en première place les réponses les plus positives : « Je m’intéresse aux résultats des compétitions automobiles », « Il est très important d’être bien assuré sur tout », « Lorsque j’ai besoin d’une information, je cherche d’abord sur Internet », le bricolage « est une activité agréable, délassante »... Sauf pour la culture. Que pensez-vous des phrases suivantes ? Dans l’ordre d’apparition : « Je devrais faire un effort pour lire davantage de livres », « Je ne me sentirais pas à ma place à l’opéra », « il faudrait que je sorte un peu plus pour voir des spectacles, écouter des concerts, visiter des musées », « Une pièce de théâtre devrait toujours être écrite pour que tout le monde comprenne », « Je devrais pratiquer davantage d’activités artistiques et culturelles »... Bien sûr, on peut toujours répondre « Pas du tout d’accord », mais c’est comme une petite musique insidieuse sur près de deux cents pages : la culture, c’est ennuyeux, la plupart des gens ne s’y frottent que par obligation. Pourquoi ne trouve-t-on pas les suggestions différemment formulées ? « Je devrais faire un effort pour faire un peu de bricolage », « La lecture est une activité agréable, délassante », « Je ne me sentirais pas à ma place dans une salle de sport », « Lorsque j’ai besoin d’une information, je cherche d’abord dans un livre »... Il serait toujours loisible à ceux qui ne peuvent supporter l’idée même de lire un livre de répondre : « Je ne suis pas du tout d’accord ». Mais la petite musique serait différente.
          Le regretté Richard Jorif avait imaginé, dans Le navire Argo, d’écrire une biographie de Littré en s’intéressant aux citations de son dictionnaire : j’ai une folle envie de rédiger celle des rédacteurs de cette enquête à partir de la formulation de leurs questions. À charge pour eux de rédiger la mienne au vu de cette note, je l’avoue, quelque peu ironique. Et puis, je me rappelle qu’« un très grand nombre de personnes nous ont précédemment répondu que le questionnaire avait été pour elles l’occasion de faire le point et de réfléchir à leur façon de vivre ». Et je me demande pourquoi.

(octobre 2015) Réagir


Ceci n'est pas une œuvre

Ceci n'est pas une œuvre          Deux événements récents, mais radicalement opposés, que l'on regroupe pourtant sous l'étiquette commune de vandalisme, nous posent la question de la définition de l'œuvre d'art. Le 9 juin dernier, à la Galerie de la Patinoire royale, à Bruxelles, Bernard Rancillac est arrêté pour détérioration de sa propre œuvre, Hommage à Picasso, sur laquelle il griffonne : Ceci est un faux, BR. Le 6 septembre, des graffitis antisémites sont barbouillés sur Dirty Corner d'Anish Kapoor, une énorme trompe exposée dans le parc du château de Versailles et qui fut aussitôt surnommée « le Vagin de la reine ». L'artiste, victime de tels actes à plusieurs reprises, décide de les conserver. « Désormais, ces mots infamants font partie de mon œuvre », déclare-t-il.
          Rapprocher ces deux actes peut sembler arbitraire : l'un répond à une volonté de l'artiste, l'autre non ; l'un ne constitue qu'une dégradation d'œuvre, l'autre y ajoute des propos antisémites condamnables quel que soit le support ; l'un est un acte revendiqué par son auteur et que l'on pourrait presque qualifier d'artistique, l'autre est un acte odieux et anonyme visant l'ensemble d'une communauté à travers un de ses membres. Mais tous deux renouvellent à leur manière la vieille aporie d’Euboulide : « Tous les Crétois sont des menteurs » constitue-t-il une vérité dans la bouche d’Épiménide le Crétois ? Si c'était le cas, il y aurait au moins un Crétois qui ne mentirait pas (Épiménide), et la vérité serait... fausse. Sinon, il y aurait au moins un Crétois qui ment, et l’erreur serait... vraie. La logique moderne a résolu l’aporie en faisant porter la négation sur l'ensemble de la phrase (« il n’est pas vrai que tous les Crétois soient des menteurs » laisse la possibilité qu'il y en ait au moins un qui mente... Épiménide). Comment résoudront-ils ceux-ci ?
          Si l'œuvre de Bernard Rancillac est un faux, il est coupable de détérioration de l'œuvre d'autrui (lequel serait par ailleurs coupable de contrefaçon...), mais sa signature (sous forme d'initiales) crée un authentique Rancillac (l'inscription) ! Si l'œuvre est authentique (son propriétaire invoque des photos du peintre y travaillant), la dégradation en compromet la valeur commerciale, puisque l'autorité de l'auteur remet en cause l'attribution.  Dans son droit de réponse, Rancillac confirme que l'œuvre n'est pas de lui, mais n’évoque pas les photos le montrant dans son travail. Constituent-elles une preuve ? Seul un juge pourra trancher. Mais il est clair pour moi que seul l’artiste peut considérer que telle ou telle toile fait partie, ou non de son œuvre, qu’il en soit l’auteur ou non : le montrerait-on en train de la peindre qu’il serait qualifié pour en dénier la paternité, comme celle d’esquisses ou d’ébauches qu’il refuserait d’intégrer à son œuvre. Cela n’enlève rien à la réalité matérielle de la dégradation du bien d’autrui, mais fait partie de son droit moral. Quant à la valeur de l’œuvre, il n’est pas impossible que la publicité faite autour de la dégradation, jointe à une inscription pour le coup authentique, ne la fasse grimper !
          Si cette affaire m’est revenue en mémoire après le vandalisme subi par l’œuvre de Kapour, c’est parce qu’il y a ici un acte créateur voulu (ou en tout cas assumé) par l’artiste : « ces mots infamants font partie de mon œuvre. » Cela pose encore une fois la question de la définition de l’œuvre (que se passerait-il si l’auteur de ces propos, sincèrement repenti, se faisait connaître et en demandait le retrait ?), mais aussi celle de la responsabilité de l’artiste. Kapour pourrait-il être accusé de propos antisémites, puisque « ces mots infamants font partie de son œuvre » ? Le paradoxe est difficilement soutenable et aucun juge, peut-on espérer, n’irait jusque-là, mais que se passerait-il si un spectateur déposait plainte pour propos antisémites... contre Kapour, qui a refusé de les effacer, même s’il en est la première victime ?
          N’essayons pas, ici non plus, de nous substituer au juge — laissons le bon sens (y compris celui de l’humour) triompher un moment de la lettre des lois. Et surtout, espérons que ce ne sera jamais au juge de trancher dans un domaine qui n’appartient qu’à l’artiste : la possibilité de dire « ceci est (ou non) mon œuvre. »

(septembre 2015) Réagir

Les carreaux de l’usine sont toujours mal lavés

BnF          Longs couloirs de la Bibliothèque Nationale. Les vieux lecteurs avaient grogné, à l’ouverture, contre ces immenses panneaux vitrés qui ne seraient jamais propres. On leur avait répondu que dans la culture occidentale, une bibliothèque ne se concevait pas sans ouverture sur un jardin. C’était comme ça, ça ne s’expliquait pas et c’était beau, parce qu’on embrasse d’un coup d’œil le livre vivant et l’arbre mort. La vieille salle de la rue de Richelieu, nous avait-on fait remarquer, n’ouvrait que sur une cour pavée, et l’on avait dû décorer la salle de lectures de grandes fresques végétales. C’était comme ça et ce n’était pas beau, j’avoue. J’avais donc regardé avec sympathie ce grand jardin sans oiseau, où l’on ne pouvait pénétrer, mais dont la présence symbolique était une donnée essentielle derrière ses verres dont on savait à l’avance qu’ils seraient toujours sales. Les carreaux de l'usine sont toujours mal lavés, chantaient Jacques Brel. C’est comme ça et ce sera toujours comme ça.
          Mais aujourd’hui, très sales. Si sales que le soleil, au lieu de les traverser, les opacifie, révélant ces dépôts blanchâtres invisibles d’habitude. C’est terrifiant. D’abord, parce que l’on circule dans d’immenses corridors aveugles. Surtout, parce que c’est la lumière qui les éteint, cette lumière qui devrait nous éclairer et illuminer notre recherche. Les monceaux de livres redeviennent cette selva oscura que l’Esprit ne vient plus vivifier. Pris dans les dépôts crasseux, un oiseau de papier au vol arrêté semble victime d'une marée blanche. Son ombre grise se projette sur le double vitrage, dupliquant son immobilité douloureuse de chouette clouée sur une porte. Qui a eu l’idée de coller de faux oiseaux sur la vitre ? À défaut d’en voir de vrais dans le faux jardin ?
          Un nuage soudain nous ramène la pénombre. Miracle : les panneaux redeviennent transparents, le jardin réapparaît. Et il est beau, oui, d’être révélé par l’ombre après avoir été caché par le soleil. Beau, car je me rends compte, soudain, que ce n’est pas le soleil qui frappait le mur de verre, mais son reflet dans la tour d’en face. Le nuage qui nous masque le soleil a démasqué le reflet imposteur. Trouble. Délicieux trouble. L’oiseau s'envole.

(août 2015) Réagir

Les républicains à poux

Républicains          Voilà, c’est fait. L'UMP s'est rebaptisé ce matin "Les Républicains". Il y a désormais en France des Républicains, membres d'un parti politique, et... des républicains, puisque tous les Français vivant en République sont constitutionnellement républicains. Il y a aura désormais des républicains Républicains et des républicains pas Républicains. Ça me rappelle une histoire de papous à poux et de papous pas à poux. Mieux vaut en rire, comme on a ri, jadis, des démocraties populaires et républicaines, qui n’étaient que le cache-sexe de sanglantes dictatures. Tiens, parmi les républicains Républicains, il y aura aussi des républicains populaires (feu l’UMP était l’union pour un mouvement populaire) et des républicains démocrates (le Modem, Mouvement des démocrates, entend faire liste unique avec les républicains Républicains aux régionales). Curieux, non, cette insistance de la droite à reprendre ces étiquettes chéries de Staline ?
          Plus que la confiscation d’un terme qui appartient à tous, c’est l’article défini qui surprend. « L’article défini est celui qui se met devant un nom pris dans un sens complètement déterminé », dit Grevisse. Autrement dit, selon l’exemple qu’il choisit, « les pauvres » sont « tous les individus de l’espèce pauvres ». Il ne peut donc y avoir d’autres républicains que les républicains Républicains. C’est vrai que s’appeler « des Républicains » aurait été grammaticalement plus correct, mais symboliquement plus mesquin. Pas de quoi, pourtant, aller devant les juges. On ne plaide pas pour un article. La vraie riposte serait de changer les noms des autres partis. Si l’on créait, par exemple, « les Honnêtes » ? Imaginez les dialogues autour des tables dominicales : « Tu es Républicain, toi ? — Ah ! non, moi je suis Honnête »...
          Reste à savoir ce qu’est un républicain Républicain. Et tout le monde a sa petite idée. J’ai beaucoup aimé celle de Laurent Wauquiez, ce matin, sur France Inter. Un républicain Républicain redéfend les valeurs républicaines, comme le travail, et le respect républicain, qui s’était « affaissé par les réformes de Madame Taubira ». Aïe ! L’article défini, encore une fois, pour bien englober l’ensemble des réformes, y compris celle qui touche à la famille. Travail et famille... Il reste à espérer que les républicains Républicains ne soient pas trop patriotes, sinon les valeurs de la République française se confondraient avec celles de l’État français. Bon, il paraît aussi que Laurent Wauquiez n’a plus trop la cote dans le nouveau parti. Bientôt, il y aura, chez les républicains Républicains, des républicains Républicains républicains et des républicains Républicains pas républicains (les républicains RPR ?). Et puis, des républicains à poux ou pas à poux, pour qu’on puisse continuer à s’en chercher mutuellement dans la barbe.

(mai 2015) Réagir

Philosophie de la douche

Douche philosophe          Si vous trouvez trop chaude l’eau de la douche, ajoutez-vous de l’eau froide ou réduisez-vous la chaude ? J’aime les sujets de dissertation ancrés dans les gestes quotidiens. Ils nous occupent l’esprit dans ces temps morts de la toilette matinale et alimentent une philosophie de la salle de bain qui, ma foi, n’est pas pire que celle du boudoir. Et puis, ça nous fait réfléchir aux motivations inconscientes de nos comportements... Il y a sans doute une composante linguistique à la réponse. Nous avons tendance à penser que l’eau est « trop chaude », et non « pas assez froide ». Le réflexe naturel serait-il de diminuer l’eau chaude ? Mais l’expérience nous enseigne que si la pression n’est pas assez forte, l’inverseur se positionne automatiquement sur la position robinet. Le réflexe conditionné serait-il d’augmenter l’apport en eau froide pour éviter ce désagrément ? Mais dans ce cas nous augmentons notre consommation d’eau et d’électricité, nous touchons à la fois à notre portefeuille et aux ressources de la planète. La raison nous pousserait plutôt à réduire l’eau chaude. Mais le temps de réfléchir à tout cela, l’eau a coulé sous le pommeau. N’a-t-on pas intérêt à un acte spontané ? Et, au fond, la réponse à la question n’est-elle pas tout simplement là : qu’ai-je fait ? Et qu’ai-je fait la veille, que ferai-je demain ? À vrai dire, je n’en sais rien.
          La vraie question est peut-être alors : pourquoi ai-je tendance à répondre à ce genre de question idiote par le raisonnement et non par l’observation de mon comportement ? Bon, la réponse, je la connais : réflexe d’intello. Et plus profondément, parce que je suis convaincu que la responsabilité naît d’une prise de conscience sur les plus infimes détails du quotidien. Et je sais pourquoi je me pose la question précisément ce matin. Hier, j’ai reçu des remerciements pour des condoléances suite au décès de mon ancien professeur de grec. Sur le faire-part, une pensée de Marc-Aurèle. « Ai-je accompli quelque chose d’utile à la communauté ? J’en ai donc profité » (liv. XI, n° 4). Et ce conseil qui l’accompagne : « Que cette vérité demeure toujours bien à ta portée, afin qu’elle frappe tes yeux sans cesse, et ne la perds jamais de vue. » C’est peut-être cela, la philosophie de la douche : même dans les occupations les plus anodines, il ne faut pas perdre de vue les deux ou trois vérités de base qui nous aident à vivre. Alors, qu’importe la réponse ? Le principal est dans la prise de conscience.

(mai 2015) Réagir

De l’arrogance culturelle

Arrogance culturelle          Le 5 mai prochain, le PEN American Center décernera, lors de son gala annuel, son prix de la liberté d’expression à Charlie Hebdo. Une décision aussitôt contestée par six romanciers de renom, trois américains, un australien, un canadien, un britannique. Depuis quatre mois, les analyses se sont succédé pour expliquer les différences d’analyse entre le monde anglo-saxon et la tradition française dans les réactions aux attentats de janvier, que tous condamnent pour autant avec la même fermeté. Éric Fassin a expliqué cette différence d’approche par deux éthiques opposées. Dans l’optique d’une  « éthique de conviction », plus idéologique, la France place la liberté d’expression comme un principe supérieur qu’il faut défendre à tout prix. Dans celle d’une « éthique de responsabilité », plus pragmatique, les anglo-saxons estiment qu’il faut agir en fonction des effets escomptés et s’interdire ce qui pourrait entraîner des conséquences déplorables. Avec, bien entendu, toutes les nuances et les combinaisons entre ces deux attitudes.
          Le fond du débat reste le même. Je ne compte pas le rouvrir. Mais d’autres concepts se sont introduits dans la discussion, qui me semblent plus curieux, sinon plus contestables. Peter Carey a ainsi estimé que le PEN America, dont la vocation est bien de promouvoir la liberté d’expression, avait outrepassé son rôle, qui se limite à la défendre contre l’oppression gouvernementale. Cela signifie-t-il que les autres formes d’atteinte à la liberté d’expression, plus radicales et plus meurtrières, ne concerneraient pas l’association ? C’est aller un peu loin, mais son président, , a jugé utile de préciser que « la montée croissante de diverses tentatives pour limiter la parole et réduire les limites de tout discours autorisé nous concerne », parlant même d’un « veto des assassins » (Assassin's Veto) que le PEN doit bien entendu dénoncer. Cette distinction entre les atteintes officielles ou non à la liberté d’expression, faut-il le souligner, est dangereuse. Les États démocratiques ont en effet souscrit à la déclaration universelle des droits de l’homme garantissant la liberté d’expression, mais tous ont trouvé force parades pour remplacer la censure classique par une autocensure autrement plus redoutable. Limiter le combat aux « oppressions gouvernementales », c’est croire à bon compte que tout est désormais pour le mieux dans le meilleur des mondes. Est-ce le cas ? On a vu se multiplier, depuis quatre mois, les décrochages d’œuvres artistiques au nom d’une responsabilité qui le plus souvent traduit une peur des représailles. Le vrai combat, aujourd’hui, est dans les consciences, non dans les censures officielles.
          Rachel Kushner a pour sa part accusé Charlie Hebdo d’intolérance culturelle et de promotion « d’une sorte de laïcité d’obligation » (a kind of forced secular view). Les difficultés de la traduction, les concepts de laïcité et de sécularité ne se recoupant pas de la même manière dans les deux langues, mettent le doigt sur une autre différence de conception. La France voit dans la laïcité une neutralité objective qui respecte toutes les opinions, mais les écarte de la sphère publique : en ce sens, on peut être athée et laïc, chrétien et laïc, musulman et laïc. Le monde anglo-saxon y voit une opinion au même titre que les croyances religieuses, toutes ayant leur place dans l’espace public : on est laïc, chrétien, juif ou musulman. S’en prendre aux religions (juive, chrétienne, musulmane…) traduit pour la laïcité à la française un refus des croyances, quelles qu’elles soient ; pour la tradition anglo-saxonne, c’est privilégier une croyance (« laïque ») parmi les autres, ce qui entraîne l’accusation d’intolérance.
          Alors, serait-il impossible de s’entendre ? C’est ce qui semble ressortir de la conclusion de Peter Carey, qui élargit sa critique de Charlie Hebdo à une attitude générale de la France (où, pendant quelques heures, tous ont effectivement été Charlie) : « Tout cela se complique, estime-t-il, par l’aveuglement apparent du PEN devant l’arrogance culturelle (cultural arrogance) de la nation française, qui ne reconnaît pas son obligation morale à l’égard d’une partie importante et vulnérable (disempowered) de sa population. » Arrogance culturelle ? On comprend le sens de la remarque : la politique d’intégration à la française a de tout temps été opposée à la politique communautariste anglo-saxonne. Cela traduit-il une croyance en la supériorité d’un modèle sur un autre, où simplement la volonté d’unifier une société autour de valeurs communes ? Cela se discute, longuement, mais honnêtement. Le respect des minorités et le droit à pratiquer librement leur religion font partie de ces valeurs, et la France a largement prouvé qu’elle y était attentive. Si « arrogance culturelle » il y a en France, elle concerne la société qu’elle construit et dans laquelle elle souhaite vivre avec l’ensemble de sa population.
          Cela implique par conséquent le respect des différences dans toutes les autres cultures et hors de son territoire. La France a un lourd passé colonialiste ; depuis un demi siècle, elle en a tiré des leçons de tolérance et d’humilité. Le discours condescendant n’y est plus de mise. Est-ce le cas partout ? N’y a-t-il pas quelque arrogance culturelle d’une autre forme à placer, parmi les intérêts importants de l’Amérique, « Garder l’avantage dans la distribution internationale de l’information pour s’assurer que les valeurs américaines continuent d’influencer positivement les cultures des pays étrangers » (Maintain an edge in the international distribution of information to ensure that American values continue to positively influence the culture of foreign nations) ? Telle était une des conclusions, publiées en 2000, d’une très officielle commission sur les intérêts nationaux de l’Amérique réunie en 1996. Le temps a passé, mais les idées sont demeurées. Internet est passé par là, dont Barak Obama, dans une interview récente, revendiquait la possession — « Nous avons possédé Internet. Nos entreprises l’ont créé, l’on répandu, l’ont perfectionné, de sorte que [les Européens] ne peuvent pas le concurrencer » (We have owned the Internet. Our companies have created it, expanded it, perfected it in ways that they can’t compete).
          Quel meilleur moyen de garder l’avantage dans la distribution internationale de l’information ? Si le but n’est plus revendiqué de manière aussi cynique, les conséquences sont ouvertement assumées… Quant à la culture, faut-il rappeler que 59 % des livres traduits en français viennent de l’anglais, et 6 % des titres traduits en anglais du français ? Alors, arrogance culturelle, oui, peut-être, battons notre coulpe. Le coq a parfois tendance à pérorer sur son fumier. Mais dans ce domaine, l’aigle a une longueur d’avance…

(avril 2015) Réagir

Délations, délations, il en restera toujours quelque chose

Délation          Peut-être les avez-vous vus passer ? Des livreurs de sushis en motocyclette portant bien en évidence un écriteau ainsi rédigé : « Que pensez-vous de ma conduite ? » Suit un numéro de scooter et un numéro de téléphone. Le site du restaurant se félicite d’avoir mis ce système en place en 2007, mais voilà, je ne l’ai vu qu’hier. « Relevez le numéro de la ligne sécurité inscrit à l’arrière du scooter et appelez-nous ! » invite l’employeur, plaidant pour une « livraison responsable » avec à la clé une coquille quasi freudienne : « Notre sécurité et celle des autres usagers de ma route est notre priorité ». Oui, « ma » route ! Fini de dire, ou de penser, « La route est à moi ». Dites : « La route est à mon patron. »
          Alors, délation rappelant les heures les plus noires de l’histoire de France ? N’exagérons rien. Il s’agissait alors de dénoncer à une autorité administrative des personnes qui n’avaient commis d’autre crime que d’être nées juives. Ici, c’est à l’employeur que l’on dénonce une infraction au code de la route. Si les conséquences et l’état d’esprit sont nettement moins graves, vu sous un autre angle, c’est presque pire.
          D’abord, parce que c’est un jugement subjectif qu’on demande aux passants, sur une conduite, et non sur une infraction. Une infraction est répertoriée dans le code de la route et consignée par un agent assermenté. Ici, n’importe qui peut dénoncer une vétille, même imaginaire, parce qu’il « pense », en son âme probe et sa bonne conscience, qu’elle est « irresponsable ». Si l’on prenait au pied de la lettre un écriteau somme toute publicitaire, c’est cela, justement, qui serait irresponsable, et dangereux.
          Ensuite, parce que ce n’est pas au représentant de l’autorité administrative qu’on se plaint, mais à l’employeur. Si l’on ignore la sanction encourue, on imagine qu’elle risque de ne pas être proportionnée à la prétendue infraction. Blâme ? Mise à pied ? Licenciement ? On se pose pas même la question. On aura fait son devoir de citoyen responsable. Encore une fois, n’en faisons pas tout un fromage : personne, sans doute, n’appellera le numéro bien en évidence : le but est uniquement publicitaire.
          Mais profondément, oui, c’est dangereux, car si un restaurateur a pu se permettre un appel à délation qui, voici vingt ans, aurait semblé suicidaire, c’est que le phénomène est significatif d’une évolution des mentalités. Cet appel à témoin, à juge et à procureur, est désormais à la mode. Utilisé par la police, il fait déjà grincer des dents. Par un employeur et sous couvert de « livraison responsable », il est franchement odieux, et cynique — est-on sûr que la lenteur de la livraison, par exemple, n’est pas une clause de sanction et que le livreur n’est pas pris en tenailles entre deux injonctions contradictoires ? Je n’en jurerai pas. Surtout, cela remet en cause les principes fondamentaux de la justice : l’indépendance (ce n’est pas celui qui se considère comme victime qui juge) et la proportionnalité de la peine (nous n’en sommes plus à la loi de la vengeance totale et aveugle). Or, des expériences l’ont montré depuis un demi-siècle : en dehors d’un tribunal censé juger à froid, l’homme est prêt à asséner à son semblable des peines mortelles pour des fautes imaginaires. Prêt à exposer un inconnu à un licenciement pour n’avoir pas respecté un passage pour piétons.
          Le système est à la mode et le développement d’Internet lui a donné des armes redoutables. Il témoigne d'une défiance de la justice inquiétante. Il vaut mieux se faire justice soi-même et par le biais de la dénonciation publique plutôt que d’attendre réparation devant un tribunal. On fait davantage confiance, pour garder la moralité publique, à un inconnu sur la toile, le cas échéant dissimulé sous un pseudo, qu’à un juge ou à un policier. Et l’on se sent vertueux à exposer les fautes de chacun sur la place publique.
          Ainsi, ce matin, grand coup de projecteur sur l’évasion fiscale : des noms célèbres sont donnés en pâture aux lecteurs du Monde, aux auditeurs de France Inter. Cela n’a rien à voir, sinon le télescopage des informations dans ma perception de l’actualité, et la longue durée des deux affaires, dont une date de 2006 et l’autre de 2007 ! Ainsi donc, 6000 Français ont caché douze milliards de dollars avec la complicité d’une banque suisse. Haro sur eux, juges intègres ! Certes, c’est très mal de cacher ses millions en Suisse : les coupables seront punis, par un redressement fiscal, une amende, peut-être de la prison. En outre, ils écoperont d’une peine abolie depuis l’ancien régime : le pilori. Exposés nus sur la toile à des milliards d’Internautes, à perpétuité, ce que n’avait jamais imaginé la justice médiévale, car comment effacer une accusation lancée sur le Net ? Assaillis par les réactions d’indignation et les twits moqueurs, les plus médiatisés ne s’en relèveront que difficilement, car la notoriété est leur fonds de commerce. Encore une fois, je n’entends ni excuser, ni même plaindre, mais je m’interroge sur la double peine (fiscale et médiatique) et sur la proportionnalité de la peine. Peut-être serait-il temps que l’on en revienne à un peu de raison. Le travail d’enquête des journalistes a été remarquable. Pourquoi le galvauder par cette mise en pâture d’une petite partie (la plus médiatique) des coupables ? Sans doute parce que dans l’inconscient collectif, on pense qu’une affaire qui n’est pas mise sur la place publique sera étouffée lorsqu’elle touche des puissants. Vrai ? Faux ? Je n’en sais rien : mais le soupçon est délétère. Mais je me méfierai toujours de ceux qui s’autoinvestissent du soin de nettoyer les écuries d’Augias.

(février 2015) Réagir

Je suis Charlie® : Peut-on confisquer un mot ?

Je suis Charlie®          Ça y est. Deux jours après le 11 janvier, les cons sont sortis de leur trou (pardon pour le pléonasme). On apprend qu’au moins cinquante d’entre eux ont déposé « Je suis Charlie » auprès de l’Institut National de la Propriété Intellectuelle — le premier, le jour même de la manifestation. S’indigner ne sert à rien. Rire ne changera rien. Juste dire que ce sont eux, les vrais assassins. On veut tuer l’esprit après avoir tué les corps. Et cette fois, en toute légalité. Oui, il aura, il y a déjà, de Tee-shirts « Je suis Charlie », des sites internet, et des crayons, des carnets à spirale, des foulards griffés, des services à petit-déjeuner, et puis des kalachnikovs à balles bénites pour aller tout droit au paradis Charlie, des tatouages sexuels où l’on ne lira que « Je suis » au repos, des slips blindés pour protéger ceux qui ont encore des couilles et des porte-jarretelles en noir et blanc pour mettre en valeur les cons. Au moins l’imagination ne manquera pas. Au verso des Tee-shirts, pour ceux qui auront la stupidité d’en acheter, il y aura même, à l’encre antipathique, celle que personne ne voit mais que tout le monde peut lire : « Je suis un con ».
          Non, ce n’est pas tellement cela qui m’indigne. C’est que cela puisse se faire au nom de la propriété intellectuelle. C’est une belle idée issue de la Révolution que de reconnaître une existence légale, et presque foncière, à quelque chose d’immatériel. Pour que le créateur, d’une forme artistique, d’une idée scientifique, d’une démarche entrepreneuriale, soit protégé, rémunéré, et surtout respecté. L’idée a été dévoyée, récupérée par les marchands du temple et les profanateurs de sépultures. Par ceux qui amassent les propriétés faute de capacités intellectuelles. Jusqu’à ce que le système éclate, comme beaucoup l’espèrent. Mais ce jour-là, ce ne sont pas les requins sans scrupules qui en pâtiront, ils auront bien d’autres choses à vendre, ce sont les créateurs, les artistes, les auteurs, ceux qui n’avaient que cela pour survivre. Voilà aussi ce qu’on est en train d’assassiner.
          Voici quelques années, déjà, Sylvain Jouty avait imaginé, dans Les marchés sont fatigués, un monde où il serait permis de déposer les noms communs en tant que marques commerciales. Parler reviendrait cher, et le prix des cravates® flamberait, comme celui, snobisme oblige, des cravattes® ! Nous n’en sommes peut-être pas si loin. Et puis, une TVA sur les mots ne comblerait-elle pas les déficits ?
          Je sais, le droit d’auteur, pour lequel je continue à me battre à la Société des Gens de Lettres, n’est pas le droit des marques, mais tous deux font partie, avec les brevets, les dessins et modèles industriels, les indications géographiques, de la propriété intellectuelle. Et galvauder l’un finira par abattre les autres. À nous donc de ne pas nous laisser faire. À moins que l’on protège aussi « Je suis Charlie » par le droit d’auteur ? Je ne sais qui a eu l’idée du slogan, et sans doute sera-t-il difficile de prouver son antériorité, mais les quatre millions de marcheurs du 11 janvier n’en sont-ils pas collectivement les auteurs, avec leurs mille et une façon d’arborer ou de détourner ces trois mots ? Alors, si, en leur nom, une fondation œuvrant en faveur de la liberté d’expression et de création touchait 10 % (allons, rêvons, 50 %) de droits d’auteur sur le prix de vente de tout ce qui aura l’audace de les commercialiser ? Je serais capable, alors, de m’offrir un Tee-shirt avec, écrit sur le verso à l’encre antipathique, « Je suis un con ».
          Allons, je ne prends pas trop de risques.

(janvier 2015) Réagir

Fin du deuil ou gueule de bois ?

Fin du deuil          Oui, c’était bien de se retrouver tous ensemble hier, même si (ou justement parce que ?) cela tenait un peu du jeu électronique : gagner le plus grand nombre de points pour récupérer des vies, non non non, Charlie n’est pas mort. Bon, nous avons atteint les trois millions, mais personne n’est ressuscité. Le lendemain, les trottoirs se réveillent avec la gueule de bois. Vides, ourlés de barrières de sécurité comme une cicatrice, de graffitis, de papillons, de pancartes, et de magasins ouverts. Un arrière-goût de bonheur dans la bouche, à moins qu’on le confonde avec le devoir accompli ? Une vague inquiétude : la prise de conscience va-t-elle durer, le mouvement risque-t-il d’être récupéré, combien de temps pour voir renaître les polémiques, verra-t-on fleurir sur la tombe fraîche de la liberté d’expression des lois scélérates et des « patriot act à la française » ? Les réponses, on les connaît, on nous les a instillées tout doucement tout le week-end dans des formules lénifiantes : il faudra bien… ne parlons pas de… pensons à l’union aujourd’hui… on verra demain… Et demain, c’est aujourd’hui.
          Alors qu’avons-nous dit hier, tous ensemble et séparément ? Des choses si délicieusement contradictoires. Nous avons réclamé la liberté d’expression et accueilli Viktor Orbán avec une belle brochette d’embrocheurs de journalistes. Nous nous sommes réjouis de l’unité nationale en hommage au journal qui clamait et clamera la nécessité de la polémique. Nous avons pleuré pour affirmer le droit au rire. Nous avons crié « même pas peur » en faisant semblant de ne pas entendre ceux qui bientôt vont nous parler sécurité au prétexte de nos peurs. « Que je dorme ! que je bouille. Aux autels de Salomon. Le bouillon court sur la rouille, Et se mêle au Cédron », disait Rimbaud. Ne nous attendons pas à trouver les consciences plus propres que la veille : la rouille est solide.
          Alors, avant que les polémiques reprennent, pouce, un moment de répit pour cuver la joie, bien pure et bien réelle, d’avoir clôturé la période de deuil. Oui, si nous avons dit des choses contradictoires, c’est parce qu’elles sont toutes vraies ; parce que l’essentiel, c’est qu’elles puissent être dites et pensées sans menacer les paroles et les idées de nos voisins. Alors, si nous les prenions aux mots, tous ceux qui ont défilé en tête d’un cortège qui proclamait l’union, la liberté d’expression, la tolérance, la paix ? Si Ahmet Davutoglu, rentrait en Turquie pour autoriser la traduction du Don Juan d’Apollinaire ? Si Sameh Choukryou rentrait en Égypte pour faire libérer les journalistes emprisonnés ? Si Benyamin Netanyahou et Mahmoud Abbas rentraient par le même avion en se saluant réciproquement d’un « Bonjour Charlie » ? Rêve ? Allons, pour une petite heure encore, laissez-nous rêver. Et si, en 2017, nos candidats nous disaient tous ce qu’ils ont retenu du message passé hier ? Là, nous aurions un bulletin de vote à la main.
          Une pancarte m’a particulièrement ému, hier, parce qu’elle semblait symboliser cette gueule de bois. Bricolée sans brouillon, manifestement, car le message ne pouvait tenir sur la feuille dans le caractère enthousiaste qui avait été prévu. « Je suis Charlie », clamait-elle en grand, et « Vive la »… mais les caractères diminuaient pour que la « Liberté » trouve sa place sur la page. Diminuaient tellement qu’après le tout petit « É », finalement, il restait encore un peu de place. Alors, on y a ajouté trois points d’exclamation. J’aime les points d’exclamation, car on y met ce qu’on veut, pourvu que ça ait de la force. Ce matin, je suis trois points d’exclamation.

(janvier 2015) Réagir

Site en deuil

Site en deuil          Je l'avoue, je n'étais pas un lecteur assidu de Charlie Hebdo, ni très sensible à son humour. Mais il me manque, comme me manque tout ce qu'on veut m'interdire. Il ne serait plus possible de rire de quoi que ce soit si l'on ne pouvait plus rire de tout. Il ne serait plus possible de penser, de dire, d'écrire quoi que ce soit s'il n'était plus possible d'en rire. Je garde toujours dans un coin d'autodérision le clin d'œil de Voltaire : « En fait de système, il faut toujours se réserver le droit de rire le lendemain de ses idées de la veille. » Comment chercher une vérité, que par faiblesse nous croyons absolue, si personne ne nous rappelle que par nature elle sera toujours transitoire, et dérisoire ? Charlie Hebdo était cela : le sourire de Damoclès sous lequel il est sain, même si parfois c'est agaçant, de penser et d'écrire. Nul ne peut le faire sous les kalachnikov de Damoclès.
          Je l'avoue, je ne crois en aucun dieu. Mais pour mes amis croyants, chrétiens, juifs, musulmans, et tous ceux qui vivent une foi sincère, je suis en deuil. Car ce n'est pas Charlie qu'ils ont assassiné ce matin, c'est Dieu. Un dieu tout puissant aurait empêché cela, un dieu miséricordieux ne l'aurait pas permis. Mais surtout un dieu éternel et infini n'aurait pas été égratigné par des caricatures dont, faut-il le souligner, on n'a jamais autant parlé que depuis qu'elles ont été victimes d'une fatwa. On peut blasphémer contre le Père, dit l'Évangile, on peut blasphémer contre le Fils, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera jamais pardonné, ni dans ce monde ni dans l'autre. C'est un crime contre l'Esprit qui vient d'être commis. Contre tous ceux qui devront reconstruire leur Dieu avec ces images en tête. Ils y parviendront.
          Qu'ont-ils tué, alors, ce matin ? Non, pas Charlie, qui est toujours vivant, éclaté en chacun de nous s'il ne se relevait pas de ce coup. Non, pas Dieu : ou il est immortel, ou il est déjà mort. Ils ont ébranlé la foi sincère, incompatible avec la barbarie. Ils ont fait vaciller la solidarité entre les peuples, le mélange des cultures, le combat contre la bêtise, contre le conformisme, contre le racisme qu'incarnait l'équipe de Charlie. Ils s'en sont pris à ceux qui dénonçaient les valeurs biaisées, qui pourfendaient cette société inégalitaire qui les a engendrés, ces jeunes à la dérive qui croient ne plus pouvoir parler qu'avec des armes. Car je ne parviens pas à croire au mal gratuit, je ne crois qu'au malheur : la société ne doit craindre que ceux qu'elle n'a pas su intégrer. Chaque fois que l'on s'en prend à un journal ou à un livre, c'est le regard critique sur la société que l'on atteint, avec la liberté de création et d'expression.
          C'était tout cela qu'ils visaient en se cachant derrière le nom de Dieu. Tout cela, si nous le voulons, survivra. Si nous le voulons, ce qu'ils ont cru écraser ressuscitera plus fort en chacun d'entre nous. C'est la seule réponse que nous puissions leur donner, car, disait le Bouddha, si la haine répond à la haine, où finira la haine ? Si nous sommes capables de sauver ce qu'ils ont cru abattre, ce qu'ils auront tué, aujourd'hui, c'est eux.

NBÀ midi, ce 8 janvier, la Société des Gens de Lettres a convié les écrivains à une minute de silence à l'hôtel de Massa. Traverser Paris pour se taire une minute : voilà la réponse qu'il nous fallait donner.


(janvier 2015) Réagir

De l'impact négatif du trait d'union

Michel Ange          Comme tout Cassandre qui se respecte, je déteste autant avoir tort (ça, c’est humain) qu’avoir raison, parce qu’en prévoyant le pire, on espère quand même qu’il n’arrivera pas…Voici un peu plus d’un an, je grommelais contre une mention contenue dans le contrat d’adhésion d’Amazon KDP, qui définit les règles à respecter par les écrivains auto-publiés sur son site. L’opérateur, en effet, se réserve le droit de « déterminer si un contenu est approprié ou non » et de le retirer sans préavis. En particulier, si « le contenu ne procure pas une expérience de lecture plaisante ». Eh bien voilà, cela vient d’arriver à Graeme Reynolds, auteur de romans qui, apparemment, se défendent bien sans éditeurs sur le premier distributeur mondial. Or, dix-huit mois après avoir mis en ligne le deuxième tome de High Moor, sous-titré Moonstruck, après avoir enregistré 123 avis favorables (quatre ou cinq étoiles) de lecteurs, il reçoit une notification de retrait de la part d’Amazon. La raison ? Abus de traits d’union. Sur un total de 90.000 mots, lui reproche-t-on, un correcteur d’orthographe automatique a repéré plus de cent mots pourvus de cet inélégant appendice. Moi qui m’honore de me prénommer Jean Claude sans trait d’union, j’aurais dû me réjouir de procurer dès mon baptême une expérience de lecture plaisante. Mais l’expérience de Graeme Reynolds me navre profondément.
          D’abord, parce qu’Amazon n’a pas pu s’apercevoir tout seul de cette « grave erreur » (serious error) — l’entreprise, rappelons-le, commercialise toujours sans sourciller les milliers de livres signés Frederic P. Miller, Agnes F. Vandome et John McBrewster, cette mystérieuse trinité qui agglomère sans scrupule des articles de Wikipédia sur les sujets les plus variés mais au prix toujours prohibitif. Graeme Reynolds a sans doute raison lorsqu’il suppose qu’il a été dénoncé par un lecteur tiretophobe. La censure du public est le fléau le plus pernicieux d’Internet et, d’une manière général, du monde moderne. Je préférerais encore croire à l’existence d’un employé scrupuleux d’Amazon qui, jour après jour, passerait au crible les 18.569.539 titres qu’il vend pour en retirer les expériences de lecture déplaisantes. Au moins, ce serait marrant.
          Ensuite, parce que nous sommes déjà suffisamment encombrés de lois limitant la liberté de création au nom de la liberté d’expression pour ne pas y ajouter une censure stylistique. Or, après avoir protesté auprès d’Amazon, Graeme Reynolds a eu la surprise de recevoir ce message réconfortant : « Hello Graeme, Merci de nous avoir contactés et de nous donner la possibilité de vous aider. Je serai très heureux de vous assister dans votre recherche. » Ne nous attardons pas sur cette entrée en matière qui parvient à transformer une plainte en demande d’assistance… De telles formules ne sont utilisées que pour procurer au plaignant une expérience de lecture plaisante. « Comme des problèmes de qualité, dans votre livre, affectent négativement l’expérience de lecture, nous avons retiré votre titre de la vente jusqu’à ce que ces problèmes soient résolus. » Eh oui, une centaine de traits d’union ont affecté négativement notre expérience de lecture (negatively affect the reading experience). Ce sont de graves erreurs (serious errors) qui doivent être corrigées dans les deux mois sous peine d’une suppression définitive du livre. Sans même brandir Proust ou James Joyce, dont chacun garde en mémoire la négative et pour autant merveilleuse expérience de lecture, Graeme Reynolds se demande  si J.K Rowling devra retirer du site Harry Potter and the Half-Blood Prince pour avoir osé un trait d’union dans le titre, ou si Cormac McCarthy sera invité à revoir la ponctuation de La route. Implicitement, une telle clause dans le contrat d’adhésion d’Amazon condamne toute tentative d’originalité en littérature, et donc, à court terme, toute littérature.
          Profondément navré, enfin, parce que l’histoire se termine bien… pour Graeme Reynolds. Il a su se défendre. Son blog relatant sa déconvenue a reçu 180.000 visiteurs et Amazon a reculé. Son livre est à nouveau disponible. Merveilleux ? Oui, pour lui. Mais parce qu’il était bien armé pour se défendre et qu’il maîtrise parfaitement les réseaux sociaux. Combien d’auteurs seraient démunis en pareil cas ? Cela m’a rappelé un débat public qui m’avait naguère opposé à un jeune auteur partisan du domaine public volontaire et farouchement opposé au droit d’auteur. Je m’étais étonné qu’il renonce délibérément à un système qui assurait la protection de son livre contre le plagiat ou le détournement de sens. Il m’avait assuré qu’au contraire, il défendrait dans ce cas son livre « bec et ongles », mais que pour cela « le poison était plus efficace que le bazooka ». Le bazooka, c’était le droit d’auteur, qui passait par une décision de justice. Le poison, c’étaient les réseaux sociaux où il se promettait de dénoncer les coupables. Plus efficace, sans doute : le pilori perpétuel est une peine infiniment plus lourde qu’une amende, et son application immédiate ne nécessite aucun avocat ni aucun juge. Graeme Reynolds vient d’en faire la preuve. Plus juste ? Espérons-le, mais je me méfie toujours de la justice que l’on rend soi-même : a-t-on toujours raison parce qu’on dispose du meilleur réseau social ? Mais surtout, cette arme ne tire son efficacité que par la maîtrise des réseaux sociaux et par l’impact qu’ils peuvent avoir. Gageons que tous les auteurs ne seront pas en mesure de se défendre de la même manière. Gageons aussi que si, un jour, comme c’est probable, chacun a su se constituer un réseau étendu, son efficacité en sera d’autant amoindrie : la multiplication des messages et des dénonciations finira par saturer les millions de réseaux interconnectés. Alors, réjouissons-nous pour Graeme Reynolds : un David a su faire plier le Goliath d’Amazon. Voilà notre expérience de lecture positive. Mais, au risque de me montrer négatif, gardons une pensée pour tous ceux qui, dans la même situation, se sont fait, se font et se feront écraser.

(décembre 2014) Réagir

Ferme ta gueule ou cause toujours

Dazibao          Au journal télévisé, aujourd'hui, flash sur une enquête qui mettrait en évidence une dégradation du niveau d'instruction en CM2 — vieux marronnier depuis Les Nuées d’Aristophane où Raisonnement juste, fidèle à la vieille éducation, se plaint de la perte des valeurs et de la culture antiques. Dans le rapide sujet d’un journal télévisé, les extraits de l’enquête sont évidemment limités, et je me garderai d'en tirer les moindres conclusions. C'est le raisonnement qui les accompagne qui m'a surpris. Les enfants de huit ans, selon cette étude, présentent des carences bien identifiées en français et en mathématique. Le niveau stagne en lecture, et chute en orthographe et en vocabulaire, le message implicite n’est pas perçu... En mathématiques, le niveau de calcul progresse, notamment en soustraction, où il augmente sensiblement, mais la résolution des problèmes régresse. Heureusement, il y a des remèdes : revaloriser les mathématiques en primaire, où jusqu'ici la discipline reine était le français. Solution qui nous rapprocherait de ce qui se passe en Asie.
          Encore une fois, je me garderai de critiquer ces conclusions, qui se fondent sans doute sur des exemples plus nombreux et sur une analyse approfondie. Mais dans les exemples invoqués, il est clair que c'est en français que les difficultés sont les plus importantes et les plus nombreuses, et que les mathématiques en pâtissent par ricochet : la difficulté à résoudre un problème ne tient-elle pas le plus souvent à une mauvaise compréhension de son énoncé, donc à une question de français ?
          Ce que je pointe ici, c'est la façon dont les conclusions d'une enquête sont parfois tirées a priori, et non des résultats de cette enquête. Nous croulons de plus en plus sous les chiffres, les sondages, les consultations, qui comme par hasard confirment le plus souvent les idées reçues, sinon des orientations déjà décidées. Un exemple a été particulièrement choquant ces derniers mois. La commission européenne a lancé une consultation publique sur l'évolution de la législation concernant le droit d'auteur. Le but était la rédaction d'un livre blanc fondé sur les réponses. Près de dix mille sont parvenues. Deux mois après la clôture de la consultation, une indiscrétion journalistique a fait apparaître un rapport intitulé Évaluation des incidences des conclusions issues du processus de réflexion sur la modernisation de la propriété intellectuelle. Il y est régulièrement précisé : « à finaliser avec les réponses de la consultation publique ». Quoiqu’il s’agisse plus de scénarios que de préconisations définitives, comment imaginer que 9599 se couleront parfaitement dans des schémas préétablis ?
          Curieuse illustration du même principe, voici quelques mois, dans une journée de tables rondes sur le droit d’auteur organisée par un groupe de réflexion dans les locaux de l’Assemblée nationale. L’orateur prévu pour présenter la journée était absent ; au pied levé, les organisateurs ont demandé au rapporteur chargé de conclure de lancer le débat. Avec la meilleure foi du monde, celui-ci a annoncé que, pris au dépourvu, il allait donner en introduction les conclusions de la journée. Nous avons été quelques-uns à nous demander à quoi bon ajouter notre grain de sel si la soupe est déjà cuite. Mais manifestement, cela ne dérange plus personne d’entreprendre des enquêtes, de lancer des consultations, d’ouvrir des débats pour entériner des décisions déjà prises. "Ferme ta gueule", dit la dictature. "Cause toujours", dit la démocratie...

(mai 2014) Réagir

Gloire éphémère et humanisme durable

Bethléem
          La littérature pour la jeunesse est en émoi ; toute la littérature en souffre. Avec plus ou moins de nuances, de vigoureux blogs catholiques (Le Salon beige) et des collectifs d’action de choc (Le Printemps français) demandent à ce que soient retirés des bibliothèques les livres sur la théorie du genre et les livres pour enfants jugés immoraux (les livres, pas les enfants). Les associations d’auteurs, d’éditeurs, de libraires, de bibliothécaires, et jusqu’à la ministre de la Culture ont aussitôt protesté contre ces intimidations qui constituent une nouvelle forme de censure. Oui, il faut continuer à protester contre tout ce qui entrave la liberté de création et d’expression au nom de « la restauration des libertés authentiques »  — slogan du Printemps français, qui semble opposer une liberté frelatée (celle d’autoriser ?) à une liberté supérieure (celle d’interdire ?). Oui, il faut protester contre un dévoiement des mots qui appelle à un « humanisme durable » (même slogan), comme si l’humanisme tout court ne pouvait être qu’une mode passagère. Les termes ont un sens, et les adjectifs qu’on y accole ont le plus souvent pour fonction de le détourner.
          Inutile de rappeler les arguments qui ont circulé partout sur le Net et que je partage. La liberté d’expression est une et ne se monnaie pas. Elle s’accompagne tout naturellement d’une éducation, d’un éveil de l’esprit critique que stimule la controverse, et c’est faire insulte aux bibliothécaires et aux enseignants de laisser croire qu’ils ne peuvent à partir de ces livres apprendre à réfléchir aux enfants. Le livre est le support de l’éducation, et ceux qu’on nous recommande façonnent le monde de demain. La polémique récente a ainsi remis d’actualité un personnage bien connu des historiens de la censure, l’abbé Bethléem, ce « père fouettard de la littérature » dont Jean-Yves Mollier a récemment retracé le parcours, et qui sévit au début du XXe siècle sur la littérature française Il vaut la peine de découvrir son Essai de classification au point de vue moral des principaux romans et romanciers de notre époque, plus connu sous le titre très explicite Romans à lire et romans à proscrire. Et de se demander ce que serait notre culture si nous avions suivi ses conseils. Si nous avions interdit définitivement l’œuvre complet d’Alexandre Dumas (père et fils), de Lamartine, de Balzac, de Zola, de Flaubert, de Victor Hugo, de George Sand, de Stendhal, de Michelet, de Benjamin Constant, de Maeterlinck, de Gabriele d’Annunzio… Si nous avions réservé à nos jeunes gens et jeunes filles sagement formés les « romans honnêtes qui peuvent être lus sans danger », et parmi lesquels, à côté de rares noms encore connus du grand public, Dickens, Conan Doyle, Paul Féval ou Erckmann-Chatrian, se déroule une interminable liste de quatre-vingt-dixièmes couteaux de la littérature promus à une gloire éphémère au nom d’un humanisme durable.
          Est-ce cela que nous voulons transmettre à nos jeunes gens, les livres de Roger des Fourniels, « un écrivain qui a conscience de la mission qu'il remplit » ; de Charles Foley, « un écrivain de race » ; de Claude Mancey, « un auteur dont il faut retenir le nom » ; de Jeanne et Frédéric Regamey, « deux bons Français » ; de Robert-Hugh Benson, qui, « parmi les romanciers contemporains, occupa un des premiers rangs » ? Est-ce cela qui va former le goût et le sens critique des jeunes gens ? Pour leur permettre d’accéder un jour aux « romans mondains ou romanciers dont certaines œuvres peuvent figurer dans la bibliothèque des gens du monde et être lues par des personnes d’un âge et d’un jugement mûrs », autre Parnasse des illustres et vertueux inconnus, qui culmine tout de même avec les œuvres des Daudet (toute la famille), de Romain Rolland ou d’un Huysmans converti ? Voilà à quoi nous avons échappé aujourd’hui. Faisons en sorte que nos petits-enfants échappent demain à la « liberté authentique » qui ne se conçoit qu’à coups d’interdits. C'est en apprenant à réfléchir, y compris sur ce qui indigne leurs parents, qu'ils y arriveront.
         Livre, rappelons-le, vient du latin « liber », qui avait pour homonymes « liber » (libre) et « liber » (vin). « Il faut vous enivrer sans trêve. De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous », disait Baudelaire. Mon conseil : choisissez les livres, libres et enivrants. Comme les oeuvres de la comtesse de Ségur, par exemple, recommandées pour la jeunesse par notre bon abbé Bethléem. C'est là que j'ai connu mes premiers émois sexuels, avec Un bon petit diable, dont la mère Mac'Miche retroussait le kilt pour lui donner le fouet, à fesses nues depuis qu'elle avait découvert un coussin cousu dans son slip... C'est vrai, il en fallait peu, à l'époque, mais ça valait bien Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi.

(février 2014) Réagir

Méfiez-vous de Personne
Personne
          Ce matin, sur France Inter, intéressante participation d'Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication. Des auteurs, il n’en est guère question. Sinon, à un moment, mais pour les exclure. En rappelant la création d’un médiateur du livre, la ministre signale que ses compétences seront étendues à l’ensemble de la chaîne du livre. Or, lorsque la question lui a été posée de savoir si ce médiateur pourrait s'intéresser aux auteurs, la réponse a toujours été négative. Qu’est-ce à dire ? Les écrivains ne feraient-ils donc pas partie de la chaîne du livre ? Ce n'est bien entendu pas ce qu'entend, ni ne sous-entend, la ministre, nous voulons en être persuadés, mais c'est ce que son discours présuppose. Le présupposé n’est pas de l’ordre de l’intention, mais de la pure logique, de l’énonciation même du message. Il n’en est que plus dangereux, puisqu’il s’inscrit inconsciemment en nous et peut être officiellement démenti. Les thérapeutes en usent et en abusent dans la programmation neuro-linguistique. Car l’on connaît la force des présupposés dans la constitution d’une opinion générale, qui s’enkyste petit à petit en préjugé. Écrivain = personne.
          Or, depuis quelque temps, ces présupposés se multiplient jusqu’à devenir une évidence tacite, ce que l’on nomme en franglais un main stream. Ainsi, la commission européenne vient de lancer un appel d’offre pour une étude sur la rémunération des auteurs et des interprètes. Avant de préciser que, contrairement au cahier des charges publié à cette occasion, le domaine du livre n’était pas concerné. Est-ce à dire que les écrivains ne sont pas des auteurs, ou en tout cas des auteurs suffisamment professionnels pour que l’on s’intéresse à leur rémunération ? Ici encore, pas de sous-entendus, puisque en comité restreint, les représentants de la commission s’empressent de dire qu’une étude similaire sur le livre pourrait être envisagée dans un an, mais le même présupposé. Écrivain = personne.
          Et en même temps, les parlementaires votent la loi de finances pour 2014, dans laquelle est prévu l’abaissement du taux de TVA de 7 à 5,5 % sur les biens culturels. Cela concerne le livre, l’importation d’objets d’arts, la billetterie sur le cinéma et sur le spectacle vivant… mais pas les droits d’auteur. Du coup, la TVA sur les droits d’auteur, qui était de 5,5 % voici un an, va automatiquement passer à 10 % le 1er janvier 2014. Bien sûr, la création n’est pas un bien culturel. Auteur = personne.
          Personne : tel était le nom choisi par Ulysse pour s’échapper de la caverne du cyclope. Après avoir crevé l’œil unique du monstre, il se donne ce nom ambigu pour que Polyphème dise partout qu’il n’a été blessé par personne. Ceux qui prennent les auteurs pour des moutons devraient se rappeler que c’est grâce aux moutons qu’Ulysse est sorti de la grotte. Et Personne ne sera responsable de ce qui s’ensuivra. Rien à craindre, n’est-ce pas ? Nos Polyphème sont déjà aveugles.

(décembre 2013) Réagir


Rions pour être propres
Rire
        On le sait depuis toujours : un large sourire est plus vendeur qu'une face renfrognée. Mais la généralisation du procédé finit par devenir troublante. Ce matin, en prenant le métro, quatre affiches côte à côte me montrent leurs dents, bouches grandes ouvertes sur une hilarité factice. Factice, parce que les éthologistes le soulignent depuis longtemps : spontanément, celui qui rit aux éclats ferme les yeux. Or sur ces affiches, tous les rieurs (sauf celui qui a des lunettes de soleil, pour lequel le doute est permis) écarquillent tout aussi grands les yeux que l’orifice buccal. Ils simulent la gaieté. Normal : ce sont des humoristes. Le quatrième, avec ses lunettes de soleil, est un père Noël. On lui accordera le bénéfice du doute.
        Que nous disent-ils, ces humoristes que le hasard a rassemblés sur un même remplacement publicitaire ? Nous sommes là pour vous faire rire, vous faire oublier les soucis, les colères, les désespoirs, la crise, les faillites, les licenciements, la chute des feuilles et des hommes politiques dans les sondages... Rions. Oui, rions, puisque le rire est le propre de l'homme. Puis allons gueuler, protester, brûler des pneus et des radars, signer des pétitions, défiler, nous mettre en grève... Bien sûr, cela aussi, il faut le faire. Mais la compartimentation des activités nous invite à la radicalisation des comportements. Plus la vie nous agresse, plus nous avons envie de nous détendre le soir, devant un film ou devant un livre. Mais si l’art se réduit au divertissement, s’il abdique ses autres fonctions, de nous faire réfléchir, de nous scandaliser, de nous émouvoir, nous serons de plus en plus agressés par la vie, persuadés qu’elle ne mérite d’être vécue qu’avec un sourire fluoré, puisque le propre de l'homme exige des dents bien propres. Il me semble dangereux d'isoler la fiction de vie, car toutes deux, à leur façon, sont « vraies », et s'éclairent l'une l'autre. L’osmose entre les deux domaines de l’expérience humaine me paraît garante d’équilibre. Au fait, avez-vous remarqué combien le rire, yeux écarquillés, ressemble à un cri d'horreur ?
        Et je ne peux m’empêcher de penser au contrat d’adhésion d’Amazon KDP, qui définit les règles de contenu destinées aux écrivains qui veulent vendre leurs livres sur la plateforme numérique. Des règles impératives, puisque l’opérateur se réserve le droit de les déterminer à son entière discrétion, de « déterminer si un contenu est approprié ou non » et de le retirer sans préavis du programme. En particulier, il n’autorise pas « le contenu susceptible de décevoir nos clients », ce qui vise, entre autres, « le contenu qui ne procure pas une expérience de lecture plaisante ». Le message est clair. Molière aurait eu droit de mettre en ligne Les plaisirs de l’île enchantée, mais non Don Juan ou le Misanthrope. Les best-sellers de l’autoédition confirment la tendance. L’un d’eux l’admet sans états d’âme : « Je pense que le succès de ce roman s'explique par le côté résolument positif de l'héroïne, c'est un roman qui donne la pêche aux lecteurs. » Allez vous rhabiller, les grincheux, on ne fait de bonne littérature qu’avec de bons sentiments.
        Bien sûr, nous sommes loin encore de la guimauve lobotomisante généralisée. Bien sûr, Amazon ne rédige pas des contrats draconiens pour les respecter à la lettre. Bien sûr, aussi, la tendance au divertissement est claire depuis longtemps, et Louis XIV allait déjà regarder La Princesse d’Élide plutôt que Le Tartuffe. Et je suis le premier à lire Rabelais, parce que le rire est salvateur. Mais c’est aussi le même Rabelais qui nous invitait à rompre l’os pour sucer la « substantifique moelle ». La moelle du rire, c'est la réflexion qu'il nous inspire à travers son voile de bonne humeur. C’est par le rire, bien compris, que l’on peut regarder et analyser le monde qui nous entoure, parce qu’il introduit la distance de l’ironie entre le lecteur et l’histoire, parce qu’il grince, aussi, ce qui n’a rien de « plaisant », mais qui soulage. C’est par « l’expérience décevante » que j’aurai envie de changer le monde, alors que « l’expérience plaisante » m’amènera à râler à chaque fois qu’il ne correspondra plus à mes rêves guimauve.
        Mais baste ! c’est l’automne, ne nous plaignons pas que les murs rient aux éclats dans les couloirs du métro ! Ne demandons pas aux pères Noël de faire grise mine en nous apportant leurs cadeaux. Mais demandons-leur, au moins, d’avoir l’air d’y croire.

(novembre 2013) Réagir

La loi naturelle, c’est pas fait pour les chiens !

Fontgombault          Il y a trois cents habitants à Fontgombault. La probabilité pour que deux d’entre eux souhaitent bénéficier de la nouvelle loi sur le mariage pour tous est extrêmement faible, d’autant qu’il y a parmi eux soixante-dix moines qui ont fait vœu de chasteté. Voilà sans doute ce qui préoccupe le maire. Presque six mois que la loi est votée, et pas une demande de mariage gay ! Déception : du coup, il n’a pas encore eu l’occasion de dire ce qu’il pense à un couple homosexuel qui se serait présenté à lui. Impossible de refuser ce que personne ne vous demande ! Cela valait la peine d’en référer au conseil communal. Comment faire connaître son opposition de principe à la loi Taubira ? Heureusement, le français a inventé le conditionnel. Le Conseil municipal a donc délibéré, voté, et publié une éventuelle démission des conseillers « dans le cas où ils seraient contraints de procéder à un tel acte de mariage qu'ils désapprouvent formellement ». Du coup, on parle de Fontgombault sur toutes les radios, dans la presse internationale et sur des dizaines de sites web, dont celui-ci. Quant on pense au prix d’une campagne de communication, on se dit qu’on peut faire mieux pour pas grand-chose… Peut-être, au prochain Conseil, décidera-t-on que s’il y avait un hôpital au village, on refuserait d’y pratiquer l’avortement ? Que s’il y avait un tribunal, il ne prononcerait jamais de divorce ? Une campagne de communication, ça s’entretient, que diable et que Bon Dieu !
          Cela serait risible, si une partie de la population ne se sentait prise en otage : soixante-dix moines, cela fait plus du tiers du corps électoral, et deux d’entre eux sont conseillers municipaux. En tant que tels, ils peuvent être habilités à célébrer un mariage sur délégation expresse du maire. Ils sont donc tenus de respecter la loi de leur pays. Et c’est là que le bât blesse. Pour justifier le refus qui les amènerait à démissionner, leur délibération invoque « une loi naturelle, supérieure aux lois humaines ». Voilà donc un village, à peine plus grand que celui d’Astérix, où l’autorité de la république française ne serait pas suffisante pour faire respecter la loi. Au-delà de la polémique sur le mariage pour tous, au-delà d’un coup de publicité de mauvais goût, c’est là le vrai message que le conseil entend faire passer : la loi naturelle est supérieure aux lois humaines.
          Dans le contexte catholique affiché, il ne s’agit pas d’une prise de position écolo. La loi naturelle a un sens précis. « La loi naturelle est dans l’homme, comme la voix de la Divinité qui dicte à l’homme ses volontés éternelles (…) Dieu seul est l’auteur de la loi naturelle », assène le père Roussel en 1769. Voilà pourquoi elle est supérieure aux lois humaines. Dans une théocratie, en tout cas, pas dans une république laïque. Si l’on veut aller plus loin, on peut opérer les distinctions du père Gibert (1725) entre quatre lois naturelles : celle sous laquelle vécut l’humanité depuis Adam jusqu’à Moïse (sub natura) ; celle que la nature enseigne aux animaux ; celle « que la droite raison dicte comme nécessaire à l’amour dû à Dieu ou au prochain » ; celle que l’usage où la loi du pays rendent obligatoire… à condition que ce soit convenable à l’amour de Dieu et du prochain. Recourir à une ou l’autre de ces définitions n’est pas anodin. La loi naturelle des patriarches justifie par exemple la polygamie (Jacob avait deux femmes et deux concubines). La loi naturelle des animaux justifie des positions érotiques qui horrifiaient jadis les missionnaires, more feriali (à la manière des bêtes sauvages), more canino (comme un chien), c’est-à-dire en levrette. La loi naturelle révélée par la raison ne suffirait pas à rendre le mariage indissoluble, puisque les divorcés peuvent aimer Dieu et leur prochain aussi bien que les couples mariés. La loi naturelle qui, sous les mêmes réserves, fait confiance aux lois nationales, autoriserait, quelle horreur, les unions du même sexe. Allons bon.
          La loi naturelle est une loi « à la demande » : elle permet de justifier ses préjugés en fonction de son degré d’intimité avec Dieu. Simplifions les choses : la Nature est sacrée puisque c’est l’œuvre de Dieu, mais elle est déchue depuis le péché originel. C’est pratique : tout ce qui ne vous convient pas dans la Nature est l’œuvre du diable, tout ce qui vous convient est l’œuvre de Dieu. Sans référence à la Bible, les expressions sont entrées dans le langage courant. « Même les bêtes ne feraient pas cela » — « C’est naturel, les animaux le font » : avec ces deux arguments, on a réponse à tout.
          Alors, qu’ont-ils démontré, le maire et les conseillers municipaux de Clochemerle ? Que la théocratie n’est pas morte en France. Qu’elle est toujours dans certains esprits, qui n’ont fort heureusement pas le pouvoir de l’imposer. À Fontgombault pas plus qu’ailleurs : la loi de la république s’appliquera si nécessaire, avec ou sans les élus locaux. Mais que se passerait-il si les élections portaient au pouvoir ceux qui placent la loi divino-naturelle au-dessus des lois humaines ? D’autres pays en ont fait l’expérience, et ont hélas répondu à cette question.

(novembre 2013) Réagir

Du bon usage d’Internet
 Liberté        
          Ce matin, sur France Inter, une chronique humoristique nous rappelle, au passage, l’origine amusante du mot « gadget ». Un certain monsieur Gaget, de la société Gaget, Gauthier & Cie, aurait commercialisé en 1886 de petites reproductions de la statue de la Liberté, lors de son inauguration. L’expression aurait immédiatement fait le tour de New York, avec une prononciation anglaise du nom propre : « Did you received your gadget ? ». Hypothèse séduisante, certes, d’autant que la première attestation du terme, selon les dictionnaires étymologiques traditionnels, est… 1886 ! En général, la recherche s’arrête là : une double coïncidence, du nom et de la date, vaut démonstration. Hélas, la version est erronée. Il suffit de découvrir un emploi antérieur à 1886 pour ruiner l’hypothèse. Et il en existe.
          Internet n’est pas responsable de cette erreur, qui circule en livre ou en revues au moins depuis 1986 : le centenaire de la statue a donné lieu, comme souvent, à des publications toujours à l’affut d’anecdotes piquantes. Mais il a incontestablement contribué à la diffusion massive de la légende. C’est par dizaine que les pages bien informées l’affirment avec la force de la certitude. Wikipédia, cette fois, a joué son rôle en rapportant la légende à côté d’autres hypothèses et en relativisant la source : « Selon d'autres sources, le mot gadget proviendrait de l'entreprise française Gaget-Gauthier »… « Cela est cependant douteux »… Pourquoi, dès lors, la légende continue-t-elle à circuler avec une effarante vigueur assertive ? La palme revenant sans doute à un livre paru en 2011 sous le titre Pourquoi tout ce que vous croyez être vrai est faux, et qui parvient à présenter une erreur répandue comme une vérité méconnue !
          Gérald Bronner, dans un remarquable essai sur La démocratie des crédules, analyse les processus favorisant les convictions erronées. Plusieurs d’entre eux s’appliquent parfaitement à la situation : le « théorème de la crédulité informationnelle » qui nous amène à préférer les sites confortant notre croyance, le « biais de confirmation » qui focalise la recherche sur des cas similaires et non sur ceux qui pourraient contredire la croyance, les « bulles de filtrage » mises en place par Google pour faciliter notre recherche mais qui écartent des premiers résultats tout ce qui la contredit, « l’avarice intellectuelle » qui nous rassure dès que nous avons trouvé une solution satisfaisante…
          Avarice intellectuelle, qui nous pousse à accepter la double coïncidence comme une preuve suffisante. Bulles de filtrage, qui nous poussent à introduire dans le moteur de recherche les mots « Gaget » et « gadget » associés.  Crédulité informationnelle, qui nous incite à ne pas chercher d’attestation du terme avant 1886, puisque tout le monde s’accorde à dire que la première attestation écrite date de cette année. La prudence même de Wikipédia est ici prise en défaut. Déclarer « douteux » ce qui est « erroné » ; qualifier de « source » une page personnelle qui ne donne aucune référence : tout cela laisse prise à la crédulité. Or, il aurait suffi au rédacteur d’une courte recherche pour dénicher des exemples antérieurs suffisamment probants pour lever l’ambiguïté. Dans un rapport de 1868 (Tenth report of commissioners appointed to inquire into the organization and rules of trades unions and other associations, together with minutes of evidences), le gadget désigne en anglais une petite pièce introduite à l’époque dans la fabrication industrielle des verres à vin, et qui permet de couper le verre au centre du pied en réduisant le temps de fabrication, donc le prix de revient. Une pièce qui, n’ayant sans doute pas de nom officiel, a pris un nom passe-partout, « bidule » ou « machin ». En 1886, dans la marine, quand on ne connaissait pas le nom d’une pièce, on la désignait sous le nom de chicken-fixing, gadjet, gill-guy, timmey-noggy ou wim-wom (Robert Brown, Spunyarn and spindrift).
          Pourquoi cette référence avait-elle échappé aux étymologistes jusqu’ici ? Parce que personne ne s’amuse à lire les rapports d’arbitrages entre syndicats et associations patronales de 1868. Moi non plus. Si j’ai repéré cet usage, c’est grâce au moteur de recherche avancée de Google Livres — même si l’on peut avoir de légitimes réserves sur la démarche générale, personne ne peut nier que l’outil mis à la disposition de tous constitue un remarquable adjuvent à la recherche. À condition d’être utilisé. Internet nous donne aujourd’hui tous les moyens nécessaires pour trouver plus facilement la vérité et répandre plus largement l’erreur. À nous de choisir.

(octobre 2013) Réagir

M… mon c… !
Appoints
          Ma cueillette du jour, toujours à la recherche d’un bon livre à acheter sur mon I-Pad, qui heureusement me sert à bien d’autres choses ! (Pour les épisodes précédents, voir Toi aimer différent et Apple, mode d’emploi). Cette fois, promenade santé dans le catalogue de Praktikeo, dont le nom me plaît bien, car il me rappelle Perkeo, le petit nain de Heidelberg. Règle du jour : sachant que les titres et l’accroche des livres doivent se résumer à deux lignes d’une petite quinzaine de caractères ; étant entendu qu’au-delà, la phrase est tronquée par trois points de suspension, à vous de savoir ce qu’ils suspendent…
          Trois points ! Les « trois points terminateurs », comme les surnommait Lautréamont. Le lecteur érudit se souvient qu’à l’époque où l’on appelait un chat un c…, ils permettaient de laisser les mots un peu lestes s’imprimer dans l’esprit du lecteur sans s’imprimer dans le papier pudique. À l’origine, le nombre de points correspondait au nombre de lettres supprimées, et l’on pouvait avoir des c……. au c.. sans risque de confusion. Bien sûr, il pouvait y avoir des ambiguïtés, et on ne savait pas toujours, en lisant Sade, si l’on pénétrait dans un c.. ou dans un c.. ! Mais, l’un dans l’autre, si j'ose dire, cela marchait, et l’on ne lisait pas trop de c…..onneries (couillonneries, authentiquement relevé dans un livre du XIXe siècle). Le vocabulaire grivois évoluant, on perdait parfois le sens d’origine, et on allait se faire faire, fiche ou ficher faute de se faire f….. L’on pouvait hésiter en lisant Piron dans une version pudibonde (« F..tons tant que le c.. des g..ces / Nous f..te enfin l’âme à l’envers »). Parfois, aussi, les mots non censurés acquéraient une aura sulfureuse par la proximité des points. Sartre eut paraît-il la surprise de trouver une affiche de La p… respectueuse, dont le premier mot était traditionnellement abrégé, sous la forme La putain r… : la popularité de sa pièce avait fait de « respectueuse » un synonyme de « putain », et un synonyme plus choquant encore que le mot… propre pour un directeur de théâtre pudibond.
          Alors je laisse votre imagination vagabonder à la suite de la mienne dans le catalogue des éditions Praktikeo sur App Store. Bien sûr, les c… ont encore la cote. Mais gageons que nous serons déçus à la lecture de Eduquer et dresser son c…, Reproduction et sexualité du c…, Recettes chinoises : recettes du c…
Dommage pour le c... (le chef ? le cuisinier ? le Chinois ? le connaisseur ?), certes, mais il n’aura pas, au moins la désagréable surprise de voir suspecter ses ingrédients, comme l’auteur de Recettes de sauces, les m… ! Quant aux Recettes de cuisine sans g… elles ne sont manifestement pas au point. L’Alimentation bio pour son chie… m’a fait beaucoup réfléchir à la fin des nourritures terrestres. Mais ma préférée est peut-être ce couple évocateur : Hygiène et soin du chien – Wa… (on sait qu’ils n’aiment pas toujours les bains, mais tout de même !) et Voyager avec son chien – W… (ah oui : la muselière).
          Dernier conseil si vous n’avez pas bien suivi : il suffit de lire Comprendre les enfants : cons…

(octobre 2013) Réagir

Quand les mots pensent pour nous

Mots          Notre société en voie de laïcisation n'a jamais connu autant de miracles. A l'approche des prix Nobel, on a bien entendu rappelé un peu partout le "miracle" survenu à sa favorite, Malala Yousafzai. La petite Pakistanaise, qui milite depuis l'âge de onze ans pour la liberté d'éducation des femmes, a été victime d'un attentat des talibans, voici tout juste un an, le 9 octobre 2013. Elle a survécu. C'est un miracle. Elle a été opérée pendant cinq heures à l'hôpital de Peshawar, puis de Rawalpindi, puis de Birmingham, tous trois spécialisés dans les blessures de guerre. Il a fallu une reconstruction du crâne, traversé par la balle, et un implant électronique pour remplacer les os servant à l'audition et le tympan détruits. Il a fallu et il faudra des mois, sinon des années de rééducation. Non, tout cela ne tient pas du miracle, mais d'un bienheureux hasard dans la trajectoire de la balle, et d'un extraordinaire concours de compétences médicales. Il a fallu l'indignation de la communauté internationale — victime d'un accident domestique ou d'un crime crapuleux, la petite fille aurait sans doute comme bien d'autres succombé à ses blessures. Non, tout cela ne s'appelle pas un miracle. C'est un solide mécréant qui vous le dit.
          Bien sûr, on pourrait se réjouir de la banalisation du terme — à tel point que l'on commence à parler de "vrais miracles", pour insister davantage sur le fait qu'ils n'en sont pas un, car le terme "vrai" a subi la même usure, comme le mot "providentiel", qui faisait lui aussi allusion à une intervention divine. Mais concernant une fillette victime du fanatisme religieux, le mot me semble particulièrement choquant. Voisi une quinzaine d'années, c'est avec humour qu'on parlait du "miraculé de la République", lorsque Jean-Pierre Chevènement avait survécu à un accident d'anesthésie. Aujourd'hui, l'ironie même a disparu. Le terme est entré dans le langage courant. Pourquoi pas, après tout ? Sinon qu'il évite d'analyser les vraies causes — la ténacité des médecins, la force de l'opinion publique qui a donné à la fillette les garanties d'un traitement privilégié. Et comme, dans son sens appauvri, le mot est devenu synonyme de hasard, cela nous conforte dans l'idée qu'il faut laisser les choses s'accomplir toutes seules. Je n'ai pas trouvé le nom des médecins auteurs de ce miracle, et je le regrette. Je ne les aurais pas qualifiés de "héros" (ce qui en aurait fait des demi-dieux), mais je les aurais remerciés.
          Le hasard (non providentiel) a fait que l'information a été suivie, au même journal télévisé, d'un bilan de la "tragédie de Lampedusa", qui a causé la mort, le 3 octobre, de plus de trois cents migrants qui tâchaient de rejoindre l'Europe. Certes, le terme ne désigne plus, comme dans l'antiquité grecque, une représentation liée à une cérémonie religieuse, qui tire sa grandeur de la noble acceptation par les hommes de la colère ou de la vengeance des dieux. Mais le terme a continué à désigner l'enchaînement rigoureux et inéluctable des causes qui donne à l'homme l'impression d'être gouverné par un destin injuste, dont l'acceptation le grandit. La tragédie n'est pas un drame, une calamité, un désastre, une catastrophe, un malheur. Elle y ajoute cette impression de fatalité qui nous retient, encore une fois, d'analyser les causes et d'y remédier. Encore une fois, cela nous conforte dans l'idée qu'il faut laisser les choses s'accomplir toutes seules. Tant mieux si elles débouchent sur un miracle, tant pis si elles tournent à la tragédie.
          Sans doute n'aurais-je pas remarqué les deux termes s'ils n'avaient été rapprochés par les hasards de l'information. Mais j'ai vaiment eu l'impression, ce soir, que les mots pensaient pour nous, qu'ils nous aidaient à minimiser les événements pour qu'ils ne troublent pas la digestion, puisque c'est désormais à cette heure sensible que le monde traverse notre petite lucarne. J'ai eu l'impression, également, que l'art des nuances était définitivement condamné, et que nous ne pouvions plus réfléchir que sur un axe à deux extrémités qui irait du miracle à la tragédie. Un peu comme en politique, où l'on ne peut plus réléchir que sur un axe qui traverserait le parlement de l'extrême gauche à l'extrême droite. Tiens, la réflexion est justement arrivée au même moment, quand on se demande si l'on peut encore qualifier d'extrême droite un mouvement qui rassemblerait 24 % d'intentions de vote, et d'extrême gauche un paysage qui se morcelle en une multitude de tendances. L'extrémité, en principe, est un point, plus ou moins gros, sans doute, mais unique, et qui ne grigote pas un vecteur au-delà de quelques pourcents...
          Et si l'on concevait la pensée à l'image du monde, avec ses trois dimensions et ses six directions, le haut et le bas, le devant et le derrière, la gauche et la droite ? Si l'on se mettait à penser ne serait-ce qu'en deux dimensions, avec quatre points cardinaux ? Si l'on tâchait de nous exprimer en plan, voire en relief, et pas toujours en ligne droite ? Ce ne serait pas tragique si l'on tentait d'ajouter une deuxième, puis une troisième dimension à la pensée vectorielle... Mais cela tiendrait du miracle.

(octobre 2013) Réagir


Trop de copyright tue le droit d’auteur
Hugo
        Cet été, vacances en pays de copyright. On sait que ce n’est pas vraiment l’équivalent du droit d’auteur, mais il faut l’avoir vécu pour savoir à quel point. Vous entrez dans un musée, un château, une maison d’architecte, les gardiens vous accueillent par les mêmes mots, dont le ton varie de la prière polie au cri de bête surprise dans sa tanière : « No photograph, copyright ». Cela peut vouloir dire qu’il est interdit de photographier ou que, si vous souhaitez ramener un souvenir sans acheter le guide, les cartes postales, les T-shirts ou service à thé timbrés de la Joconde locale, vous devrez cracher des droits que l’on présume faramineux à la seule lueur assassine dans les yeux du gardien. C’est cela, le copyright ?
        Eh bien non. Le copyright protège la reproduction des œuvres (copy), leur publication dans un livre, une revue, une exposition… et non la seule prise de photographie pour usage privé. Quand bien même voudrait-on interdire par mesure de précaution la photographie, les œuvres exposées sont dans le domaine public et ne sont plus concernées par le droit d’auteur. Il s’agit, tout simplement, du droit du propriétaire à autoriser ou interdire de photographier ce qui lui appartient. Un droit légitime, qui peut s’appuyer sur de bonnes raisons (peur du vol, clause d’assurance, ou tout simplement protection de la vie privée…), mais qu’il est indélicat d’appuyer sur la protection des œuvres.
        Toute la question est là. On semble égoïste de dire au visiteur : « Vous êtes ici chez moi, je vous interdis de photographier parce que tout ceci m’appartient. » Sans considérer avec Proudhon que toute propriété tient du vol, on peut se dire qu’il y a confiscation de la beauté, immatérielle, qui n’appartient à personne, sinon, lorsqu’elle est protégée, à l’artiste qui l’a créée. Trop culpabilisant pour un propriétaire... Il est bien plus valorisant d’invoquer la protection de l’œuvre, qui peut sembler au profit de l’artiste.
        Non, ce n’est pas cela, le copyright, mais c’est pour cela que le copyright a mauvaise presse. C’est pour cela que certains considèrent que le droit d’auteur, qui est au départ une protection nécessaire, est une entrave à la libre circulation de la pensée, une prise d’otage de la beauté. La protestation est partie de pays de copyright, parfois de façon agressive (apparition de « partis pirates »), mais parfois, tout simplement, par un assouplissement des règlements. C’est cette attitude plus positive qui a conduit le Harriet Monroe Poetry Institute à élaborer avec des universités américaines un code de bonnes pratiques pour le fair use en poésie. Ou qui a incité certains musées américains (Paul Getty Museum, Los Angeles County Museum of Art, National Gallery of Art de Washington, Walters Art Gallery…) à mettre en ligne des photos en haute définition de leurs collections libres de droit.
        Mais il reste encore trop de propriétaires défendant comme un os ce qu’ils croient leurs droits, trop d’héritiers qui confondent le respect de leurs droits avec le contenu de leurs bourses, trop d’ayants droit abusifs qui prennent le code de la propriété intellectuelle pour une bobine de fil de fer barbelé. C’est dans les pays anglo-saxons que l’on en trouve les plus beaux exemples, là où les rapports décomplexés avec l’argent permettent un cynisme révélateur dans les motivations des ayants droit. L’un d’eux déclare sans ambages sur son site n’avoir « rien à foutre de ce qui est dit à propos de mon père (je serai plus vigilant avec ce qui concerne ma mère), tant que le nom est orthographié correctement, et que les droits me sont versés. Mon intérêt est presque exclusivement pécuniaire. » Il a au moins le mérite de la clarté. Mais si le droit d’auteur, aujourd’hui, est attaqué de toutes parts, n’est-ce pas parce qu’il a fini par être invoqué à tort et à travers, et rarement par les auteurs, pour protéger parfois indûment des droits qui ne concernent plus ces derniers ?

(août 2013) Réagir

Toi aimer différent

Apple          Quand la morosité ou la fatigue menacent, rien de tel qu’un petit tour sur l’Apple Store. Aperçu délirant de tout ce que nous pourrions faire, ou de tout ce à quoi nous échappons. Dans la catégorie « Livres » (une fois dépassé le top 10 qui me propose quatre applis religieuses et trois pour tout petits), je me laisse un moment séduire par un dictionnaire anglais-français (malheureusement gratuit pour mon crédit que je ne parviens pas à épuiser), uniquement parce que la description est en français et que l’énumération des nouveautés est en anglais, ce qui me semble un bon gage pour la promesse contenue dans la présentation : « Conçu pour vous aider à apprendre plus efficacement l’anglais. » J’ai le malheur de parcourir les avis avant de me décider. Le quatrième, simplement intitulé « Yes » confirme l’efficacité de la méthode : « Cette application est génial ». Bon, si apprendre l’anglais conduit à oublier le français, je préfère m’abstenir.
          Rayon « forme et santé », j’hésite. Adidas Snapshot me pose une question existentielle : « Tu as toujours voulu connaître ta vitesse de frappe ? » À vrai dire, non, mais si cela peut me servir ? Réponse immédiate : « Défie tes amis sur Facebook en comparant les scores et les performances, et découvre lequel d’entre vous réalise la frappe la plus puissante ! » Je méditerais bien un peu sur la société de compétitivité qu’on est en train de nous créer, mais j’ai décidé que ce n’était pas le quart d’heure de la philosophie. Sinon, j’irais plutôt chercher du côté Astérix MegaBaffe qui nous invite à nous identifier aux irréductibles Gaulois, résistant encore et toujours aux envahisseurs, en comptabilisant les baffes administrées aux Romains… en « version universelle » ! Particulièrement recommandé aux Romains…
          Côté humour, faites un détour par Runtastic Push-Ups PRO, qui vous garantit d’arriver aux cent pompes par une motivation et un plaisir accrus. Holà ! Pas de mauvais jeux de mots : le plaisir accru est tout intellectuel, et les pompes ne font travailler que les bras. Le secret ? Des plans d’entraînement réalisés par des professionnels, bien entendu, mais surtout, un « compteur de pompes »… que l’on active « en touchant l’écran avec le nez ». J’imagine. Côté plaisir, en tout cas, j’ai été servi sans avoir à me taper une seule pompe.
          Pas mal non plus, l’appli i-voyance, qui non seulement me propose plus de cinquante experts reconnus et respectés, mais une sélection de mes voyants favoris et… « trois voyants consultables en simultané » avec traitement prioritaire de ma question. Un rapide calcul me fait craindre qu’avec dix-sept utilisateurs, tous les voyants passent au rouge.
       Mes gourmandises préférées, cependant, sont purement linguistiques. Les concepteurs surveillent-ils les communicants, et les rédacteurs relisent-ils leurs textes après la moulinette des logiciels de traduction ? Ils devraient, rien que pour le plaisir. Snake + world devrait se demander à quel jeu il nous invite : « Tu passais les heures creuses en jouant à un jeu simple mais qu’il te permettait de montrer à tes copains que tu l’avais plus long ? » Bon, il y a une appli pour ça maintenant ? De mon temps, c’était plus simple… Ronfler stop+ m’a paru une panacée fantastique pour régler tous les petits problèmes de la vie quotidienne : « permettra d’éviter de discuter le lendemain ». Si en plus, ça fait taire les bavards… Quant à Love camera, elle m’a finalement convaincu de me procurer un bon dictionnaire anglais pour réaliser sa promesse : « Valentine féliciter Essayez une manière différente ». Euh… Oui… Moi essayer… Big bisous…

(juillet 2013) Réagir

De Marianne aux Femen : quelle dérive ?

Marianne          Le 14 juillet, le président dévoile le portrait de la nouvelle Marianne qui ornera les timbres-poste. Le soir même, la polémique est lancée : il a été dessiné par David Kawena et Olivier Ciappa, ce dernier ayant déjà frayé avec l’actualité (donc le scandale) lorsque son exposition de photos consacrée au mariage pour tous avait été vandalisée, au mois de juin. Or ledit Ciappa a dévoilé, sur son compte twitter, le nom de sa principale inspiratrice : Inna Shevchenko, fondatrice des Femen. Et selon un blog se disant lui-même bien informé (les moutons enragés) celles-ci auraient été financées par un milliardaire américain, Georges Soros. « Sortir un timbre aussi peu “français” » pour un 14 juillet, quelle maladresse ! CQFD.
          Je ne souhaite pas, bien entendu, entrer dans une polémique stérile, ni même en sourire. Une chose m’a frappé, dans ce déluge de réactions qui n’ont pas pris une journée de réflexion : la plupart reproduisent, à la virgule près, le même texte de fond, qui doit être, tout simplement, un communiqué de presse. À l’époque où il faut être le premier à réagir, rien que du banal. Mais la réaction, du coup, ne peut passer que par un titre ou la légende d’une photo (toujours la même), une phrase vite torchée, longueur tweet, style « une de Libé », qui n’a d’autre but que d’accrocher l’attention du lecteur. La vraie polémique est dans l’implicite, le sous-entendu, le présupposé. D’autant plus efficace qu’elle naît dans la tête dudit lecteur. Sauf si on se trompe d’implicite. Témoin le tweet de Christine Boutin, qui a aussitôt suscité des réactions ironiques ou agacées : « Vraiment ce Hollande nous aura tout fait » (des détails !) ; « Modèle pour la jeunesse disait-il ! » Modèle moral, modèle physique ? Bien sûr, on a tous compris, mais l’implicite permet aux internautes commentateurs de comprendre de travers (« vous vouliez servir de modèle ? Raté ! ») ou d’expliciter ironiquement (« parce que Marie mariée adolescente vierge avec Joseph, un veuf vieillard, c'est un modèle pour la jeunesse ? »). À manier avec prudence, le tweet…
          Alors, que signifie ce geste que les attachés de presse, on peut l’espérer, ne pensaient pas si riche en symboles ? Qu’un milliardaire américain soudoie le président français (à l’heure des négociations commerciales transatlantiques) ? Que les PTT ont entrepris une campagne sournoise en faveur du mariage pour tous ? Que l’on entend convertir la jeunesse à l’engagement féministe, sinon à son modèle féméniste ? La dérive est d’autant plus pernicieuse qu’elle laisse libre cours aux fantasmes de chacun. Et celle-ci, résumant en une image toute l’actualité des derniers mois, est particulièrement emblématique !
          Et pourtant, si l’on regarde bien… Qu’elle est sage, cette Marianne Fémen ! Un dessin au trait qui (plus que la bande dessinée ou les mangas !) évoque Mucha et l’art nouveau. Un buste candidement interrompu à la naissance de la glotte : qu’on est loin des Marianne aux seins nus, aux tétons altiers, comme le modèle « Brigitte Bardot » proposé par Alain Aslan juste après 1968 ! C’est le coup de génie de cette information faussement sulfureuse révélée au hasard d’un tweet de Ciappa : la poitrine de Marianne est invisible, mais celle de son inspiratrice est dans tous les esprits, et bien sûr sur Google images... Paradoxe ? La poitrine de Marianne, ou de la République, n’a jamais choqué que les âmes sensibles. Depuis des siècles, les vertus, que l’on dit nourricières, ont le sein nu et généreux. Une nudité pudique bien distincte des dévoilements affriolants qui jadis faisaient rougir puceaux et demoiselles. Qui s’offusquait de la République d’Antoine Gros (1794) ou de la Liberté de Delacroix (1830) ? Et voici que la tête sans poitrine d’une Marianne évoque irrésistiblement des seins nus. La provocation aussi sait jouer de l’implicite : cela rassure.

(juillet 2013) Réagir

La chasse aux trésors au supermarché

Soleil          Heu-reux ! Ce matin, je suis heu-reux ! Après six mois d’hiver, grand soleil pour le week-end. Je me décide à renouveler mon stock de crème solaire. Je sors en sandales.
          Sur le parvis de la mairie, je manque me laisser dévier de mes bonnes intentions par une chasse aux trésors organisée dans l’arrondissement. La longueur de la file d’attente m’en dissuade — ainsi, reconnaissons-le, que l’âge moyen des participants, qui n’est hélas plus le mien. C’est la tête pleine de soleil que j’entre dans le magasin où j’ai mes habitudes, et sur le nom duquel je continue à hésiter (supermarché, hypermarché, supérette ?). Je repère assez vite le rayon « -10 % sur la gamme soleil » et tombe nez-à-nez avec… de la graisse à traire. Graisse à traire intense, ultra-bronzante, progressive ! La boîte est illustrée par une vahiné à la poitrine plantureuse. Ironie consciente ? Qu’a-t-elle besoin de graisse à traire ? Le reste du rayon ne me convainquant pas davantage, j’amorce un repli stratégique vers le coin « soins de la peau ». Mauvaise pioche. Des masques fraîcheur (pour le carnaval ?), de la crème fraîcheur (chantilly ?), du lait caresse corps (pour une caresse télégraphique ?), du baume sublimateur ou de l’huile divine (comme pour les livres, la SF et la spiritualité marchent bien), du confort nutri-réparateur (là, c’est du sérieux), pas de crème solaire.
          Je bifurque vers le rayon « les gestes essentiels », côté hommes. Après tout, par 35°, se protéger est capital. Je tombe dans les anti-rides, anti-fatigue, anti-cernes, anti-âge, anticonstitutionnellement garantis enduisez-vous et prenez la file chasse aux trésors devant la mairie. Heu-reux. Après une courte méditation sur la notion d’essentialité, je risque un œil au rayon maquillage. Pas de quoi se protéger du soleil.
          J’ai fini par trouver mon bonheur au rayon « cheveux au vent » (pas droit au shampoing quand le temps faseye ?), juste à côté des faux-cils. Explication rapidement trouvée : juste à côté de la porte, pour séduire le client observateur (pas moi). Comme dans le vieux conte, le trésor que l’on cherche est dans son jardin, mais on ne le trouve qu’après avoir parcouru le monde.
          Désenchantement immédiat : un classement par marques qui s’arrête au bas de gamme. Illumination : je me dirige vers la partie du magasin où les produits sont classés par marques. À celle qui garde mes préférences, je trouve la gamme solaire. Et quelques produits identiques d’autres marques, généreusement abandonnés par des clients précédents qui avaient eu l’idée de les comparer. Je trouve ce que je recherche. Du moins, je le crois. Une émulsion anti-brillance toucher sec protection cellulaire profonde peaux sensibles à grasses qui me garantit un capital soleil de SPF 50. Comme l’emballage est recyclable et la protection conforme à la recommandation européenne, je conclus qu’il doit protéger du soleil. On verra bien.
          Après une courte méditation sur la pensée analogique, je fais la queue à la caisse, heureusement plus courte que devant la mairie, et je me sens très jeune. Sur le chemin du retour, la file n’a pas diminué pour la chasse aux trésors, mais ce ne sont plus les mêmes visages. Heu-reux.

(juillet 2013) Réagir

Liberté de création ou liberté d'expression ?

ParisLes premiers mois de l’année 2013 ont connu une multiplication des procédures intentées contre des romanciers, procédures qui ont en commun d’opposer indûment deux principes fondamentaux dans un état démocratique : la liberté de création et le respect de la vie privée. Des affaires d’autant plus douloureuses qu’elles conduisent à trancher entre une douleur réelle, qu’il faut respecter, et l’inquiétude des créateurs de voir les restrictions imposées par la loi à la liberté d’expression s’étendre de façon arbitraire à leur liberté de création. Je n'entends réagir ici qu'en tant que romancier concerné par "la censure du réel".

        Marcela Iacub, Christine Angot, Nicolas Fargues, Patrick Poivre d’Arvor, Lionel Duroy, Grégoire Delacourt : six affaires qui, à des stades différents, nourrissent le débat sur les limites entre liberté de création et atteinte à la vie privée. Une n’a pas encore été jugée (Grégoire Delacourt) ; une l’a été en faveur de l’auteur (Nicolas Fargues) ; quatre ont vu la condamnation du romancier et de son éditeur. Au nom d’un même principe, les juges ont pu acquitter l’un, condamner l’autre : la liberté de création, reconnaît la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, « doit être protégée de manière à pouvoir s'exercer dans les meilleures conditions de sécurité ». Pourquoi une telle différence de traitement ? Il appartient au juge d’apprécier souverainement entre la garantie qu’il doit apporter à une liberté fondamentale et l’abus qui peut être fait de cette liberté. En l’occurrence, les critères ont été nombreux et complexes : les circonstances de la plainte, le caractère notoire des relations entre l’auteur et le plaignant, la gravité du préjudice invoqué, l’identification des personnages, la référence à une vérité singulière ou générale… Mais d’autres critères ont été écartés de la discussion, et c’est cela qui semble le plus inquiétant : la qualification de l’ouvrage (roman, témoignage, autobiographie), les précautions prises pour dissimuler l’identité des personnages (changement de nom, de nationalité, d’adresse), le mélange d’éléments fictifs et d’éléments empruntés à la réalité… En fait, tout ce qui appartient à la démarche créative du romancier ne constitue plus un critère pertinent pour juger de l’atteinte ou non à la vie privée de quiconque se reconnaît dans le personnage d’un roman. Le principal critère pour trancher dans les affaires délicates devient celui de l’abus : d’un côté, une personne ne peut « manifester une susceptibilité exacerbée » en se reconnaissant trop facilement dans un personnage ; de l’autre, le romancier ne peut causer un préjudice « présentant un caractère de particulière gravité ». Mais où situer le curseur ? Comment continuer à écrire, si c’est la sensibilité d’autrui qui rend l’écrit innocent ou coupable ?

        C’est là que réside le problème : une confusion désormais admise entre liberté de création et liberté d’expression. « La liberté de création doit être considérée comme la forme la plus aboutie de la liberté d'expression dans un régime démocratique », a estimé la 17e chambre. On ne peut le nier, mais cela ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agit de deux réalités distinctes. La liberté d’expression, garantie (comme la liberté d’opinion) par la Déclaration universelle des droits de l'homme, permet de diffuser « les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit ». Elle est limitée par diverses dispositions contre la diffamation, l’incitation à la haine raciale, le négationnisme, l’atteinte à la vie privée… Ces limitations peuvent sembler normales, dans la mesure où elles ressortissent à la même catégorie que la liberté d’expression : celle du vrai et du faux.

        Mais le créateur n’apporte pas une information : il engendre une œuvre d’art. Deux foncions distinctes du langage sont mises en œuvre, que Jackobson appelait la fonction référentielle (qui se réfère à une réalité extérieure sur laquelle le langage donne une information) et la fonction poétique (qui se rapporte à la forme même du message indépendamment de toute référence à une réalité extérieure). La liberté de création ne peut ressortir à la catégorie du vrai et du faux. Il peut être, selon les cas, question d’esthétique, de justesse, de fiction assumée ou d’effet de réel, mais une création ne peut être vraie ou fausse. La pipe de Magritte n’est ni vraie ni fausse : elle est peinte de façon réaliste. Et pour cela, elle n’est pas une pipe. Y reconnaîtrait-on la pipe de Staline ou de Georges Brassens qu’elle ne porterait atteinte à la vie privée ni de l’un, ni de l’autre.

        La distinction entre création et expression doit être sauvegardée pour que les deux libertés ne se confondent pas. C’est la responsabilité de la Justice, mais aussi du créateur, qui ne se prétend en rien au-dessus des lois, mais qui demande à être jugé en fonction de sa création. À lui, et c’est la contrepartie à la liberté qu’il réclame, de rester dans le cadre de la création, afin de ne pas attenter aux droits et libertés d’autrui. L’exercice d’une liberté comporte des devoirs et des responsabilités : la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales le reconnaît pour la liberté d’expression, et autorise les États à la restreindre pour protéger, entre autres, la réputation et les droits d’autrui. Sans doute conviendrait-il de réfléchir aussi aux responsabilités des créateurs. Mais cela ne peut être fait au détour d’une plaidoirie ou d’attendus qui invoquent la protection de la liberté d’expression, comme si la création se limitait à une information ou une opinion. C’est la responsabilité du créateur, en contrepartie, de rester dans le cadre de sa liberté de création, qui ne se confond jamais avec la défense d’intérêts privés ou l’expression de rancœurs personnelles. Et c’est la responsabilité du lecteur, partie prenante à ce débat, de respecter lui aussi le pacte de fiction mis en place par la pratique romanesque.

        Sans vouloir prendre parti sur le fond, qui appartient à la Justice, ou à la conscience de chacun, sans nier le fait que toute parole publique comporte des responsabilités, ni que toute liberté doit se prémunir contre ses abus, il est important pour la liberté de création d’être appréciée en vertu de critères propres, qui  reconnaissent au créateur le droit, non seulement de déformer la réalité ou de se greffer sur des éléments de la réalité (droits qui appartiennent à tous dans le cadre de la liberté d'expression), mais surtout de créer sa propre réalité incommensurable à toute autre, car elle est le fruit de son art. Faute de quoi, c’est le processus de création même qui se trouve fragilisé. Si l’imagination ne peut « se greffer sur les multiples éléments de la réalité de la vie privée », le roman a-t-il encore un sens ? L’art ne peut s'exercer que dans une totale liberté de création ; la restreindre, c’est en couper la racine. Et les créateurs, lorsqu’ils sortent de leur art, assumeront tout naturellement la responsabilité de tout citoyen jouissant d’une liberté d’expression qui s’achève où commence celle d’autrui.

(juin 2013) Réagir

La polémique sur le mariage pour tous : une multiplication de paradoxes

Mariage        « Le mariage pour tous » : cela tient du slogan. L'école pour tous, l'art pour tous... Je n'entends pas ici relancer une polémique close avec l'adoption de la loi, mais, en tant qu'historien du mariage, inviter à réfléchir à trois paradoxes des positions qui se sont exprimées.

        À une époque où l'on connaît une des plus graves crises statistiques de l'histoire du mariage, on peut s'interroger sur la portée de cette formule. Ceux qui étaient les plus chauds, les plus ardents défenseurs de l’union conjugale refusent de la galvauder ; ceux qui en étaient les détracteurs historiques la trouvent soudain pleine d’attraits. Paradoxe ? Non, mais banale expression de la psychologie humaine, qui ne désire rien tant que ce qui lui est interdit : « le mariage est une forteresse assiégée, dit un proverbe chinois : ceux qui sont dehors veulent y entrer, et ceux qui sont dedans veulent en sortir ».

        Paradoxe plus surprenant encore, et qui me touche de plus près : le recours à l’Histoire pour étayer les thèses les plus opposées, joint à une volonté d’arrêter l’Histoire. Les uns accusent les autres de balayer des millénaires d’histoire sur les relations homme-femme ; les autres rétorquent aux uns que l’Église s’est longtemps désintéressée du mariage, et que si elle respectait aujourd’hui les règles qu’elle avait édictées autrefois, bien peu d’union seraient encore célébrées. Mais les uns et les autres entendent sortir l’Histoire du débat. Les uns, en la figeant dans un absolu hors du temps. Pour Athanase Ducayla, par exemple, chroniqueur de Nouvelles de France, « le mariage est, tout simplement », abstrait de toutes les « phases de l’Histoire » puisqu’il a été voulu par Dieu dans la Genèse. Être de toute éternité dispense de toute évolution historique. À l’inverse, Claude Bartolone, président de l’assemblée nationale, demande « une loi qui vive avec son temps » : dégagée de toute contingence historique, donc, le présent étant envisagé comme un instant fugace, déconnecté de tout passé. Le zéro (l’instant présent qui échappe à la durée) et l’infini (l’éternité) échappent toutes deux au nombre (la chaîne de l’Histoire). Mais le paradoxe resurgit aussitôt : Claude Bartolone n’en souligne pas moins, dans la même intervention, « l’instrumentalisation du mariage par les différents pouvoirs » au Moyen Âge. Non, on ne s’affranchit pas si facilement de l’Histoire…

        Et voici encore un paradoxe : la vision chrétienne, depuis les premiers siècles, tente d’imposer un mariage unique, qui devait résumer toutes les formes d'union connues par les cultures antérieures (romaine et germanique). Telle était la conception chrétienne du mariage dans le droit médiéval. « Boire, manger, coucher ensemble, c'est mariage ce me semble », résumait un adage coutumier. Pour éliminer le concept même de concubinage et d'union de fait, la législation ecclésiastique, seule valide en matière matrimoniale, avait simplifié à l'extrême les formalités du mariage : engagement devant deux témoins, ou simple cohabitation constatée valant engagement de fait. Certes, ces mariages considérés comme clandestins exposaient les contractants à de lourdes sanctions, mais ils étaient valides, et éternels. Le pouvoir laïque (politiques familiales, timides édits royaux, puis législation républicaine) a plutôt proposé, pour conserver toute sa dignité au mariage, d’y adjoindre des unions moins solennelles et plus faciles à dissoudre : mariage à l'essai pratiqué sous l'égide des parents dans certaines régions sous l'ancien régime, mariage morganatique, reconnaissance légale du concubinage, pacs... Pourquoi, aujourd'hui, les opinions se sont-elles inversées ? On entend des voix catholiques appeler à la distinction entre deux formes d’unions (le mariage chrétien et un pacs élargi), quand les pouvoirs publics prônent le mariage pour tous !

        Pensons ce que nous voulons du dossier : mais laissons l’Histoire tranquille. Elle ne constitue pas une réponse aux questions du présent ni une préconisation pour les solutions de l'avenir. Chacun y trouvera des arguments pour défendre sa thèse, aussitôt réfutée par des arguments tout aussi historiques et tout aussi forts. L'histoire n'est pas partisane, même si elle a de tout temps, et malgré elle, nourri tous les partis. Dans le débat actuel, l’Histoire a souvent été invoquée. Comme dans les jeux d’enfants, on relie quelques points bien choisis pour obtenir un dessin troublant. Mais si l’on relie d’autres points aussi bien choisis, le sourire devient grimace, et la fée, sorcière. La vérité historique n’a pas de visage, c’est ce qui fait sa force, et son charme : gardons-nous de vouloir fixer ses traits. Au moins peut-on en tirer une logique ? Un « sens de l’Histoire » ? Pas même : l’Histoire n’a d’autre sens que la succession chronologique des événements. L’Histoire n’est pas un argument : c’est une collection de faits, qui sont indûment invoqués à l’appui d’une argumentation souvent partisane. Les faits sont étroitement liés à des situations historiques contingentes, qui ne se répètent jamais à l’identique ; les arguments appartiennent à une logique censée échappée à la contingence. Entre les deux, le passage est étroit. Une logique désincarnée, qui ne s’appuierait sur aucun fait, peut se révéler meurtrière ; une logique partisane, qui prend les faits à témoins pour étayer une idée préconçue, est nécessairement malhonnête.

        Que peut-on dès lors attendre de l’Histoire ? Une mise à l’épreuve de la logique, qui montre que les mêmes causes n’ont pas toujours les mêmes effets, si elles sont isolées de leur contexte ; une leçon d’humilité, et donc de tolérance. Elle peut expliquer comment on en est arrivé là, et rappeler aux uns et aux autres que leur parole ne s'inscrit pas dans un présent déconnecté de la chaîne temporelle : apprendre à le connaître évite d’en être inconsciemment prisonnier.

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Quelles Ydées ?

Ydées        Quelques idées, certes, mais soumises à l'Y Pythagoricien, symbole du libre arbitre...
      
       De quoi s'agit-il ? Pour les pédants et les iconologues, « la lettre qui fut révélée à Samos » fait référence à une légende attestée depuis les satires de Perse (III, v. 56, Ier siècle P.C.N.) : Pythagore, le philosophe de de Samos, aurait enseigné le double chemin de la vie en faisant référence à cette lettre. Il aurait coupé un rameau fourchu, ressemblant à un Y, d'où le nom de « rameau de Samos » donné à ce thème. Ainsi, l'adolescent (branche principale de l'arbre) arrivé à l'âge de raison (embranchement), a le choix entre deux voies (les deux branchettes). Son libre arbitre, désormais symbolisé par la lettre Y ressemblant à un rameau, lui permet seul de trancher. Ces deux voies sont un souvenir virgilien : celles qu’Énée découvre dans sa descente aux enfers dans l'Énéide. Sous le nom de « littera Pythagorae », de « bivium », le thème est transmis au moyen âge par Jérôme, Ausone, Lactance, Isidore de Séville, Boèce... et se retrouve très fréquemment dans les sermons médiévaux. C’est apparemment par Ausone et Lactance que la légende se met en place. A quoi correspondent ces deux chemins ? Au vice et à la vertu, assène toute la pensée chrétienne, et au XVIe siècle, la typographie concrétise cette interprétation. La branche gauche de l'Y est en effet plus large : c'est la voie large, plus aisée, la vie facile qui mène aux plaisirs et aux richesses... et en enfer. La branche droite de l'Y est le chemin étroit et ardu qui mène à la vertu.

       Mais la pensée grecque, dans laquelle s'est constituée la légende, est moins tranchée. Une fable imaginée par Prodicos de Céos, (VIe s. A.C.N.,) et rapportée par Xénophon, puis Cicéron, Ovide et Lucien, met en scène Hercule, qui, au sortir de l’enfance, arrive à un carrefour dans un endroit écarté et s’interroge sur la route à suivre. Deux femmes lui apparaissent. L’une vêtue de blanc, l’autre de couleurs variées, fardée, bien en chair... Cette dernière (qui dit s’appeler la Félicité, mais que ses ennemis appellent le Vice) lui fait l’éloge de la vie facile et des plaisirs, mais la Vertu la reprend en disant qu’elle n’est pas honorée par les dieux ni par les hommes, et qu’elle ne peut être heureuse, puisqu’elle assouvit les désirs avant même qu’ils ne naissent ; que peut-elle connaître du bonheur de boire si elle boit avant d’avoir soif ? Elle enseigne alors à Hercule le chemin étroit.

        L'apprentissage du désir pour mieux jouir du plaisir différé me séduit davantage que la morale dichotomique. Mais surtout, dans ce clin d'œil à l'iconographie classique, j'entends rappeler que les Ydées doivent naître d'un choix libre, préparé par une longue réflexion, comme la hampe de l'Y, qui s'enracine dans un terreau solide. Le libre arbitre est le seul rempart contre le lieu commun, le sens unique symbolisé par la désespérante hampe rectiligne du I dans l'Idée. Je n'entends pas ici réagir à chaud sur des sujets d'actualité qui traversent les ondes et les centres d'intérêt fugaces, mais réagir à des polémiques en cours qui concernent des sujets que j'ai précédemment approfondis. Sans doute me reprochera-t-on souvent d'avoir choisi la mauvaise voie et d'avoir parfois cédé au coup de gueule, mais ce sera en toute connaissance de cause. Ce site n'étant pas un blog, il ne laisse certes pas place à la controverse, mais il est ouvert aux réactions.

(mai 2013) Réagir

Apple mode d’emploi

Labyrinthe        Un ami qui me veut du bien m’a offert, pour mon anniversaire, un crédit de 100 euros pour acheter des livres et appli électroniques. Je me suis aussitôt rendu sur l’Apple store, catégorie « Livres », avec la ferme intention de le dépenser au plus tôt.
        J’ai bien entendu négligé la colonne « gratuites » et la colonne « rentables » (en fait, elle ne contient que des livres gratuits) et consulté la liste des livres numériques payants. Sur les cent premiers, j’ai trouvé
- 82 livres pour enfants (je n’en ai pas)
- 4 livres religieux (la Bible, deux Corans et la Forteresse des musulmans)
- 4 livres de cuisine (dont trois guides de bonnes tables)
- 4 bibliothèques de livres du domaine public (dont un logiciel de lecture rapide)
- 6 livres, quand même, qu’il est bon de citer : Sherlock Holmes, Enki Bilal, la chronologie du général de Gaulle, un album Redon, un dictionnaire de mythologie, l’interprétation des rêves.
        Je ne sais si c’est avec ceux-ci que les éditeurs réalisent 2 % de leur chiffre d’affaire, mais je sais que c’est avec 100 euros de cadeaux impossibles à dépenser qu’Apple fait le sien. Il faut un sérieux intérêt pour le livre numérique pour consulter une liste mal structurée, dans laquelle la première application qui ne s’adresse pas à des enfants (à la trente et unième place !), intitulée « Megareader livres gratuits », propose 1,8 millions de livres gratuits (« oui oui vous avez bien entendu » précise aussitôt le commentaire comme s’il me parlait à l’oreille), avec en prime (à la trente-neuvième place) un « Quick-Reader » pour une lecture rapide des eBooks. J’ai hésité un moment sur le n° 38, « Book man Pro », réservé au lecteurs d’au moins dix-sept ans, parce qu’il contient de « Fréquentes/intenses scènes adultes/suggestives », mais lesdites scènes sont apparemment en anglais, comme les trois quarts du commentaire, et je me suis interrogé sur la notion de professionnalité évoquée dans le titre de l’appli (Book man Pro), liée à de fortes connotations sexuelles, sinon manuelles. Je n’ai pas encore besoin de professionnelles pour la manustupration.
        J’ai ensuite hésité à me procurer une bible électronique, car, commence le descriptif, « La Bible est la parole de Dieu. Elle est infaillible, et elle est pour les chrétiens la seule norme de vie et de foi. » Affirmation intégralement assumée par le site pour des raisons de neutralité commerciale. Il est bien spécifié qu’il s’agit de la version de Louis Segond, mais nulle part il n’est précisé que cette traduction, choisie parce qu’elle est libre de droits (elle date de 1880), a été commandée par l’Église protestante de Genève et qu’elle correspond à une vision calviniste de la morale chrétienne. Question de neutralité commerciale. Oui, j’ai hésité, rien que pour imaginer la tête du pape (qui est lui aussi infaillible) à découvrir que « la seule norme de vie et de foi » qui s’applique à tous les chrétiens autorise la répudiation de la femme infidèle (Mt 5, 32), ce que récuse toute bonne bible catholique. Où est passée la neutralité commerciale ? S’arrête-t-elle aux frontières des pays protestants ? Mais bon, n’étant ni croyant, ni marié, et possédant déjà une Bible Segond, j’ai trouvé que ce n’était pas la peine d’écorner ainsi mon capital.

        Comme celui-ci pouvait aussi se dépenser sur i-Tunes, j’ai voulu voir quels étaient les livres que ce dernier proposait. C’est déjà plus sérieux. Il y a une tentative de classement. Je peux isoler une catégorie (je choisis « romans et littérature ») et huit sous-catégories. J’écarte les nouveautés (ce n’est pas une catégorie logique, c’est une opportunité), les nouveautés sur IBookstore (incluant, je suppose, des livres anciens, voire très anciens, ajoutés pour des raisons qui m’échappent, mais qui ne doivent pas être les miennes), les auteurs à succès (catégorie Panurge passif), les recommandations des lecteurs (catégorie Panurge actif), les bestsellers à moins de 7 euros (catégorie grande braderie), les livres gratuits (catégorie grande braderie à l’heure du remballage), les livres à paraître (catégorie lecteurs impatients qui cherchent une bonne raison de ne pas acheter aujourd’hui), et pense trouver mon bonheur dans les livres par langue, sous-sous-catégorie français, escomptant que la première catégorie me conduira dans les romans français ; pas de chance, je vois apparaître trois propositions de romans français (Marc Lévy, Guillaume Musso, Marc Werber), un anglo-saxon (Rowling) et un chinois (Sun-Tzu) — entre parenthèse, sans aucun nom de traducteur, faut pas exagérer ! Par défaut, la sous-sous-sous-catégorie propose en effet les meilleures ventes récentes (retour à la case départ). En cherchant bien, il en existe deux autres, par date de publication (retour à la case départ) ou… par nom. Miracle ! Un nom d’auteur ? Pas du tout : le classement se fait par ordre alphabétique de titres, ce qui donne une nette préférence aux titres commençant par des guillemets, des chiffres, des points de suspension… Je n’ai pas mauvais esprit. Je ne me demande pas pourquoi le dernier roman de Jean Échenoz s’appelle 14 et celui de Philippe Djian, « Ah… » (avec guillemets, ce qui le distingue aussitôt du roman Ah. d’Emma Reele). C’est bien qu’ils soient sur le premier écran. Mais si l’on cherche une catégorie particulière (mis à part le roman policier, sentimental ou de science fiction, classés à part), aucune chance de la trouver. « Roman historique » ? « Poésie » ? « Fiction » ? « Récit » ? « Nouvelles » ? Au petit hasard.
        Bon, je cherche quand même les auteurs que j’aime. Surprise : pas de moteur de recherche. Si je ne connais pas le titre de leurs livres, je dois parcourir toute la liste. Pour éviter cela, il faut retourner, non pas à la page « Livres », mais à la page d’accueil d’I-Tunes (cinq écrans précédents, puis cliquez sur « Raccourcis », « Recherche avancée »), qui propose une recherche… par artistes. Les écrivains sont des artistes : la recherche fonctionne. Mais elle est bien cachée. Et là, je me rends compte que j’ai perdu toute envie d’acheter : en fait, on ne me propose que des versions numériques de livres que j’ai surtout envie de lire en version imprimée, quitte à y consacrer trois euros supplémentaires. Où sont-ils, les livres numériques qui m’offriraient quelques chose de vraiment neuf, un plaisir de découvrir et de réinventer la littérature ? Gratuits sur Internet, peut-être, car ils n’intéresseront pas l’industrie du livre. Ou dans mes rêves, plus probablement. Je pense que pour 1,59 €, je m’offrirais bien une méthode pour les interpréter. Le problème, c’est de dépenser les 98,41 € restants.

(octobre 2012) Réagir

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Société et actualité
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Liberté de création ou liberté d'expression ?

Trop de copyright tue le droit d'auteur

Du bon usage d'Internet

Rions pour être propres

Méfiez-vous de Personne

Gloire éphémère et humanisme durable

De l'impact négatif du trait d'union



Éric Woerth est un autre

Anatomie des lieux communs : les racines de la France


La polémique sur le mariage pour tous : une multiplication de paradoxes

La chasse aux trésors au supermarché

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Ferme ta gueule ou cause toujours

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Fin de deuil ou gueule de bois ?


Peut-on confisquer un mot ?

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Confusion ou restriction mentale ?

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Bon sang ne peut mentir