Bon sang ne peut mentir

Curieux télescopage de l’information et de la publicité, ce matin, sur
France Info. Au journal parlé, on apprend que Zone Téléchargement, le
principal portail de téléchargement illégal de musique et de films,
vient d’être fermé par la gendarmerie. Dans le bouquet publicitaire qui
prend la suite, l’établissement français du sang appel à un don sur le
thème du... partage : « Hier, j’ai partagé ma musique, aujourd’hui,
j’ai envie de partager mon sang ». Le premier réflexe est de sourire.
Puisque le site de partage musical est fermé, il ne me reste plus qu’à
partager mon sang. Le deuxième, d’ironiser. Dans la grande chasse au
partage entreprise par les pouvoirs publics, va-t-on aussi fermer
l’établissement français du sang ? Bien sûr, il est toujours permis de
croire que « partager sa musique », c’est mettre gratuitement en ligne
celle qu’on a composée soi-même, et non celle qu’on a volée à autrui.
Il est toujours permis de croire que c’est utiliser des plates-formes
légales qui rémunèrent (mal) les créateurs. Il est toujours permis de
croire qu’il s’agit d’un partage familial en réseau fermé. On peut
espérer que dans l’esprit des concepteurs de cette publicité, il y a de
tout cela, et non une justification du piratage. On a peine à croire
qu’un établissement public à caractère administratif, placé sous la
tutelle du ministère de la santé, puisse assimiler un acte réprimé par
la loi au geste d’un donneur, symbole de générosité par excellence.
Mais la brutale
juxtaposition des deux messages donne un sens particulier à la
publicité. D’autant que la campagne nationale qui vient d’être lancée
généralise le concept : « Vous partagez votre musique, votre voiture,
votre appart’, partagez aussi votre pouvoir, donnez votre sang »,
proclame-t-elle. Bien sûr, on peut ici aussi comprendre que le partage
de la voiture et de l’appartement corresponde à un élan de générosité
spontanée, mais j’ai bien peur que, le plus souvent, il fasse allusion
au covoiturage (payant) ou à l’Airbnb (pas plus bénévole). Je suis sans
doute mauvais esprit, mais un message, aussi percutant soit-il, se doit
d’être clair, et univoque. Ce n’est pas le cas dans celui-ci. On sait
qu’une publicité est susceptible de suivre une information que l’on ne
maîtrise pas, et que sa lecture en sera affectée. Après l’information
sur la fermeture de Zone téléchargement, le message de l’Établissement
français du sang est clairement devenu une justification du piratage
musical, quel qu’en ait été le sens primitif. La responsabilité d’un
concepteur publicitaire, c’est aussi de penser à cela, à toutes les
manières de lire ses slogans.
Dans notre
société du partage, cela pose du coup d’autres questions. Car dans le
cadre de sa campagne de fin d’année, « l’Établissement français du sang
constate une diminution du nombre de donneurs actuellement », précise
le docteur
Patrick Benoit,
responsable des prélèvements dans le département breton. Et c’est cela
qui est grave. On n’hésite plus à prêter sa voiture (avec partage des
frais), à prêter son appartement (contre espèces sonnantes et
trébuchantes), et on hésiterait à donner son sang (gratuitement) ? On
adore partager ce qui ne nous appartient pas d’un simple clic sur les
réseaux sociaux, le bouton « partager » est désormais inséré sur tous
les sites... et l’on hésiterait à partager ce qui nous appartient et ne
nous coûte rien ? Cela en dirait long sur notre société, si c’était
vrai.
Heureusement, ce
ne l’est pas. On se souvient de la solidarité qui avait suivi les
attentats, l’année dernière, et de celle qui suit toujours les appels à
dons que l’Établissement français du sang lance régulièrement. Dans un
sujet aussi sensible, il faut se garder d’une ironie facile. Mais il
faut aussi se garder de la démagogie et des assimilations hâtives. On
ne donne pas son sang dans le même esprit que l’on partage sa musique,
sa voiture ou son appartement. Toute confusion entre un geste de
générosité et la nouvelle économie du partage me semble préjudiciable
au premier.
(novembre 2016)
Confusion ou restriction mentales ?

Ce matin, sur France Inter, Bruno Le Maire, candidat à la primaire de
la droite et du centre à l'élection présidentielle. Commentant le
billet d'Alex Vizorek, juste avant 9h, il a cette étonnante formule
pour appeler à aller voter dimanche (notée au vol) : On doit choisir le
nouveau président de la République ; la droite et le centre doivent
choisir qui doit devenir président. Jusqu'à présent, ce n'était
qu'un non-dit : le choix se fera entre la droite et l'extrême-droite.
On nous a déjà fait le coup en 2002, et 80 % des électeurs avaient
voté, non pour Jacques Chirac, mais contre Le Pen. Le candidat de
droite s'attend, c'est bien normal, à passer de la même manière en
2017. Avec les voix de gauche maladivement allergiques à
l'extrême-droite. Sauf que cette fois, il y a des primaires : chacun
peut choisir (à gauche comme à droite, d'ailleurs) qui il souhaiterait
voir affronter Mme Le Pen au second tour des présidentielles. Ce n'est
pas un choix de parti : entre les deux tours, le challenger appellera,
surtout s'il est
Les républicains, à un sursaut républicain pour voter républicain et
Les républicains.
Et le lendemain du second tour, le nouvel élu, quel qu'il soit, se
déclarera président de tous les Français. Bruno Le Maire a peut-être
raison sur un point : dimanche, aux primaires de la droite et du
centre, on élira peut-être le président de la République, celui qui se
dira et se croira président de tous les Français. Mais seuls les
électeurs de la droite et du centre sont appelés à voter. Car, et cela
n'avait jamais été dit de façon aussi claire, c'est à la droite et au
centre d'élire le président de tous les Français.
Sans doute le
cynisme est-il préférable à l'hypocrisie. Au moins, les choses sont
dites. La gauche n'a pas à choisir. Pas le droit de vote, en fait,
puisqu'il est acquis pour les politiciens et les medias qu'elle ne
figurera pas au second tour. On lui demandera juste de venir voter pour
un candidat qu'elle n'a pas choisi contre un candidat qu'elle ne veut
pas choisir. Ou de porter la responsabilité morale de la victoire de
l'extrême-droite. C'est un peu facile. Beaucoup d'électeurs de gauche
ont résolu de se rendre aux primaires de la droite et du centre. Bruno
Le Maire vient de leur donner raison en décrétant qu'on y élirait le
futur président de la République. Leur président. En ajoutant tout de
suite qu'il fallait pour cela être de droite ou du centre. Face à cette
pirouette qui témoigne au mieux de confusion mentale, les casuistes
jésuites avaient une réponse toute trouvée : la restriction mentale. En
vocabulaire moderne : le vote avec une pince à linge sur le nez. Signer
de sa main un engagement en pensant très fort l'inverse. L'électeur de
dimanche devra déclarer sur l'honneur
partager
les valeurs républicaines de la droite et du centre et s'engager pour
l’alternance afin de réussir le redressement de la France. Si
vous mentez, vous n'avez plus d'honneur. Mentir ? Allons donc ! Les
valeurs républicaines ne sont bien entendu pas celles du
Les républicains. Le centre ? Le
Les républicains
flirtant de plus en plus avec l'extrême-droite et les socialistes avec
la droite, le centre se balade plutôt vers la gauche, voire la gauche
dure. S'engager pour l'alternance ? Pourquoi pas ? Cela veut dire
choisir un nouveau président (y compris un nouveau Hollande, le cas
échéant, car une recomposition ministérielle constitue bien une
alternance). Quant au redressement de la France, qui s'y opposerait ?
Le
Les républicains a tellement joué avec les mots que nous pouvons bien nous prêter nous aussi au jeu.
Et puis...
Quelle différence, au fond, entre une promesse électorale non tenue et
un engagement non tenu ? Les engagements sont comme les promesses, ils
n'engagent que ceux qui les écoutent. Comme disait Jacques Chirac,
paraît-il... Il y a de tout cela dans la restriction mentale :
ambiguïté des mots, conviction d'avoir sa conscience pour soi,
possibilité de renier ce qui a été dit et signé... Ah, bien sûr, il
faut être jésuite. Les athées sont plutôt partisans de l'impératif
catégorique. Mais vu l'enjeu, je suis prêt à me couvertir pour un jour. Avec restriction mentale, bien sûr.
(novembre 2016)
Anatomie des lieux communs : les racines de la France

Les racines chrétiennes de la France sont de retour, ce matin, dans la
bouche, cette fois, de Jean-Pierre Raffarin, juste après Éric Ciotti et
Nicolas Sarkozy, qui ont proposé de les inscrire dans la Constitution.
J'ai sans doute le mauvais esprit de voir des images derrière les
métaphores. De les voir, de mes yeux voir, comme des images, non comme
des expressions imagées. Et les racines, c'est pour moi ce qui reste
sous terre, ce que l'on a planté en premier, qui a germé et qui
continue à nous nourrir. Sauf pour les banyans qui ont des racines
aériennes, mais qui poussent mal sur le sol français. Les racines,
c'est ce qui n'existe plus, l'enseveli, le révolu. Est-ce à dire que
Jean-Pierre Raffarin a enterré le christianisme ? Ce n'est nullement,
on s'en doute, le fond de sa pensée. Il n'entend suggérer que le
caractère nourricier du christianisme sur la pensée française
contemporaine. Or c'est là que le bât blesse : les racines nourrissent
l'arbre tout entier, et la conséquence implicite de cette image, c'est
que la France est tout entière nourrie par le christianisme, qu'elle
soit chrétienne, musulmane ou athée. Toutes les idées peuvent se
discuter, même, et surtout, celles avec lesquelles je ne suis pas
d'accord. Mais les sous-entendus sont faits pour imprégner les esprits
sans qu'on les remarque, et sans qu'on les discute. Une évidence qu'on
ne pense même pas à remettre en question.
Alors, s'il me fallait rester dans une image
arboricole du christianisme, j'y verrais volontiers une des branches,
et sans doute la branche maîtresse, de l'arbre France. Une branche
encore vivace, verdoyante, avec des rameaux divers qui parfois se
contredisent, qui coexiste avec les branches de l'islam, de l'athéisme,
du judaïsme, du bouddhisme, qui elles-mêmes se divisent en rameaux, qui
tous ensemble constitue un feuillage qu'on voudrait appeler nation...
L'important est que toutes ces branches soient nourries de la même
sève, celle de la laïcité, de la tolérance, de la liberté, de
l'égalité, de la fraternité, de tout ce qui fait que la France est un
seul et même arbre, vigoureux et touffu. Quant à ses racines,
personnellement, je les verrais dans la pensée grecque, en particulier
le platonisme et l'aristotélisme, qui ont nourri aussi bien les
chrétiens (que serait saint Augustin sans Platon ou saint Thomas sans
Aristote ?) que les juifs (Aristote a inspiré Maïmonide), les musulmans
(Averroès et Avicenne lui doivent tout autant), les libres penseurs
(disciples de Pyrrhon), les libertins (suiveurs d'Aristippe) ou les
athées (les présocratiques leur ont beaucoup parlé)... Je les verrais
dans la pensée romaine, dont nous tenons un certain pragmatisme et une
conception de la loi fondée sur le contrat et le consensualisme. Et
sans doute les pensées celte, germanique, et tant d'autres plus ou
moins connues et dont nous continuons inconsciemment à sucer la sève.
Nous savons combien les feuilles (nous tous) ont parfois tendance à
reproduire spontanément la forme de l'arbre : la silhouette du chêne
n'est pas sans évoquer la forme polylobée de sa feuille, les lancettes
du peuplier rappellent l'élancement de l'arbre, le pommier a la rondeur
de sa feuille...
Oui, cela me
plairait davantage. Mais la métaphore arboricole a des inconvénients.
En particulier, elle se prête mal à l'accueil de l'autre, vécu comme un
visiteur (l'oiseau qui se pose sur sa branche), un profiteur (le singe
qui cueille ses fruits) ou un destructeur (le bûcheron qui l'abat).
L'exilé devient un déraciné, que ne nourrit plus la sève toute juteuse
de terroir. Et surtout, l'arbre est désespérément immobile, enraciné
dans ses certitudes. Il se contente de remuer un peu les feuilles à
tous les vents, à toutes les modes. Non, décidément, mon idée de la
France est plus vivante, et tant qu'à rester dans la métaphore
végétale, plus modestement, mais avec quelle ambition, je me
contenterais bien d'une petite graine dans le champ immense des nations.
Et puis, faut-il
rappeler qu’il a fallu dix ans aux rédacteurs de la charte de l’Union
européenne pour arriver à la formule inscrite dans le traité de
Lisbonne ? On parle désormais des « héritages culturels, religieux et
humanistes de l’Europe ». Faut-il voir une intention politique déguisée
dans la résurgence des « racines chrétiennes » à une époque où certains
semblent vouloir rallumer les guerres de religion ? Espérons vraiment
que non : ce serait irresponsable.
(janvier 2016)
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Éric Woerth est un autre

Invité d’Inter Activ (France Inter), le 21 décembre, Éric Woerth réagit
à une question d’Augustin Trapenard. Une pièce de Michel Vinaver
intitulée
Bettencourt Boulevard
est actuellement programmée au TNP de Villeurbanne, et met notamment en
scène l’invité du jour. Quel effet cela fait-il de se voir sur scène ?
Fait-il à présent partie d’un « inconscient populaire » ? « Je suis
assez étonné qu’on puisse utiliser les noms des personnes », répond
l’ancien ministre ; « si on vous fait dire des choses que vous n’avez
pas dites sous votre nom, c’est assez étonnant, je trouve ça assez
malhonnête, malhonnête intellectuellement et malhonnête tout court ».
L’entretien se termine au nom de la morale :
ne fais pas à autrui etc.
Oui, cela peut
paraître du bon sens, et chacun d’entre nous serait mécontent si cela
lui arrivait. Et pourtant, c’est ce qui nourrit la littérature depuis
l’origine. Il est arrivé à Éric Woerth ce qui est arrivé à Socrate
caricaturé dans les
Nuées d’Aristophane, et à Aristophane faisant le pitre dans le
Banquet de
Platon — aux côtés de Socrate, d’ailleurs. Faut-il rappeler que les
Évangiles prêtent à Ponce Pilate, à Hérode ou à Caïphe des paroles
qu’ils n’ont jamais tenues et les épinglent pour l’éternité parmi les
réprouvés de l’Histoire ? Oui, on pourrait considérer que c’est
malhonnête intellectuellement, et malhonnête, tout court, car dans tous
ces cas, c’est bien les pensées d’Aristophane, de Platon, de Matthieu,
Luc, Marc ou Jean qui sont prêtées aux personnages, et parfois de leur
vivant — la pièce d’Aristophane a été accusée d’avoir provoqué le
procès de Socrate. On n’en finirait pas d’énumérer ces mésaventures,
jusqu’au
Procès de Jean-Marie Le Pen de Mathieu Lindon, ou l’
Affaire royale
de Pierre Mertens qui prête à la princesse Lilian de Belgique, en tant
que personnage de roman, des propos qu’elle récuse en tant que
personnage historique. La littérature se nourrit de l’actualité, qu’il
s’agisse des romanciers, des humoristes, des auteurs de théâtre ou de
bande dessinée. Ceux que l’on reconnaît dans leurs œuvres ne sont pas
des hommes ou des femmes de chair et d’os, mais des personnages d’encre
et de fiction. Dans certains arts, cela semble aller de soi : aucun
modèle de Picasso ne s’est plaint auprès du peintre d’avoir une oreille
à la place du nez. La distance est suffisante entre le modèle en tant
que personne et en tant que personnage. Pour la littérature,
aujourd’hui, ce n’est plus le cas.
Plusieurs
facteurs expliquent cette différence de traitement. D’abord, le nouveau
réalisme qui a engendré de nouveaux genres littéraires,
docufiction, autofiction...
En regardant un Picasso, on sait immédiatement qu’il ne faut pas y
chercher une ressemblance avec un modèle. En lisant un roman
ouvertement autobiographique, en regardant un documentaire scénarisé,
l’illusion de réel peut introduire le doute. Ensuite, le modèle du
peintre, qu’il soit rémunéré ou non, est conscient d’être portraituré.
Même s’il ne peut interdire l’exposition de l’œuvre achevée, il a été
consulté et a donné un accord de principe. C’est exceptionnellement le
cas en littérature. Par ailleurs, le langage de l’image est plus ambigu
que celui de l’écriture. Une moue, l’expression d’un regard,
l’exagération ou la déformation de certains traits, peuvent être
interprétés, mais sans certitude ; derrière les propos prêtés à des
personnages, il y a des pensées précises qui ne sont peut-être pas
celles de la personne. Comparaison n’est donc pas raison. Il n’y a
entre les deux arts qu’un point commun : la nécessaire distance entre
l’être réel qui a servi de modèle et l’être de fiction transmué par le
regard de l’artiste.
Le grand mot est
lâché. Des êtres de fiction, qui ne sont les porte-paroles de personne,
pas même de leur auteur. Auxquels on ne demande pas d’incarner une
réalité, mais de susciter un
effet de réel. Si le lecteur n’a pas conscience de cette distance, il reconnaîtra la
personne dans le
personnage
et prêtera à la première les propos du second. C’est le rôle que l’on
attend d’un lecteur actif. S’il ne peut ou ne veut plus l’assumer, il
n’y a plus de littérature possible. La liberté de la création est en
effet une des conditions essentielles de la littérature. La justice le
reconnaît, qui a défini dans une copieuse jurisprudence une exception
de fiction qui fonctionne avec plus ou moins de souplesse. Bien sûr, il
y a des abus, et dans les exemples invoqués, le roman de Mathieu Lindon
a été condamné et celui de Pierre Mertens acquitté, mais au terme d’un
long parcours dans lequel des juges différents ont eu une opinion
différente. Comme dans toute affaire judiciaire, c’est à eux de définir
l’honnête et le malhonnête, et non pas aux plaignants. On peut certes
avoir un avis différent de celui du juge, mais dans un pays
démocratique, c’est en fin de compte ce dernier qui tranchera.
Je n’ai pas vu
la pièce de Michel Vinaver. Peut-être a-t-il abusé de l’exception de
fiction, peut-être non. Seul un juge pourrait le dire, en fonction de
l’intention de nuire, de la gravité du préjudice invoqué, du caractère
public des faits... Une série de critères mis au point par une
jurisprudence foisonnante et qui ne se résume pas à une opposition
vague entre « honnête » et « malhonnête ». Non, il n’y a aucune
malhonnêteté, d’aucune sorte, à mettre en scène Éric Woerth et à prêter
à son personnage des propos que l’homme politique n’a pas tenus, dès
lors qu’aucun abus de la liberté de création n’a été constaté. Si des
situations de ce genre se multiplient depuis une quinzaine d’années, ce
n’est pas parce que les écrivains se sont soudain lâchés, c’est parce
que nous avons perdu ce double regard qui permet de comprendre, à la
lecture ou à l’audition, que ce sont leurs personnages qui nous
parlent, et pas des êtres réels.
Alors ce qui me navre le plus, dans cette
minute trente-neuf d’entretien,
c’est que les journalistes ont perdu une occasion de rappeler cette
simple évidence : il faut éduquer notre regard pour ne pas confondre la
réalité et la fiction. Sans cela, non seulement il ne pourra plus y
avoir de littérature, mais c’est notre propre vie que nous vivrons
comme une fiction.
(décembre 2015)
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Où est passée la République ?

Voici trois semaines, un "sursaut républicain" amenait à faire front
contre une menace terroriste. De nombreuses maisons ont pavoisé avec
des drapeaux français parfois bricolés de bric et de broc, de slips et
de loques, mais tous portant le même message : afficher une
appartenance à une même conception de la vie. Sans se concerter, tout
le monde savait de quoi il parlait. Les élections régionales nous ont
rappelé que le terme "républicain" désignait aujourd'hui trois concepts
différents et parfois incompatibles :
- un parti politique : j'ai dit
ici combien
cette confiscation d'un terme commun me semblait catastrophique dans le
cadre de la confusion actuelle des valeurs. Pris au pied de la lettre,
cela signifierait-il que le seul parti républicain en France
serait le
Les Républicains ? Personne, je l'espère, n'oserait le soutenir.
- des valeurs partagées par toute une Nation (la
res publica
est la "chose publique"), exprimées dans la Constitution et par un
usage commun des mêmes mots rappelés dans les grands événements public
: démocratie, liberté, égalité, fraternité, tolérance, laïcité,
humanisme... C'est en ce sens que plusieurs partis politiques ont pu
demander la constitution d'un "front républicain" pour faire obstacle à
l'élection d'hommes et de femmes qui ne partageraient pas ces valeurs.
- un régime politique, historiquement instauré à la chute de la
monarchie et cinq fois réaffirmé depuis. En ce sens, un parti politique
légalement constitué et qui n'enfreint aucune des lois de la République
est républicain, même s'il ne partage pas les valeurs républicaines.
Et voilà pourquoi, aujourd'hui, le
Les Républicains refuse un
front républicain contre un
parti républicain...
Comprenne qui pourra : on ne peut en tout cas demander aux électeurs de
comprendre un discours dans lequel le même mot, fondamental, prend
trois sens différents. Leur réponse est passée par les urnes : chacun a
choisi un sens au terme et est persuadé avoir "voté républicain".
J'aimerais pouvoir croire qu'il y a au moins cette volonté, même
brouillonne, en commun entre les citoyens d'un même pays.
Cela n'explique
pas la configuration actuelle de la carte électorale : il y a sans
doute eu autant de raisons distinctes que de votants, dans tous les
partis politiques. Je n'entends pas entrer dans une analyse politique
pour laquelle je me déclare incompétent. Les incompétents en la matière
sont déjà assez nombreux à s'exprimer sur le sujet. Mais à l'heure où
l'on entend parler de "confusion" parce qu'il permet un jeu de mots
facile avec "fusion", j'aime rappeler que la confusion des concepts
vient de celle des mots.
On ne galvaude pas
sans risque les mots qui garantissent la cohésion nationale. On ne peut
utiliser le terme "liberté" en lui accolant
quatre cents exceptions,
comme c'est le cas pour la liberté d'expression. On ne peut mettre
"l'égalité" à toutes les sauces, égalité des chances, des droits, des
sexes, des rémunérations... sans parler des associations de toutes les
nuances politiques qui s'abritent derrière son nom. On ne peut appeler
impunément "État" la base arrière iraquienne du terrrorisme sectaire,
et "islamique" ce qui, au mieux, pourrait être qualité d'"islamiste".
Les mots usés par des emplois abusifs finissent par devenir injurieux.
Nous avons ainsi perdu le patriotisme et le nationalisme. Et nous ne
savons plus, du coup, comment exprimer notre attachement à une patrie
ou à une nation sans être accusés d'idées extrémistes. Jusqu'à une date
récente, on pouvait encore se dire républicain. Refusons qu'on nous
confisque ce terme : l'étape suivante serait de nous confisquer la
République.
(décembre 2015)
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De la consommation de la société à la société de consommation

Une grande enquête TNS est en train de se mettre en place auprès de
11000 Français sur « la consommation, les loisirs, les modes de vie en
France ». Bel outil pour les sociologues, pourrait-on penser, qu’un
sondage représentatif sur nos habitudes, nos préférences, et nos
opinions, avec un sondage accessoire sur « vos opinions personnelles
sur la société, les médias et les marques ». Le grand mot est lâché,
juste à la fin : les marques. Elles s’affichent par pages entières dans
le questionnaire sur les opinions, mais plus encore dans celui sur la
consommation. Nulle part, il n’est dit qu’elles financent le sondage ;
parmi les questions auxquelles un troisième document nous apporte des
réponses, celle du financement et de l’indépendance vis-à-vis des
marques ne se pose même pas. Elle n’a pas à se poser. Elle est
évidente. Quant au but de ce questionnaire, il ne figure manifestement
pas parmi les interrogations qui ont affleuré « au vu des expériences
antérieures ». Il est tout aussi évident. Tout au plus apprend-on, au
détour d’une phrase, que les informations « sont utilisées à des fins
de marketing ». Et qu’« un très grand nombre de personnes nous ont
précédemment répondu que le questionnaire avait été pour elles
l’occasion de faire le point et de réfléchir à leur façon de vivre ».
Prendre conscience de nos goûts, de ce que nous faisons (et ne faisons
pas encore) pour vivre comme tout le monde, avec les marques qui nous
accompagnent impartialement tout au long de notre réflexion. Et
recevoir un bon d’achat en récompense, au cas où nous aurions réfléchi
positivement à notre façon de vivre.
Dans ces 182
pages de questions sur nos modes de vie, j’ai eu la curiosité de
chercher celles qui se rapportaient aux livres. Si, cela fait partie de
nos loisirs, de nos modes de vie et de notre consommation. Pour une
demi-page, soit 0,27 %, un peu moins que la place accordée aux
sous-vêtements (slips, caleçons, chaussettes...). C’est honnête. Sept
questions, autant que pour le chapitre « produits de soins pour le
visage, crèmes, masques, gels nettoyants » (questionnaire pour hommes,
je précise). Cela nous permettra de repérer les petits lecteurs (5 à 9
livres par an), les tout petits lecteurs (3 ou 4 livres par an), les
minuscules lecteurs (1 ou 2 livres par an), mais pour les gros lecteurs
: on n’envisage que plus de dix livres par an. On pourra se dire
lecteur de romans historiques, sentimentaux, policiers, érotiques, de
science-fiction ou de vécus autobiographiques, mais la « littérature »
(roman ? poésie ? théâtre ?) n’est pas considérée comme un « genre
littéraire ». On ne se pose pas la question de l’auteur (alors que pour
le cinéma, on se demande si l’on choisit un film en fonction des
acteurs ou du réalisateur). On pourra attirer l’attention sur la
lecture d’un best-seller, d’un prix littéraire, d’un livre « utile
professionnellement », mais pas sur le « coup de cœur » ou le livre
recommandé par un ami. L’image du lecteur qui en découle est bien
formatée : il lit peu, de la littérature de genre, sans véritable
passion ni culture générale. Mais il utilise des baumes, crèmes,
masques, gommages, peelings, patchs purifiants, gel nettoyants visage,
roll-on... Il est vrai que c’est le questionnaire destiné aux hommes,
et que les lecteurs, tout le monde le sait, sont des lectrices.
Mais le livre
apparaît aussi au hasard d’autres questions, en particulier dans des
questions d’opinion ou de finance. Et la façon de présenter les choses
en dit long sur la place symbolique qu’il occupe dans la tête des
rédacteurs. Quel budget rognerions-nous si nous devions faire face à
une dépense imprévue ? Sept suggestions nous sont faites ; en dernier
lieu : « journaux, livres, CD, DVD ». À l’inverse, à quoi
consacrerions-nous une rentrée d’argent inespérée ? Cette fois, sur les
vingt suggestions, « des livres, CD, DVD » apparaissent en... premier
lieu. Étrange, pour deux questions qui se suivent... Quant aux «
opinions », elles suggèrent traditionnellement en première place les
réponses les plus positives : « Je m’intéresse aux résultats des
compétitions automobiles », « Il est très important d’être bien assuré
sur tout », « Lorsque j’ai besoin d’une information, je cherche d’abord
sur Internet », le bricolage « est une activité agréable, délassante
»... Sauf pour la culture. Que pensez-vous des phrases suivantes ? Dans
l’ordre d’apparition : « Je devrais faire un effort pour lire davantage
de livres », « Je ne me sentirais pas à ma place à l’opéra », « il
faudrait que je sorte un peu plus pour voir des spectacles, écouter des
concerts, visiter des musées », « Une pièce de théâtre devrait toujours
être écrite pour que tout le monde comprenne », « Je devrais pratiquer
davantage d’activités artistiques et culturelles »... Bien sûr, on peut
toujours répondre « Pas du tout d’accord », mais c’est comme une petite
musique insidieuse sur près de deux cents pages : la culture, c’est
ennuyeux, la plupart des gens ne s’y frottent que par obligation.
Pourquoi ne trouve-t-on pas les suggestions différemment formulées ? «
Je devrais faire un effort pour faire un peu de bricolage », « La
lecture est une activité agréable, délassante », « Je ne me sentirais
pas à ma place dans une salle de sport », « Lorsque j’ai besoin d’une
information, je cherche d’abord dans un livre »... Il serait toujours
loisible à ceux qui ne peuvent supporter l’idée même de lire un livre
de répondre : « Je ne suis pas du tout d’accord ». Mais la petite
musique serait différente.
Le regretté
Richard Jorif avait imaginé, dans Le navire Argo, d’écrire une
biographie de Littré en s’intéressant aux citations de son dictionnaire
: j’ai une folle envie de rédiger celle des rédacteurs de cette enquête
à partir de la formulation de leurs questions. À charge pour eux de
rédiger la mienne au vu de cette note, je l’avoue, quelque peu
ironique. Et puis, je me rappelle qu’« un très grand nombre de
personnes nous ont précédemment répondu que le questionnaire avait été
pour elles l’occasion de faire le point et de réfléchir à leur façon de
vivre ». Et je me demande pourquoi.
(octobre 2015)
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Ceci n'est pas une œuvre

Deux événements récents, mais radicalement opposés, que l'on regroupe
pourtant sous l'étiquette commune de vandalisme, nous posent la
question de la définition de l'œuvre d'art. Le 9 juin dernier, à la
Galerie de la Patinoire royale, à Bruxelles,
Bernard Rancillac est arrêté pour détérioration de sa propre œuvre,
Hommage à Picasso, sur laquelle il griffonne :
Ceci est un faux, BR. Le 6 septembre, des graffitis antisémites sont barbouillés sur
Dirty Corner d'
Anish Kapoor,
une énorme trompe exposée dans le parc du château de Versailles et qui
fut aussitôt surnommée « le Vagin de la reine ». L'artiste, victime de
tels actes à plusieurs reprises, décide de les conserver. « Désormais,
ces mots infamants font partie de mon œuvre », déclare-t-il.
Rapprocher ces
deux actes peut sembler arbitraire : l'un répond à une volonté de
l'artiste, l'autre non ; l'un ne constitue qu'une dégradation d'œuvre,
l'autre y ajoute des propos antisémites condamnables quel que soit le
support ; l'un est un acte revendiqué par son auteur et que l'on
pourrait presque qualifier d'artistique, l'autre est un acte odieux et
anonyme visant l'ensemble d'une communauté à travers un de ses membres.
Mais tous deux renouvellent à leur manière la vieille aporie
d’Euboulide : « Tous les Crétois sont des menteurs » constitue-t-il une
vérité dans la bouche d’Épiménide le Crétois ? Si c'était le cas, il y
aurait au moins un Crétois qui ne mentirait pas (Épiménide), et la
vérité serait... fausse. Sinon, il y aurait au moins un Crétois qui
ment, et l’erreur serait... vraie. La logique moderne a résolu l’aporie
en faisant porter la négation sur l'ensemble de la phrase (« il n’est
pas vrai que tous les Crétois soient des menteurs » laisse la
possibilité qu'il y en ait au moins un qui mente... Épiménide). Comment
résoudront-ils ceux-ci ?
Si l'œuvre de
Bernard Rancillac est un faux, il est coupable de détérioration de
l'œuvre d'autrui (lequel serait par ailleurs coupable de
contrefaçon...), mais sa signature (sous forme d'initiales) crée un
authentique Rancillac (l'inscription) ! Si l'œuvre est authentique (son
propriétaire invoque des photos du peintre y travaillant), la
dégradation en compromet la valeur commerciale, puisque l'autorité de
l'auteur remet en cause l'attribution. Dans son droit de réponse,
Rancillac confirme que l'œuvre n'est pas de lui, mais n’évoque pas les
photos le montrant dans son travail. Constituent-elles une preuve ?
Seul un juge pourra trancher. Mais il est clair pour moi que seul
l’artiste peut considérer que telle ou telle toile fait partie, ou non
de son œuvre, qu’il en soit l’auteur ou non : le montrerait-on en train
de la peindre qu’il serait qualifié pour en dénier la paternité, comme
celle d’esquisses ou d’ébauches qu’il refuserait d’intégrer à son
œuvre. Cela n’enlève rien à la réalité matérielle de la dégradation du
bien d’autrui, mais fait partie de son droit moral. Quant à la valeur
de l’œuvre, il n’est pas impossible que la publicité faite autour de la
dégradation, jointe à une inscription pour le coup authentique, ne la
fasse grimper !
Si cette affaire
m’est revenue en mémoire après le vandalisme subi par l’œuvre de
Kapour, c’est parce qu’il y a ici un acte créateur voulu (ou en tout
cas assumé) par l’artiste : « ces mots infamants font partie de mon
œuvre. » Cela pose encore une fois la question de la définition de
l’œuvre (que se passerait-il si l’auteur de ces propos, sincèrement
repenti, se faisait connaître et en demandait le retrait ?), mais aussi
celle de la responsabilité de l’artiste. Kapour pourrait-il être accusé
de propos antisémites, puisque « ces mots infamants font partie de son
œuvre » ? Le paradoxe est difficilement soutenable et aucun juge,
peut-on espérer, n’irait jusque-là, mais que se passerait-il si un
spectateur déposait plainte pour propos antisémites... contre Kapour,
qui a refusé de les effacer, même s’il en est la première victime ?
N’essayons pas,
ici non plus, de nous substituer au juge — laissons le bon sens (y
compris celui de l’humour) triompher un moment de la lettre des lois.
Et surtout, espérons que ce ne sera jamais au juge de trancher dans un
domaine qui n’appartient qu’à l’artiste : la possibilité de dire « ceci
est (ou non) mon œuvre. »
(septembre 2015)
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Les carreaux de l’usine sont toujours mal lavés

Longs couloirs de la Bibliothèque Nationale. Les vieux lecteurs avaient
grogné, à l’ouverture, contre ces immenses panneaux vitrés qui ne
seraient jamais propres. On leur avait répondu que dans la culture
occidentale, une bibliothèque ne se concevait pas sans ouverture sur un
jardin. C’était comme ça, ça ne s’expliquait pas et c’était beau, parce
qu’on embrasse d’un coup d’œil le livre vivant et l’arbre mort. La
vieille salle de la rue de Richelieu, nous avait-on fait remarquer,
n’ouvrait que sur une cour pavée, et l’on avait dû décorer la salle de
lectures de grandes fresques végétales. C’était comme ça et ce n’était
pas beau, j’avoue. J’avais donc regardé avec sympathie ce grand jardin
sans oiseau, où l’on ne pouvait pénétrer, mais dont la présence
symbolique était une donnée essentielle derrière ses verres dont on
savait à l’avance qu’ils seraient toujours sales. Les carreaux de
l'usine sont toujours mal lavés, chantaient Jacques Brel. C’est comme
ça et ce sera toujours comme ça.
Mais
aujourd’hui, très sales. Si sales que le soleil, au lieu de les
traverser, les opacifie, révélant ces dépôts blanchâtres invisibles
d’habitude. C’est terrifiant. D’abord, parce que l’on circule dans
d’immenses corridors aveugles. Surtout, parce que c’est la lumière qui
les éteint, cette lumière qui devrait nous éclairer et illuminer notre
recherche. Les monceaux de livres redeviennent cette
selva oscura
que l’Esprit ne vient plus vivifier. Pris dans les dépôts crasseux, un
oiseau de papier au vol arrêté semble victime d'une marée blanche. Son
ombre grise se projette sur le double vitrage, dupliquant son
immobilité douloureuse de chouette clouée sur une porte. Qui a eu
l’idée de coller de faux oiseaux sur la vitre ? À défaut d’en voir de
vrais dans le faux jardin ?
Un nuage soudain
nous ramène la pénombre. Miracle : les panneaux redeviennent
transparents, le jardin réapparaît. Et il est beau, oui, d’être révélé
par l’ombre après avoir été caché par le soleil. Beau, car je me rends
compte, soudain, que ce n’est pas le soleil qui frappait le mur de
verre, mais son reflet dans la tour d’en face. Le nuage qui nous masque
le soleil a démasqué le reflet imposteur. Trouble. Délicieux trouble.
L’oiseau s'envole.
(août 2015)
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Les républicains à poux

Voilà, c’est fait. L'UMP s'est rebaptisé ce matin "Les Républicains".
Il y a désormais en France des Républicains, membres d'un parti
politique, et... des républicains, puisque tous les Français vivant en
République sont constitutionnellement républicains. Il y a aura
désormais des républicains Républicains et
des républicains pas Républicains. Ça me rappelle une histoire de
papous à poux et de papous pas à poux. Mieux vaut en rire, comme on a
ri, jadis, des démocraties populaires et républicaines, qui n’étaient
que le cache-sexe de sanglantes dictatures. Tiens, parmi les
républicains Républicains, il y aura aussi des républicains populaires
(feu l’UMP était l’union pour un mouvement populaire) et des
républicains démocrates (le Modem, Mouvement des démocrates, entend
faire liste unique avec les républicains Républicains aux régionales).
Curieux, non, cette insistance de la droite à reprendre ces étiquettes
chéries de Staline ?
Plus que la
confiscation d’un terme qui appartient à tous, c’est l’article défini
qui surprend. « L’article défini est celui qui se met devant un nom
pris dans un sens complètement déterminé », dit Grevisse. Autrement
dit, selon l’exemple qu’il choisit, « les pauvres » sont « tous les
individus de l’espèce
pauvres
». Il ne peut donc y avoir d’autres républicains que les républicains
Républicains. C’est vrai que s’appeler « des Républicains » aurait été
grammaticalement plus correct, mais symboliquement plus mesquin. Pas de
quoi, pourtant, aller devant les juges. On ne plaide pas pour un
article. La vraie riposte serait de changer les noms des autres partis.
Si l’on créait, par exemple, « les Honnêtes » ? Imaginez les dialogues
autour des tables dominicales : « Tu es Républicain, toi ? — Ah ! non,
moi je suis Honnête »...
Reste à savoir
ce qu’est un républicain Républicain. Et tout le monde a sa petite
idée. J’ai beaucoup aimé celle de Laurent Wauquiez, ce matin, sur
France Inter. Un républicain Républicain redéfend les valeurs
républicaines, comme le travail, et le respect républicain, qui s’était
« affaissé par les réformes de Madame Taubira ». Aïe ! L’article
défini, encore une fois, pour bien englober l’ensemble des réformes, y
compris celle qui touche à la famille. Travail et famille... Il reste à
espérer que les républicains Républicains ne soient pas trop patriotes,
sinon les valeurs de la République française se confondraient avec
celles de l’État français. Bon, il paraît aussi que Laurent Wauquiez
n’a plus trop la cote dans le nouveau parti. Bientôt, il y aura, chez
les républicains Républicains, des républicains Républicains
républicains et des républicains Républicains pas républicains (les
républicains RPR ?). Et puis, des républicains à poux ou pas à poux,
pour qu’on puisse continuer à s’en chercher mutuellement dans la barbe.
(mai 2015)
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Philosophie de la douche

Si vous trouvez trop chaude l’eau de la douche, ajoutez-vous
de l’eau froide ou réduisez-vous la chaude ? J’aime les sujets de
dissertation ancrés dans les gestes quotidiens. Ils nous occupent
l’esprit dans ces temps morts de la toilette matinale et alimentent une
philosophie de la salle de bain qui, ma foi, n’est pas pire que celle
du boudoir. Et puis, ça nous fait réfléchir aux motivations
inconscientes de nos comportements... Il y a sans doute une composante
linguistique à la réponse. Nous avons tendance à penser que l’eau est «
trop chaude », et non « pas assez froide ». Le réflexe naturel
serait-il de diminuer l’eau chaude ? Mais l’expérience nous enseigne
que si la pression n’est pas assez forte, l’inverseur se positionne
automatiquement sur la position robinet. Le réflexe conditionné
serait-il d’augmenter l’apport en eau froide pour éviter ce désagrément
? Mais dans ce cas nous augmentons notre consommation d’eau et
d’électricité, nous touchons à la fois à notre portefeuille et aux
ressources de la planète. La raison nous pousserait plutôt à réduire
l’eau chaude. Mais le temps de réfléchir à tout cela, l’eau a coulé
sous le pommeau. N’a-t-on pas intérêt à un acte spontané ? Et, au fond,
la réponse à la question n’est-elle pas tout simplement là : qu’ai-je
fait ? Et qu’ai-je fait la veille, que ferai-je demain ? À vrai dire,
je n’en sais rien.
La vraie question est peut-être alors : pourquoi ai-je
tendance à répondre à ce genre de question idiote par le raisonnement
et non par l’observation de mon comportement ? Bon, la réponse, je la
connais : réflexe d’intello. Et plus profondément, parce que je suis
convaincu que la responsabilité naît d’une prise de conscience sur les
plus infimes détails du quotidien. Et je sais pourquoi je me pose la
question précisément ce matin. Hier, j’ai reçu des remerciements pour
des condoléances suite au décès de mon ancien professeur de grec. Sur
le faire-part, une pensée de Marc-Aurèle. « Ai-je accompli quelque
chose d’utile à la communauté ? J’en ai donc profité » (liv. XI, n° 4).
Et ce conseil qui l’accompagne : « Que cette vérité demeure toujours
bien à ta portée, afin qu’elle frappe tes yeux sans cesse, et ne la
perds jamais de vue. » C’est peut-être cela, la philosophie de la
douche : même dans les occupations les plus anodines, il ne faut pas
perdre de vue les deux ou trois vérités de base qui nous aident à
vivre. Alors, qu’importe la réponse ? Le principal est dans la prise de
conscience.
(mai 2015)
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De l’arrogance culturelle

Le 5 mai prochain, le PEN American Center décernera, lors de son gala
annuel, son prix de la liberté d’expression à
Charlie Hebdo.
Une décision aussitôt contestée par six romanciers de renom, trois
américains, un australien, un canadien, un britannique. Depuis quatre
mois, les analyses se sont succédé pour expliquer les différences
d’analyse entre le monde anglo-saxon et la tradition française dans les
réactions aux attentats de janvier, que tous condamnent pour autant
avec la même fermeté.
Éric Fassin
a expliqué cette différence d’approche par deux éthiques opposées. Dans
l’optique d’une « éthique de conviction », plus idéologique, la
France place la liberté d’expression comme un principe supérieur qu’il
faut défendre à tout prix. Dans celle d’une « éthique de responsabilité
», plus pragmatique, les anglo-saxons estiment qu’il faut agir en
fonction des effets escomptés et s’interdire ce qui pourrait entraîner
des conséquences déplorables. Avec, bien entendu, toutes les nuances et
les combinaisons entre ces deux attitudes.
Le fond du débat
reste le même. Je ne compte pas le rouvrir. Mais d’autres concepts se
sont introduits dans la discussion, qui me semblent plus curieux, sinon
plus contestables.
Peter Carey
a ainsi estimé que le PEN America, dont la vocation est bien de
promouvoir la liberté d’expression, avait outrepassé son rôle, qui se
limite à la défendre contre l’oppression gouvernementale. Cela
signifie-t-il que les autres formes d’atteinte à la liberté
d’expression, plus radicales et plus meurtrières, ne concerneraient pas
l’association ? C’est aller un peu loin, mais son président,
Andrew Solomon,
a jugé utile de préciser que « la montée croissante de diverses
tentatives pour limiter la parole et réduire les limites de tout
discours autorisé nous concerne », parlant même d’un « veto des
assassins » (
Assassin's Veto)
que le PEN doit bien entendu dénoncer. Cette distinction entre les
atteintes officielles ou non à la liberté d’expression, faut-il le
souligner, est dangereuse. Les États démocratiques ont en effet
souscrit à la déclaration universelle des droits de l’homme
garantissant la liberté d’expression, mais tous ont trouvé force
parades pour remplacer la censure classique par une autocensure
autrement plus redoutable. Limiter le combat aux « oppressions
gouvernementales », c’est croire à bon compte que tout est désormais
pour le mieux dans le meilleur des mondes. Est-ce le cas ? On a vu se
multiplier, depuis quatre mois, les décrochages d’œuvres artistiques au
nom d’une responsabilité qui le plus souvent traduit une peur des
représailles. Le vrai combat, aujourd’hui, est dans les consciences,
non dans les censures officielles.
Rachel Kushner a pour sa part accusé
Charlie Hebdo d’intolérance culturelle et de promotion « d’une sorte de laïcité d’obligation » (
a kind of forced secular view).
Les difficultés de la traduction, les concepts de laïcité et de
sécularité ne se recoupant pas de la même manière dans les deux
langues, mettent le doigt sur une autre différence de conception. La
France voit dans la laïcité une neutralité objective qui respecte
toutes les opinions, mais les écarte de la sphère publique : en ce
sens, on peut être athée et laïc, chrétien et laïc, musulman et laïc.
Le monde anglo-saxon y voit une opinion au même titre que les croyances
religieuses, toutes ayant leur place dans l’espace public : on est
laïc, chrétien, juif ou musulman. S’en prendre aux religions (juive,
chrétienne, musulmane…) traduit pour la laïcité à la française un refus
des croyances, quelles qu’elles soient ; pour la tradition
anglo-saxonne, c’est privilégier une croyance (« laïque ») parmi les
autres, ce qui entraîne l’accusation d’intolérance.
Alors, serait-il
impossible de s’entendre ? C’est ce qui semble ressortir de la
conclusion de Peter Carey, qui élargit sa critique de Charlie Hebdo à
une attitude générale de la France (où, pendant quelques heures, tous
ont effectivement été Charlie) : « Tout cela se complique, estime-t-il,
par l’aveuglement apparent du PEN devant l’arrogance culturelle (
cultural arrogance) de la nation française, qui ne reconnaît pas son obligation morale à l’égard d’une partie importante et vulnérable (
disempowered)
de sa population. » Arrogance culturelle ? On comprend le sens de la
remarque : la politique d’intégration à la française a de tout temps
été opposée à la politique communautariste anglo-saxonne. Cela
traduit-il une croyance en la supériorité d’un modèle sur un autre, où
simplement la volonté d’unifier une société autour de valeurs communes
? Cela se discute, longuement, mais honnêtement. Le respect des
minorités et le droit à pratiquer librement leur religion font partie
de ces valeurs, et la France a largement prouvé qu’elle y était
attentive. Si « arrogance culturelle » il y a en France, elle concerne
la société qu’elle construit et dans laquelle elle souhaite vivre avec
l’ensemble de sa population.
Cela implique
par conséquent le respect des différences dans toutes les autres
cultures et hors de son territoire. La France a un lourd passé
colonialiste ; depuis un demi siècle, elle en a tiré des leçons de
tolérance et d’humilité. Le discours condescendant n’y est plus de
mise. Est-ce le cas partout ? N’y a-t-il pas quelque arrogance
culturelle d’une autre forme à placer, parmi les intérêts importants de
l’Amérique, « Garder l’avantage dans la distribution internationale de
l’information pour s’assurer que les valeurs américaines continuent
d’influencer positivement les cultures des pays étrangers » (
Maintain
an edge in the international distribution of information to ensure that
American values continue to positively influence the culture of foreign
nations) ? Telle était une des conclusions, publiées en 2000, d’une très officielle
commission sur les intérêts nationaux de l’Amérique réunie en 1996. Le temps a passé, mais les idées sont demeurées. Internet est passé par là, dont
Barak Obama,
dans une interview récente, revendiquait la possession — « Nous avons
possédé Internet. Nos entreprises l’ont créé, l’on répandu, l’ont
perfectionné, de sorte que [les Européens] ne peuvent pas le
concurrencer » (
We have owned the Internet. Our companies have created it, expanded it, perfected it in ways that they can’t compete).
Quel meilleur
moyen de garder l’avantage dans la distribution internationale de
l’information ? Si le but n’est plus revendiqué de manière aussi
cynique, les conséquences sont ouvertement assumées… Quant à la
culture, faut-il rappeler que 59 % des livres traduits en français
viennent de l’anglais, et 6 % des titres traduits en anglais du
français ? Alors, arrogance culturelle, oui, peut-être, battons notre
coulpe. Le coq a parfois tendance à pérorer sur son fumier. Mais dans
ce domaine, l’aigle a une longueur d’avance…
(avril 2015)
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Délations, délations, il en restera toujours quelque chose

Peut-être les avez-vous vus passer ? Des livreurs de sushis en
motocyclette portant bien en évidence un écriteau ainsi rédigé : « Que
pensez-vous de ma conduite ? » Suit un numéro de scooter et un numéro
de téléphone. Le site du restaurant se félicite d’avoir mis ce système
en place en 2007, mais voilà, je ne l’ai vu qu’hier. « Relevez le
numéro de la ligne sécurité inscrit à l’arrière du scooter et
appelez-nous ! » invite l’employeur, plaidant pour une « livraison
responsable » avec à la clé une coquille quasi freudienne : « Notre
sécurité et celle des autres usagers de ma route est notre priorité ».
Oui, « ma » route ! Fini de dire, ou de penser, « La route est à moi ».
Dites : « La route est à mon patron. »
Alors, délation
rappelant les heures les plus noires de l’histoire de France ?
N’exagérons rien. Il s’agissait alors de dénoncer à une autorité
administrative des personnes qui n’avaient commis d’autre crime que
d’être nées juives. Ici, c’est à l’employeur que l’on dénonce une
infraction au code de la route. Si les conséquences et l’état d’esprit
sont nettement moins graves, vu sous un autre angle, c’est presque
pire.
D’abord, parce
que c’est un jugement subjectif qu’on demande aux passants, sur une
conduite, et non sur une infraction. Une infraction est répertoriée
dans le code de la route et consignée par un agent assermenté. Ici,
n’importe qui peut dénoncer une vétille, même imaginaire, parce qu’il «
pense », en son âme probe et sa bonne conscience, qu’elle est «
irresponsable ». Si l’on prenait au pied de la lettre un écriteau somme
toute publicitaire, c’est cela, justement, qui serait irresponsable, et dangereux.
Ensuite, parce
que ce n’est pas au représentant de l’autorité administrative qu’on se
plaint, mais à l’employeur. Si l’on ignore la sanction encourue, on
imagine qu’elle risque de ne pas être proportionnée à la prétendue
infraction. Blâme ? Mise à pied ? Licenciement ? On se pose pas même la
question. On aura fait son devoir de citoyen responsable. Encore une
fois, n’en faisons pas tout un fromage : personne, sans doute,
n’appellera le numéro bien en évidence : le but est uniquement
publicitaire.
Mais profondément, oui, c’est dangereux, car
si un restaurateur a pu se permettre un appel à délation qui, voici
vingt ans, aurait semblé suicidaire, c’est que le phénomène est
significatif d’une évolution des mentalités. Cet appel à témoin, à
juge et à procureur, est désormais à la mode. Utilisé par la police, il
fait déjà grincer des dents. Par un employeur et sous couvert de «
livraison responsable », il est franchement odieux, et cynique — est-on
sûr que la lenteur de la livraison, par exemple, n’est pas une clause
de sanction et que le livreur n’est pas pris en tenailles entre deux
injonctions contradictoires ? Je n’en jurerai pas. Surtout, cela remet
en cause les principes fondamentaux de la justice : l’indépendance (ce
n’est pas celui qui se considère comme victime qui juge) et la
proportionnalité de la peine (nous n’en sommes plus à la loi de la
vengeance totale et aveugle). Or, des expériences l’ont montré depuis
un demi-siècle : en dehors d’un tribunal censé juger à froid, l’homme
est prêt à asséner à son semblable des peines mortelles pour des fautes
imaginaires. Prêt à exposer un inconnu à un licenciement pour n’avoir pas respecté un passage pour piétons.
Le système est à
la mode et le développement d’Internet lui a donné des armes
redoutables. Il témoigne d'une défiance de la justice inquiétante. Il
vaut mieux se faire justice soi-même et par le biais de la dénonciation
publique plutôt que d’attendre réparation devant un tribunal. On fait
davantage confiance, pour garder la moralité publique, à un inconnu sur
la toile, le cas échéant dissimulé sous un pseudo, qu’à un juge ou à un
policier. Et l’on se sent vertueux à exposer les fautes de chacun sur
la place publique.
Ainsi, ce matin,
grand coup de projecteur sur l’évasion fiscale : des noms célèbres sont
donnés en pâture aux lecteurs du
Monde, aux auditeurs de
France Inter.
Cela n’a rien à voir, sinon le télescopage des informations dans ma
perception de l’actualité, et la longue durée des deux affaires, dont
une date de 2006 et l’autre de 2007 ! Ainsi donc, 6000 Français ont
caché douze milliards de dollars avec la complicité d’une banque
suisse. Haro sur eux, juges intègres ! Certes, c’est très mal de cacher
ses millions en Suisse : les coupables seront punis, par un
redressement fiscal, une amende, peut-être de la prison. En outre, ils
écoperont d’une peine abolie depuis l’ancien régime : le pilori.
Exposés nus sur la toile à des milliards d’Internautes, à perpétuité,
ce que n’avait jamais imaginé la justice médiévale, car comment effacer
une accusation lancée sur le Net ? Assaillis par les réactions
d’indignation et les twits moqueurs, les plus médiatisés ne s’en
relèveront que difficilement, car la notoriété est leur fonds de
commerce. Encore une fois, je n’entends ni excuser, ni même plaindre,
mais je m’interroge sur la double peine (fiscale et médiatique) et sur
la proportionnalité de la peine. Peut-être serait-il temps que l’on en
revienne à un peu de raison. Le travail d’enquête des journalistes a
été remarquable. Pourquoi le galvauder par cette mise en pâture d’une
petite partie (la plus médiatique) des
coupables ? Sans doute parce que dans l’inconscient collectif, on pense
qu’une affaire qui n’est pas mise sur la place publique sera étouffée
lorsqu’elle touche des puissants. Vrai ? Faux ? Je n’en sais rien :
mais le soupçon est délétère. Mais je me méfierai toujours de ceux qui
s’autoinvestissent du soin de nettoyer les écuries d’Augias.
(février 2015)
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Je suis Charlie® : Peut-on confisquer un mot ?

Ça y est. Deux jours après le 11 janvier, les cons sont sortis de leur
trou (pardon pour le pléonasme). On apprend qu’au moins cinquante
d’entre eux ont déposé « Je suis Charlie » auprès de l’Institut
National de la Propriété Intellectuelle — le premier, le jour même de
la manifestation. S’indigner ne sert à rien. Rire ne changera rien.
Juste dire que ce sont eux, les vrais assassins. On veut tuer l’esprit
après avoir tué les corps. Et cette fois, en toute légalité. Oui, il
aura, il y a déjà, de Tee-shirts « Je suis Charlie », des sites
internet, et des crayons, des carnets à spirale, des foulards griffés,
des services à petit-déjeuner, et puis des kalachnikovs à balles
bénites pour aller tout droit au paradis Charlie, des tatouages sexuels
où l’on ne lira que « Je suis » au repos, des slips blindés pour
protéger ceux qui ont encore des couilles et des porte-jarretelles en
noir et blanc pour mettre en valeur les cons. Au moins l’imagination ne
manquera pas. Au verso des Tee-shirts, pour ceux qui auront la
stupidité d’en acheter, il y aura même, à l’encre antipathique, celle
que personne ne voit mais que tout le monde peut lire : « Je suis un
con ».
Non, ce n’est
pas tellement cela qui m’indigne. C’est que cela puisse se faire au nom
de la propriété intellectuelle. C’est une belle idée issue de la
Révolution que de reconnaître une existence légale, et presque
foncière, à quelque chose d’immatériel. Pour que le créateur, d’une
forme artistique, d’une idée scientifique, d’une démarche
entrepreneuriale, soit protégé, rémunéré, et surtout respecté. L’idée a
été dévoyée, récupérée par les marchands du temple et les profanateurs
de sépultures. Par ceux qui amassent les propriétés faute de capacités
intellectuelles. Jusqu’à ce que le système éclate, comme beaucoup
l’espèrent. Mais ce jour-là, ce ne sont pas les requins sans scrupules
qui en pâtiront, ils auront bien d’autres choses à vendre, ce sont les
créateurs, les artistes, les auteurs, ceux qui n’avaient que cela pour
survivre. Voilà aussi ce qu’on est en train d’assassiner.
Voici quelques
années, déjà, Sylvain Jouty avait imaginé, dans Les marchés sont
fatigués, un monde où il serait permis de déposer les noms communs en
tant que marques commerciales. Parler reviendrait cher, et le prix des
cravates® flamberait, comme celui, snobisme oblige, des cravattes® !
Nous n’en sommes peut-être pas si loin. Et puis, une TVA sur les mots
ne comblerait-elle pas les déficits ?
Je sais, le
droit d’auteur, pour lequel je continue à me battre à la Société des
Gens de Lettres, n’est pas le droit des marques, mais tous deux font
partie, avec les brevets, les dessins et modèles industriels, les
indications géographiques, de la propriété intellectuelle. Et galvauder
l’un finira par abattre les autres. À nous donc de ne pas nous laisser
faire. À moins que l’on protège aussi « Je suis Charlie » par le droit
d’auteur ? Je ne sais qui a eu l’idée du slogan, et sans doute
sera-t-il difficile de prouver son antériorité, mais les quatre
millions de marcheurs du 11 janvier n’en sont-ils pas collectivement
les auteurs, avec leurs mille et une façon d’arborer ou de détourner
ces trois mots ? Alors, si, en leur nom, une fondation œuvrant en
faveur de la liberté d’expression et de création touchait 10 % (allons,
rêvons, 50 %) de droits d’auteur sur le prix de vente de tout ce qui
aura l’audace de les commercialiser ? Je serais capable, alors, de
m’offrir un Tee-shirt avec, écrit sur le verso à l’encre antipathique,
« Je suis un con ».
Allons, je ne prends pas trop de risques.
(janvier 2015)
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Fin du deuil ou gueule de bois ?

Oui, c’était bien de se retrouver tous ensemble hier, même si (ou
justement parce que ?) cela tenait un peu du jeu électronique : gagner
le plus grand nombre de points pour récupérer des vies, non non non,
Charlie n’est pas mort. Bon, nous avons atteint les trois millions,
mais personne n’est ressuscité. Le lendemain, les trottoirs se
réveillent avec la gueule de bois. Vides, ourlés de barrières de
sécurité comme une cicatrice, de graffitis, de papillons, de pancartes,
et de magasins ouverts. Un arrière-goût de bonheur dans la bouche, à
moins qu’on le confonde avec le devoir accompli ? Une vague inquiétude
: la prise de conscience va-t-elle durer, le mouvement risque-t-il
d’être récupéré, combien de temps pour voir renaître les polémiques,
verra-t-on fleurir sur la tombe fraîche de la liberté d’expression des
lois scélérates et des « patriot act à la française » ? Les réponses,
on les connaît, on nous les a instillées tout doucement tout le
week-end dans des formules lénifiantes : il faudra bien… ne parlons pas
de… pensons à l’union aujourd’hui… on verra demain… Et demain, c’est
aujourd’hui.
Alors
qu’avons-nous dit hier, tous ensemble et séparément ? Des choses si
délicieusement contradictoires. Nous avons réclamé la liberté
d’expression et accueilli Viktor Orbán avec une belle brochette
d’embrocheurs de journalistes. Nous nous sommes réjouis de l’unité
nationale en hommage au journal qui clamait et clamera la nécessité de
la polémique. Nous avons pleuré pour affirmer le droit au rire. Nous
avons crié « même pas peur » en faisant semblant de ne pas entendre
ceux qui bientôt vont nous parler sécurité au prétexte de nos peurs. «
Que je dorme ! que je bouille. Aux autels de Salomon. Le bouillon court
sur la rouille, Et se mêle au Cédron », disait Rimbaud. Ne nous
attendons pas à trouver les consciences plus propres que la veille : la
rouille est solide.
Alors, avant que
les polémiques reprennent, pouce, un moment de répit pour cuver la
joie, bien pure et bien réelle, d’avoir clôturé la période de deuil.
Oui, si nous avons dit des choses contradictoires, c’est parce qu’elles
sont toutes vraies ; parce que l’essentiel, c’est qu’elles puissent
être dites et pensées sans menacer les paroles et les idées de nos
voisins. Alors, si nous les prenions aux mots, tous ceux qui ont défilé
en tête d’un cortège qui proclamait l’union, la liberté d’expression,
la tolérance, la paix ? Si Ahmet Davutoglu, rentrait en Turquie pour
autoriser la traduction du Don Juan d’Apollinaire ? Si Sameh Choukryou
rentrait en Égypte pour faire libérer les journalistes emprisonnés ? Si
Benyamin Netanyahou et Mahmoud Abbas rentraient par le même avion en se
saluant réciproquement d’un « Bonjour Charlie » ? Rêve ? Allons, pour
une petite heure encore, laissez-nous rêver. Et si, en 2017, nos
candidats nous disaient tous ce qu’ils ont retenu du message passé hier
? Là, nous aurions un bulletin de vote à la main.
Une pancarte m’a
particulièrement ému, hier, parce qu’elle semblait symboliser cette
gueule de bois. Bricolée sans brouillon, manifestement, car le message
ne pouvait tenir sur la feuille dans le caractère enthousiaste qui
avait été prévu. « Je suis Charlie », clamait-elle en grand, et « Vive
la »… mais les caractères diminuaient pour que la « Liberté » trouve sa
place sur la page. Diminuaient tellement qu’après le tout petit « É »,
finalement, il restait encore un peu de place. Alors, on y a ajouté
trois points d’exclamation. J’aime les points d’exclamation, car on y
met ce qu’on veut, pourvu que ça ait de la force. Ce matin, je suis
trois points d’exclamation.
(janvier 2015)
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Site en deuil

Je l'avoue, je n'étais pas un lecteur assidu de
Charlie Hebdo,
ni très sensible à son humour. Mais il me manque, comme me manque tout
ce qu'on veut m'interdire. Il ne serait plus possible de rire de quoi
que ce soit si l'on ne pouvait plus rire de tout. Il ne serait plus
possible de penser, de dire, d'écrire quoi que ce soit s'il n'était
plus possible d'en rire. Je garde toujours dans un coin d'autodérision
le clin d'œil de Voltaire : « En fait de système, il faut toujours se
réserver le droit de rire le lendemain de ses idées de la veille. »
Comment chercher une vérité, que par faiblesse nous croyons absolue, si
personne ne nous rappelle que par nature elle sera toujours
transitoire, et dérisoire ?
Charlie Hebdo
était cela : le sourire de Damoclès sous lequel il est sain, même si
parfois c'est agaçant, de penser et d'écrire. Nul ne peut le faire sous
les kalachnikov de Damoclès.
Je l'avoue, je
ne crois en aucun dieu. Mais pour mes amis croyants, chrétiens, juifs,
musulmans, et tous ceux qui vivent une foi sincère, je suis en deuil.
Car ce n'est pas Charlie qu'ils ont assassiné ce matin, c'est Dieu. Un
dieu tout puissant aurait empêché cela, un dieu miséricordieux ne
l'aurait pas permis. Mais surtout un dieu éternel et infini n'aurait
pas été égratigné par des caricatures dont, faut-il le souligner, on
n'a jamais autant parlé que depuis qu'elles ont été victimes d'une
fatwa. On peut blasphémer contre le Père, dit l'Évangile, on peut
blasphémer contre le Fils, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera
jamais pardonné, ni dans ce monde ni dans l'autre. C'est un crime
contre l'Esprit qui vient d'être commis. Contre tous ceux qui devront
reconstruire leur Dieu avec ces images en tête. Ils y parviendront.
Qu'ont-ils tué, alors, ce matin ? Non, pas
Charlie,
qui est toujours vivant, éclaté en chacun de nous s'il ne se relevait
pas de ce coup. Non, pas Dieu : ou il est immortel, ou il est déjà
mort. Ils ont ébranlé la foi sincère, incompatible avec la barbarie.
Ils ont fait vaciller la solidarité entre les peuples, le mélange des
cultures, le combat contre la bêtise, contre le conformisme, contre le
racisme qu'incarnait l'équipe de
Charlie.
Ils s'en sont pris à ceux qui dénonçaient les valeurs biaisées, qui
pourfendaient cette société inégalitaire qui les a engendrés, ces
jeunes à la dérive qui croient ne plus pouvoir parler qu'avec des
armes. Car je ne parviens pas à croire au mal gratuit, je ne crois
qu'au malheur : la société ne doit craindre que ceux qu'elle n'a pas su
intégrer. Chaque fois que l'on s'en prend à un journal ou à un livre,
c'est le regard critique sur la société que l'on atteint, avec la
liberté de création et d'expression.
C'était tout
cela qu'ils visaient en se cachant derrière le nom de Dieu. Tout cela,
si nous le voulons, survivra. Si nous le voulons, ce qu'ils ont cru
écraser ressuscitera plus fort en chacun d'entre nous. C'est la seule
réponse que nous puissions leur donner, car, disait le Bouddha, si la
haine répond à la haine, où finira la haine ? Si nous sommes capables
de sauver ce qu'ils ont cru abattre, ce qu'ils auront tué, aujourd'hui,
c'est eux.

À
midi, ce 8 janvier, la Société des Gens de Lettres a convié les
écrivains à une minute de silence à l'hôtel de Massa. Traverser Paris
pour se taire une minute : voilà la réponse qu'il nous fallait donner.
(janvier 2015)
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De l'impact négatif du trait d'union

Comme tout Cassandre qui se respecte, je déteste autant avoir tort (ça,
c’est humain) qu’avoir raison, parce qu’en prévoyant le pire, on espère
quand même qu’il n’arrivera pas…Voici un peu plus d’un an,
je grommelais
contre une mention contenue dans le contrat d’adhésion d’Amazon KDP,
qui définit les règles à respecter par les écrivains auto-publiés sur
son site. L’opérateur, en effet, se réserve le droit de « déterminer si
un contenu est approprié ou non » et de le retirer sans préavis. En
particulier, si « le contenu ne procure pas une expérience de lecture
plaisante ». Eh bien voilà, cela vient d’arriver à
Graeme Reynolds,
auteur de romans qui, apparemment, se défendent bien sans éditeurs sur
le premier distributeur mondial. Or, dix-huit mois après avoir mis en
ligne le deuxième tome de
High Moor, sous-titré
Moonstruck,
après avoir enregistré 123 avis favorables (quatre ou cinq étoiles) de
lecteurs, il reçoit une notification de retrait de la part d’Amazon. La
raison ? Abus de traits d’union. Sur un total de 90.000 mots, lui
reproche-t-on, un correcteur d’orthographe automatique a repéré plus de
cent mots pourvus de cet inélégant appendice. Moi qui m’honore de me
prénommer
Jean Claude sans trait d’union,
j’aurais dû me réjouir de procurer dès mon baptême une expérience de
lecture plaisante. Mais l’expérience de Graeme Reynolds me navre
profondément.
D’abord, parce
qu’Amazon n’a pas pu s’apercevoir tout seul de cette « grave erreur » (
serious error)
— l’entreprise, rappelons-le, commercialise toujours sans sourciller
les milliers de livres signés Frederic P. Miller, Agnes F. Vandome et
John McBrewster, cette mystérieuse
trinité
qui agglomère sans scrupule des articles de Wikipédia sur les sujets
les plus variés mais au prix toujours prohibitif. Graeme Reynolds a
sans doute raison lorsqu’il suppose qu’il a été dénoncé par un lecteur
tiretophobe. La censure du public est le fléau le plus pernicieux
d’Internet et, d’une manière général, du monde moderne. Je préférerais
encore croire à l’existence d’un employé scrupuleux d’Amazon qui, jour
après jour, passerait au crible les 18.569.539 titres qu’il vend pour
en retirer les expériences de lecture déplaisantes. Au moins, ce serait
marrant.
Ensuite, parce
que nous sommes déjà suffisamment encombrés de lois limitant la liberté
de création au nom de la liberté d’expression pour ne pas y ajouter une
censure stylistique. Or, après avoir protesté auprès d’Amazon, Graeme
Reynolds a eu la surprise de recevoir ce message réconfortant : « Hello
Graeme, Merci de nous avoir contactés et de nous donner la possibilité
de vous aider. Je serai très heureux de vous assister dans votre
recherche. » Ne nous attardons pas sur cette entrée en matière qui
parvient à transformer une plainte en demande d’assistance… De telles
formules ne sont utilisées que pour procurer au plaignant une
expérience de lecture plaisante. « Comme des problèmes de qualité, dans
votre livre, affectent négativement l’expérience de lecture, nous avons
retiré votre titre de la vente jusqu’à ce que ces problèmes soient
résolus. » Eh oui, une centaine de traits d’union ont affecté
négativement notre expérience de lecture (
negatively affect the reading experience). Ce sont de graves erreurs (
serious errors)
qui doivent être corrigées dans les deux mois sous peine d’une
suppression définitive du livre. Sans même brandir Proust ou James
Joyce, dont chacun garde en mémoire la négative et pour autant
merveilleuse expérience de lecture, Graeme Reynolds se demande si
J.K Rowling devra retirer du site
Harry Potter and the Half-Blood Prince pour avoir osé un trait d’union dans le titre, ou si Cormac McCarthy sera invité à revoir la ponctuation de
La route.
Implicitement, une telle clause dans le contrat d’adhésion d’Amazon
condamne toute tentative d’originalité en littérature, et donc, à court
terme, toute littérature.
Profondément
navré, enfin, parce que l’histoire se termine bien… pour Graeme
Reynolds. Il a su se défendre. Son blog relatant sa déconvenue a reçu
180.000 visiteurs et Amazon a reculé. Son livre est à nouveau
disponible. Merveilleux ? Oui, pour lui. Mais parce qu’il était bien
armé pour se défendre et qu’il maîtrise parfaitement les réseaux
sociaux. Combien d’auteurs seraient démunis en pareil cas ? Cela m’a
rappelé un débat public qui m’avait naguère opposé à un jeune auteur
partisan du domaine public volontaire et farouchement opposé au droit
d’auteur. Je m’étais étonné qu’il renonce délibérément à un système qui
assurait la protection de son livre contre le plagiat ou le
détournement de sens. Il m’avait assuré qu’au contraire, il défendrait
dans ce cas son livre « bec et ongles », mais que pour cela « le poison
était plus efficace que le bazooka ». Le bazooka, c’était le droit
d’auteur, qui passait par une décision de justice. Le poison, c’étaient
les réseaux sociaux où il se promettait de dénoncer les coupables. Plus
efficace, sans doute : le pilori perpétuel est une peine infiniment
plus lourde qu’une amende, et son application immédiate ne nécessite
aucun avocat ni aucun juge. Graeme Reynolds vient d’en faire la preuve.
Plus juste ? Espérons-le, mais je me méfie toujours de la justice que
l’on rend soi-même : a-t-on toujours raison parce qu’on dispose du
meilleur réseau social ? Mais surtout, cette arme ne tire son
efficacité que par la maîtrise des réseaux sociaux et par l’impact
qu’ils peuvent avoir. Gageons que tous les auteurs ne seront pas en
mesure de se défendre de la même manière. Gageons aussi que si, un
jour, comme c’est probable, chacun a su se constituer un réseau étendu,
son efficacité en sera d’autant amoindrie : la multiplication des
messages et des dénonciations finira par saturer les millions de
réseaux interconnectés. Alors, réjouissons-nous pour Graeme Reynolds :
un David a su faire plier le Goliath d’Amazon. Voilà notre expérience
de lecture positive. Mais, au risque de me montrer négatif, gardons une
pensée pour tous ceux qui, dans la même situation, se sont fait, se
font et se feront écraser.
(décembre 2014)
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Ferme ta gueule ou cause toujours

Au journal télévisé, aujourd'hui, flash sur une enquête qui mettrait en
évidence une dégradation du niveau d'instruction en CM2 — vieux
marronnier depuis
Les Nuées
d’Aristophane où Raisonnement juste, fidèle à la vieille éducation, se
plaint de la perte des valeurs et de la culture antiques. Dans le
rapide sujet d’un journal télévisé, les extraits de l’enquête sont
évidemment limités, et je me garderai d'en tirer les moindres
conclusions. C'est le raisonnement qui les accompagne qui m'a surpris.
Les enfants de huit ans, selon cette étude, présentent des carences
bien identifiées en français et en mathématique. Le niveau stagne en
lecture, et chute en orthographe et en vocabulaire, le message
implicite n’est pas perçu... En mathématiques, le niveau de calcul
progresse, notamment en soustraction, où il augmente sensiblement, mais
la résolution des problèmes régresse. Heureusement, il y a des remèdes
: revaloriser les mathématiques en primaire, où jusqu'ici la discipline
reine était le français. Solution qui nous rapprocherait de ce qui se
passe en Asie.
Encore une fois,
je me garderai de critiquer ces conclusions, qui se fondent sans doute
sur des exemples plus nombreux et sur une analyse approfondie. Mais
dans les exemples invoqués, il est clair que c'est en français que les
difficultés sont les plus importantes et les plus nombreuses, et que
les mathématiques en pâtissent par ricochet : la difficulté à résoudre
un problème ne tient-elle pas le plus souvent à une mauvaise
compréhension de son énoncé, donc à une question de français ?
Ce que je pointe
ici, c'est la façon dont les conclusions d'une enquête sont parfois
tirées a priori, et non des résultats de cette enquête. Nous croulons
de plus en plus sous les chiffres, les sondages, les consultations, qui
comme par hasard confirment le plus souvent les idées reçues, sinon des
orientations déjà décidées. Un exemple a été particulièrement choquant
ces derniers mois. La commission européenne a lancé une consultation
publique sur l'évolution de la législation concernant le droit
d'auteur. Le but était la rédaction d'un livre blanc fondé sur les
réponses. Près de dix mille sont parvenues. Deux mois après la clôture
de la consultation, une indiscrétion journalistique a fait apparaître
un rapport intitulé Évaluation des incidences des conclusions issues du
processus de réflexion sur la modernisation de la propriété
intellectuelle. Il y est régulièrement précisé : « à finaliser avec les
réponses de la consultation publique ». Quoiqu’il s’agisse plus de
scénarios que de préconisations définitives, comment imaginer que 9599
se couleront parfaitement dans des schémas préétablis ?
Curieuse
illustration du même principe, voici quelques mois, dans une journée de
tables rondes sur le droit d’auteur organisée par un groupe de
réflexion dans les locaux de l’Assemblée nationale. L’orateur prévu
pour présenter la journée était absent ; au pied levé, les
organisateurs ont demandé au rapporteur chargé de conclure de lancer le
débat. Avec la meilleure foi du monde, celui-ci a annoncé que, pris au
dépourvu, il allait donner en introduction les conclusions de la
journée. Nous avons été quelques-uns à nous demander à quoi bon ajouter
notre grain de sel si la soupe est déjà cuite. Mais manifestement, cela
ne dérange plus personne d’entreprendre des enquêtes, de lancer des
consultations, d’ouvrir des débats pour entériner des décisions déjà
prises. "Ferme ta gueule", dit la dictature. "Cause toujours", dit la
démocratie...
(mai 2014)
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Gloire éphémère et humanisme durable
La littérature pour la jeunesse est en émoi ; toute la littérature en
souffre. Avec plus ou moins de nuances, de vigoureux blogs catholiques
(Le Salon beige) et des collectifs d’action de choc (Le Printemps
français) demandent à ce que soient retirés des bibliothèques les
livres sur la théorie du genre et les livres pour enfants jugés
immoraux (les livres, pas les enfants). Les associations d’auteurs,
d’éditeurs, de libraires, de bibliothécaires, et jusqu’à la ministre de
la Culture ont aussitôt protesté contre ces intimidations qui
constituent une nouvelle forme de censure. Oui, il faut continuer à
protester contre tout ce qui entrave la liberté de création et
d’expression au nom de « la restauration des libertés authentiques
» — slogan du Printemps français, qui semble opposer une liberté
frelatée (celle d’autoriser ?) à une liberté supérieure (celle
d’interdire ?). Oui, il faut protester contre un dévoiement des mots
qui appelle à un « humanisme durable » (même slogan), comme si
l’humanisme tout court ne pouvait être qu’une mode passagère. Les
termes ont un sens, et les adjectifs qu’on y accole ont le plus souvent
pour fonction de le détourner.
Inutile de
rappeler les arguments qui ont circulé partout sur le Net et que je
partage. La liberté d’expression est une et ne se monnaie pas. Elle
s’accompagne tout naturellement d’une éducation, d’un éveil de l’esprit
critique que stimule la controverse, et c’est faire insulte aux
bibliothécaires et aux enseignants de laisser croire qu’ils ne peuvent
à partir de ces livres apprendre à réfléchir aux enfants. Le livre est
le support de l’éducation, et ceux qu’on nous recommande façonnent le
monde de demain. La polémique récente a ainsi remis d’actualité un
personnage bien connu des historiens de la censure, l’abbé Bethléem, ce «
père fouettard de la littérature » dont Jean-Yves Mollier a récemment
retracé le parcours,
et qui sévit au début du XXe siècle sur la littérature française Il vaut la peine de découvrir son Essai de
classification au point de vue moral des principaux romans et
romanciers de notre époque, plus connu sous le titre très explicite
Romans à lire et romans à proscrire. Et de se demander ce que serait
notre culture si nous avions suivi ses conseils. Si nous avions
interdit définitivement l’œuvre complet d’Alexandre Dumas (père et
fils), de Lamartine, de Balzac, de Zola, de Flaubert, de Victor Hugo,
de George Sand, de Stendhal, de Michelet, de Benjamin Constant, de
Maeterlinck, de Gabriele d’Annunzio… Si nous avions réservé à nos
jeunes gens et jeunes filles sagement formés les « romans honnêtes qui
peuvent être lus sans danger », et parmi lesquels, à côté de rares noms
encore connus du grand public, Dickens, Conan Doyle, Paul Féval ou
Erckmann-Chatrian, se déroule une interminable liste de
quatre-vingt-dixièmes couteaux de la littérature promus à une gloire
éphémère au nom d’un humanisme durable.
Est-ce cela que
nous voulons transmettre à nos jeunes gens, les livres de Roger des
Fourniels, « un
écrivain qui a conscience de la mission qu'il remplit » ; de Charles
Foley,
« un écrivain de race » ; de Claude Mancey, « un auteur dont il faut
retenir le nom » ; de Jeanne et Frédéric Regamey, « deux bons Français
» ; de Robert-Hugh Benson, qui, « parmi les romanciers contemporains,
occupa un des premiers rangs » ? Est-ce cela qui va former le goût et
le sens critique des jeunes gens ? Pour leur permettre d’accéder un
jour
aux « romans mondains ou romanciers dont certaines œuvres peuvent
figurer dans la bibliothèque des gens du monde et être lues par des
personnes d’un âge et d’un jugement mûrs », autre Parnasse des
illustres et vertueux inconnus, qui culmine tout de même avec les
œuvres des Daudet (toute la famille), de Romain Rolland ou d’un
Huysmans converti ? Voilà à quoi nous avons échappé aujourd’hui.
Faisons en sorte que nos petits-enfants échappent demain à la « liberté
authentique » qui ne se conçoit qu’à coups d’interdits. C'est en
apprenant à réfléchir, y compris sur ce qui indigne leurs parents,
qu'ils y arriveront.
Livre, rappelons-le,
vient du latin « liber », qui avait pour homonymes « liber » (libre) et
« liber » (vin). « Il faut vous enivrer sans trêve. De vin, de poésie
ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous », disait Baudelaire. Mon
conseil : choisissez les livres, libres et enivrants. Comme les oeuvres
de la comtesse de Ségur, par exemple, recommandées pour la jeunesse par
notre bon abbé Bethléem. C'est là que j'ai connu mes premiers émois
sexuels, avec Un bon petit diable,
dont la mère Mac'Miche retroussait le kilt pour lui donner le fouet, à
fesses nues depuis qu'elle avait découvert un coussin cousu dans son
slip... C'est vrai, il en fallait peu, à l'époque, mais ça valait bien Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi.
(février 2014)
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Méfiez-vous de Personne
Ce
matin, sur France Inter, intéressante participation d'Aurélie
Filippetti, ministre de la culture et de la communication. Des auteurs,
il n’en est guère question. Sinon, à un moment, mais pour les exclure.
En rappelant la création d’un médiateur du livre, la ministre signale
que ses compétences seront étendues à l’ensemble de la chaîne du livre.
Or, lorsque la question lui a été posée de savoir si ce médiateur
pourrait s'intéresser aux auteurs, la réponse a toujours été négative.
Qu’est-ce à dire ? Les écrivains ne feraient-ils donc pas partie de la
chaîne du livre ? Ce n'est bien entendu pas ce qu'entend, ni ne
sous-entend, la ministre, nous voulons en être persuadés, mais c'est ce
que son discours présuppose. Le présupposé n’est pas de l’ordre de
l’intention, mais de la pure logique, de l’énonciation même du message.
Il n’en est que plus dangereux, puisqu’il s’inscrit inconsciemment en
nous et peut être officiellement démenti. Les thérapeutes en usent et
en abusent dans la programmation neuro-linguistique. Car l’on connaît
la force des présupposés dans la constitution d’une opinion générale,
qui s’enkyste petit à petit en préjugé. Écrivain = personne.
Or, depuis
quelque temps, ces présupposés se multiplient jusqu’à devenir une
évidence tacite, ce que l’on nomme en franglais un main stream.
Ainsi, la commission européenne vient de lancer un appel d’offre pour
une étude sur la rémunération des auteurs et des interprètes. Avant de
préciser que, contrairement au cahier des charges publié à cette
occasion, le domaine du livre n’était pas concerné. Est-ce à dire que
les écrivains ne sont pas des auteurs, ou en tout cas des auteurs
suffisamment professionnels pour que l’on s’intéresse à leur
rémunération ? Ici encore, pas de sous-entendus, puisque en comité
restreint, les représentants de la commission s’empressent de dire
qu’une étude similaire sur le livre pourrait être envisagée dans un an,
mais le même présupposé. Écrivain = personne.
Et en même
temps, les parlementaires votent la loi de finances pour 2014, dans
laquelle est prévu l’abaissement du taux de TVA de 7 à 5,5 % sur les
biens culturels. Cela concerne le livre, l’importation d’objets d’arts,
la billetterie sur le cinéma et sur le spectacle vivant… mais pas les
droits d’auteur. Du coup, la TVA sur les droits d’auteur, qui était de
5,5 % voici un an, va automatiquement passer à 10 % le 1er janvier
2014. Bien sûr, la création n’est pas un bien culturel. Auteur =
personne.
Personne : tel
était le nom choisi par Ulysse pour s’échapper de la caverne du
cyclope. Après avoir crevé l’œil unique du monstre, il se donne ce nom
ambigu pour que Polyphème dise partout qu’il n’a été blessé par
personne. Ceux qui prennent les auteurs pour des moutons devraient se
rappeler que c’est grâce aux moutons qu’Ulysse est sorti de la grotte.
Et Personne ne sera responsable de ce qui s’ensuivra. Rien à craindre,
n’est-ce pas ? Nos Polyphème sont déjà aveugles.
(décembre 2013)
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Rions pour être propres

On le sait depuis toujours : un large
sourire est plus vendeur qu'une face renfrognée. Mais la généralisation
du procédé finit par devenir troublante. Ce matin, en prenant le métro,
quatre affiches côte à côte me montrent leurs dents, bouches grandes
ouvertes sur une hilarité factice. Factice, parce que les éthologistes
le soulignent depuis longtemps : spontanément, celui qui rit aux éclats
ferme les yeux. Or sur ces affiches, tous les rieurs (sauf celui qui a
des lunettes de soleil, pour lequel le doute est permis) écarquillent
tout aussi grands les yeux que l’orifice buccal. Ils simulent la
gaieté. Normal : ce sont des humoristes. Le quatrième, avec ses
lunettes de soleil, est un père Noël. On lui accordera le bénéfice du
doute.
Que nous disent-ils, ces
humoristes que le hasard a rassemblés sur un même remplacement
publicitaire ? Nous sommes là pour vous faire rire, vous faire oublier
les soucis, les colères, les désespoirs, la crise, les faillites, les
licenciements, la chute des feuilles et des hommes politiques dans les
sondages... Rions. Oui, rions, puisque le rire est le propre de
l'homme. Puis allons gueuler, protester, brûler des pneus et des
radars, signer des pétitions, défiler, nous mettre en grève... Bien
sûr, cela aussi, il faut le faire. Mais la compartimentation des
activités nous invite à la radicalisation des comportements. Plus la
vie nous agresse, plus nous avons envie de nous détendre le soir,
devant un film ou devant un livre. Mais si l’art se réduit au
divertissement, s’il abdique ses autres fonctions, de nous faire
réfléchir, de nous scandaliser, de nous émouvoir, nous serons de plus
en plus agressés par la vie, persuadés qu’elle ne mérite d’être vécue
qu’avec un sourire fluoré, puisque le propre de l'homme exige des dents
bien propres. Il me semble dangereux d'isoler la fiction de vie, car
toutes deux, à leur façon, sont « vraies », et s'éclairent l'une
l'autre. L’osmose entre les deux domaines de
l’expérience humaine me paraît garante d’équilibre. Au fait, avez-vous
remarqué combien le rire, yeux écarquillés, ressemble à un cri
d'horreur ?
Et je ne peux m’empêcher de
penser au contrat d’adhésion d’Amazon KDP, qui définit les règles de
contenu destinées aux écrivains qui veulent vendre leurs livres sur la
plateforme numérique. Des règles impératives, puisque l’opérateur se
réserve le droit de les déterminer à son entière discrétion, de «
déterminer si un contenu est approprié ou non » et de le retirer sans
préavis du programme. En particulier, il n’autorise pas « le contenu
susceptible de décevoir nos clients », ce qui vise, entre autres, « le
contenu qui ne procure pas une expérience de lecture plaisante ». Le
message est clair. Molière aurait eu droit de mettre en ligne
Les plaisirs de l’île enchantée, mais non
Don Juan ou
le Misanthrope. Les best-sellers de l’autoédition confirment la tendance.
L’un d’eux
l’admet sans états d’âme : « Je pense que le succès de ce roman
s'explique par le côté résolument positif de l'héroïne, c'est un roman
qui donne la pêche aux lecteurs. » Allez vous rhabiller, les grincheux,
on ne fait de bonne littérature qu’avec de bons sentiments.
Bien sûr, nous sommes loin encore
de la guimauve lobotomisante généralisée. Bien sûr, Amazon ne rédige
pas des contrats draconiens pour les respecter à la lettre. Bien sûr,
aussi, la tendance au divertissement
est claire depuis longtemps, et Louis XIV allait déjà regarder
La Princesse d’Élide plutôt que
Le Tartuffe.
Et je suis le premier à lire Rabelais, parce que le rire est salvateur.
Mais c’est aussi le même Rabelais qui nous invitait à rompre l’os pour
sucer la «
substantifique moelle ». La moelle du rire, c'est la réflexion qu'il
nous inspire à travers son voile de bonne humeur. C’est par le rire,
bien compris, que l’on peut
regarder et analyser le monde qui nous entoure, parce qu’il introduit
la distance de l’ironie entre le lecteur et l’histoire, parce qu’il
grince, aussi, ce qui n’a rien de « plaisant », mais qui soulage. C’est
par «
l’expérience décevante » que j’aurai envie de changer le monde, alors
que « l’expérience plaisante » m’amènera à râler à chaque fois qu’il ne
correspondra plus à mes rêves guimauve.
Mais baste ! c’est l’automne, ne nous
plaignons pas que les murs rient aux éclats dans les couloirs du métro
! Ne demandons pas aux pères Noël de faire grise mine en nous apportant
leurs cadeaux. Mais demandons-leur, au moins, d’avoir l’air d’y croire.
(novembre 2013)
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La loi naturelle, c’est pas fait pour les chiens !

Il y a trois cents habitants à Fontgombault. La probabilité pour que
deux d’entre eux souhaitent bénéficier de la nouvelle loi sur le
mariage pour tous est extrêmement faible, d’autant qu’il y a parmi eux
soixante-dix moines qui ont fait vœu de chasteté. Voilà sans doute ce
qui préoccupe le maire. Presque six mois que la loi est votée, et pas
une demande de mariage gay ! Déception : du coup, il n’a pas encore eu
l’occasion de dire ce qu’il pense à un couple homosexuel qui se serait
présenté à lui. Impossible de refuser ce que personne ne vous demande !
Cela valait la peine d’en référer au conseil communal. Comment faire
connaître son opposition de principe à la loi Taubira ? Heureusement,
le français a inventé le conditionnel. Le Conseil municipal a donc
délibéré, voté, et publié une éventuelle démission des conseillers «
dans le cas où ils seraient contraints de procéder à un tel acte de
mariage qu'ils désapprouvent formellement ». Du coup, on parle de
Fontgombault sur toutes les radios, dans la
presse internationale et
sur des dizaines de
sites web, dont celui-ci. Quant on pense au prix
d’une campagne de communication, on se dit qu’on peut faire mieux pour
pas grand-chose… Peut-être, au prochain Conseil, décidera-t-on que s’il
y avait un hôpital au village, on refuserait d’y pratiquer l’avortement
? Que s’il y avait un tribunal, il ne prononcerait jamais de divorce ?
Une campagne de communication, ça s’entretient, que diable et que Bon
Dieu !
Cela serait
risible, si une partie de la population ne se sentait prise en otage :
soixante-dix moines, cela fait plus du tiers du corps électoral, et deux
d’entre eux sont conseillers municipaux. En tant que tels, ils peuvent
être habilités à célébrer un mariage sur délégation expresse du maire.
Ils sont donc tenus de respecter la loi de leur pays. Et c’est là que
le bât blesse. Pour justifier le refus qui les amènerait à
démissionner, leur délibération invoque « une loi naturelle, supérieure
aux lois humaines ». Voilà donc un village, à peine plus grand que
celui d’Astérix, où l’autorité de la république française ne serait pas
suffisante pour faire respecter la loi. Au-delà de la polémique sur le
mariage pour tous, au-delà d’un coup de publicité de mauvais goût,
c’est là le vrai message que le conseil entend faire passer : la loi
naturelle est supérieure aux lois humaines.
Dans le contexte
catholique affiché, il ne s’agit pas d’une prise de position écolo. La
loi naturelle a un sens précis. « La loi naturelle est dans l’homme,
comme la voix de la Divinité qui dicte à l’homme ses volontés
éternelles (…) Dieu seul est l’auteur de la loi naturelle », assène le
père Roussel en 1769. Voilà pourquoi elle est supérieure aux lois
humaines. Dans une théocratie, en tout cas, pas dans une république
laïque. Si l’on veut aller plus loin, on peut opérer les distinctions
du père Gibert (1725) entre quatre lois naturelles : celle sous
laquelle vécut l’humanité depuis Adam jusqu’à Moïse (
sub natura) ;
celle que la nature enseigne aux animaux ; celle « que la droite raison
dicte comme nécessaire à l’amour dû à Dieu ou au prochain » ; celle que
l’usage où la loi du pays rendent obligatoire… à condition que ce soit
convenable à l’amour de Dieu et du prochain. Recourir à une ou l’autre
de ces définitions n’est pas anodin. La loi naturelle des patriarches
justifie par exemple la polygamie (Jacob avait deux femmes et deux
concubines). La loi naturelle des animaux justifie des positions
érotiques qui horrifiaient jadis les missionnaires,
more feriali (à la
manière des bêtes sauvages),
more canino (comme un chien), c’est-à-dire
en levrette. La loi naturelle révélée par la raison ne suffirait pas à
rendre le mariage indissoluble, puisque les divorcés peuvent aimer Dieu
et leur prochain aussi bien que les couples mariés. La loi naturelle
qui, sous les mêmes réserves, fait confiance aux lois nationales,
autoriserait, quelle horreur, les unions du même sexe. Allons bon.
La loi naturelle
est une loi « à la demande » : elle permet de justifier ses préjugés en
fonction de son degré d’intimité avec Dieu. Simplifions les choses : la
Nature est sacrée puisque c’est l’œuvre de Dieu, mais elle est déchue
depuis le péché originel. C’est pratique : tout ce qui ne vous convient
pas dans la Nature est l’œuvre du diable, tout ce qui vous convient est
l’œuvre de Dieu. Sans référence à la Bible, les expressions sont
entrées dans le langage courant. « Même les bêtes ne feraient pas cela
» — « C’est naturel, les animaux le font » : avec ces deux arguments,
on a réponse à tout.
Alors,
qu’ont-ils démontré, le maire et les conseillers municipaux de
Clochemerle ? Que la théocratie n’est pas morte en France. Qu’elle est
toujours dans certains esprits, qui n’ont fort heureusement pas le
pouvoir de l’imposer. À Fontgombault pas plus qu’ailleurs : la loi de
la république s’appliquera si nécessaire, avec ou sans les élus locaux.
Mais que se passerait-il si les élections portaient au pouvoir ceux qui
placent la loi divino-naturelle au-dessus des lois humaines ? D’autres
pays en ont fait l’expérience, et ont hélas répondu à cette question.
(novembre 2013)
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Du bon usage d’Internet
Ce matin, sur France Inter, une chronique humoristique nous rappelle,
au passage, l’origine amusante du mot « gadget ». Un certain monsieur
Gaget, de la société Gaget, Gauthier & Cie, aurait commercialisé en
1886 de petites reproductions de la statue de la Liberté, lors de son
inauguration. L’expression aurait immédiatement fait le tour de New
York, avec une prononciation anglaise du nom propre : «
Did you received your gadget
?
». Hypothèse séduisante, certes, d’autant que la première attestation
du terme, selon les dictionnaires étymologiques traditionnels, est…
1886 ! En général, la recherche s’arrête là : une double coïncidence,
du nom et de la date, vaut démonstration. Hélas, la version est
erronée. Il suffit de découvrir un emploi antérieur à 1886 pour ruiner
l’hypothèse. Et il en existe.
Internet n’est
pas responsable de cette erreur, qui circule en livre ou en revues au
moins depuis 1986 : le centenaire de la statue a donné lieu, comme
souvent, à des publications toujours à l’affut d’anecdotes piquantes.
Mais il a incontestablement contribué à la diffusion massive de la
légende. C’est par dizaine que les pages bien informées l’affirment
avec la force de la certitude. Wikipédia, cette fois, a joué son rôle
en rapportant la légende à côté d’autres hypothèses et en relativisant
la source : « Selon d'autres sources, le mot gadget proviendrait de
l'entreprise française Gaget-Gauthier »… « Cela est cependant douteux
»… Pourquoi, dès lors, la légende continue-t-elle à circuler avec une
effarante vigueur assertive ? La palme revenant sans doute à un livre
paru en 2011 sous le titre
Pourquoi tout ce que vous croyez être vrai est faux, et qui parvient à présenter une erreur répandue comme une vérité méconnue !
Gérald Bronner, dans un remarquable essai sur
La démocratie des crédules,
analyse les processus favorisant les convictions erronées. Plusieurs
d’entre eux s’appliquent parfaitement à la situation : le « théorème de
la crédulité informationnelle » qui nous amène à préférer les sites
confortant notre croyance, le « biais de confirmation » qui focalise la
recherche sur des cas similaires et non sur ceux qui pourraient
contredire la croyance, les « bulles de filtrage » mises en place par
Google pour faciliter notre recherche mais qui écartent des premiers
résultats tout ce qui la contredit, « l’avarice intellectuelle » qui
nous rassure dès que nous avons trouvé une solution satisfaisante…
Avarice
intellectuelle, qui nous pousse à accepter la double coïncidence comme
une preuve suffisante. Bulles de filtrage, qui nous poussent à
introduire dans le moteur de recherche les mots « Gaget » et « gadget »
associés. Crédulité informationnelle, qui nous incite à ne pas
chercher d’attestation du terme avant 1886, puisque tout le monde
s’accorde à dire que la première attestation écrite date de cette
année. La prudence même de Wikipédia est ici prise en défaut. Déclarer
« douteux » ce qui est « erroné » ; qualifier de « source » une page
personnelle qui ne donne aucune référence : tout cela laisse prise à la
crédulité. Or, il aurait suffi au rédacteur d’une courte recherche pour
dénicher des exemples antérieurs suffisamment probants pour lever
l’ambiguïté. Dans un
rapport de 1868 (
Tenth
report of commissioners appointed to inquire into the organization and
rules of trades unions and other associations, together with minutes of
evidences), le gadget désigne en anglais une petite pièce
introduite à l’époque dans la fabrication industrielle des verres à
vin, et qui permet de couper le verre au centre du pied en réduisant le
temps de fabrication, donc le prix de revient. Une pièce qui, n’ayant
sans doute pas de nom officiel, a pris un nom passe-partout, « bidule »
ou « machin ». En 1886, dans la marine, quand on ne connaissait pas le
nom d’une pièce, on la désignait sous le nom de
chicken-fixing, gadjet, gill-guy, timmey-noggy ou
wim-wom (Robert Brown,
Spunyarn and spindrift).
Pourquoi cette
référence avait-elle échappé aux étymologistes jusqu’ici ? Parce que
personne ne s’amuse à lire les rapports d’arbitrages entre syndicats et
associations patronales de 1868. Moi non plus. Si j’ai repéré cet
usage, c’est grâce au moteur de recherche avancée de Google Livres —
même si l’on peut avoir de légitimes réserves sur la démarche générale,
personne ne peut nier que l’outil mis à la disposition de tous
constitue un remarquable adjuvent à la recherche. À condition d’être
utilisé. Internet nous donne aujourd’hui tous les moyens nécessaires
pour trouver plus facilement la vérité et répandre plus largement
l’erreur. À nous de choisir.
(octobre 2013)
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M… mon c… !

Ma cueillette du
jour, toujours à la recherche d’un bon livre à acheter sur mon I-Pad,
qui heureusement me sert à bien d’autres choses ! (Pour les épisodes
précédents, voir
Toi aimer différent et
Apple, mode d’emploi).
Cette fois, promenade santé dans le catalogue de Praktikeo, dont le nom
me plaît bien, car il me rappelle Perkeo, le petit nain de Heidelberg.
Règle du jour : sachant que les titres et l’accroche des livres doivent
se résumer à deux lignes d’une petite quinzaine de caractères ; étant
entendu qu’au-delà, la phrase est tronquée par trois points de
suspension, à vous de savoir ce qu’ils suspendent…
Trois points !
Les « trois points terminateurs », comme les surnommait Lautréamont. Le
lecteur érudit se souvient qu’à l’époque où l’on appelait un chat un
c…, ils permettaient de laisser les mots un peu lestes s’imprimer dans
l’esprit du lecteur sans s’imprimer dans le papier pudique. À
l’origine, le nombre de points correspondait au nombre de lettres
supprimées, et l’on pouvait avoir des c……. au c.. sans risque de
confusion. Bien sûr, il pouvait y avoir des ambiguïtés, et on ne savait
pas toujours, en lisant Sade, si l’on pénétrait dans un c.. ou dans un
c.. ! Mais, l’un dans l’autre, si j'ose dire, cela marchait, et l’on ne
lisait pas trop de
c…..onneries (
couillonneries,
authentiquement relevé dans un livre du XIXe siècle). Le vocabulaire
grivois évoluant, on perdait parfois le sens d’origine, et on allait se
faire
faire, fiche ou
ficher
faute de se faire f….. L’on pouvait hésiter en lisant Piron dans une
version pudibonde (« F..tons tant que le c.. des g..ces / Nous f..te
enfin l’âme à l’envers »). Parfois, aussi, les mots non censurés
acquéraient une aura sulfureuse par la proximité des points. Sartre eut
paraît-il la surprise de trouver une affiche de
La p… respectueuse, dont le premier mot était traditionnellement abrégé, sous la forme
La putain r…
: la popularité de sa pièce avait fait de « respectueuse » un synonyme
de « putain », et un synonyme plus choquant encore que le mot… propre
pour un directeur de théâtre pudibond.
Alors je laisse
votre imagination vagabonder à la suite de la mienne dans le catalogue
des éditions Praktikeo sur App Store. Bien sûr, les c… ont encore la
cote. Mais gageons que nous serons déçus à la lecture de
Eduquer et dresser son c…, Reproduction et sexualité du c…, Recettes chinoises : recettes du c…
Dommage pour le c... (le chef ? le cuisinier ? le Chinois ? le
connaisseur ?), certes, mais il n’aura pas, au moins la désagréable
surprise de voir suspecter ses ingrédients, comme l’auteur de
Recettes de sauces, les m… ! Quant aux
Recettes de cuisine sans g… elles ne sont manifestement pas au point.
L’Alimentation bio pour son chie… m’a fait beaucoup réfléchir à la fin des nourritures terrestres. Mais ma préférée est peut-être ce couple évocateur :
Hygiène et soin du chien – Wa… (on sait qu’ils n’aiment pas toujours les bains, mais tout de même !) et
Voyager avec son chien – W… (ah oui : la muselière).
Dernier conseil si vous n’avez pas bien suivi : il suffit de lire
Comprendre les enfants : cons…
(octobre 2013)
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Quand les mots pensent pour nous

Notre société en voie de laïcisation n'a jamais connu autant de
miracles. A l'approche des prix Nobel, on a bien entendu rappelé un peu
partout le "miracle" survenu à sa favorite, Malala Yousafzai. La petite
Pakistanaise, qui milite depuis l'âge de onze ans pour la liberté
d'éducation des femmes, a été victime d'un attentat des talibans, voici
tout juste un an, le 9 octobre 2013. Elle a survécu. C'est un miracle.
Elle a été opérée pendant cinq heures à l'hôpital de Peshawar, puis de
Rawalpindi, puis de Birmingham, tous trois spécialisés dans les
blessures de guerre. Il a fallu une reconstruction du crâne, traversé
par la balle, et un implant électronique pour remplacer les os servant
à l'audition et le tympan détruits. Il a fallu et il faudra des mois,
sinon des années de rééducation. Non, tout cela ne tient pas du
miracle, mais d'un bienheureux hasard dans la trajectoire de la balle,
et d'un extraordinaire concours de compétences médicales. Il a fallu
l'indignation de la communauté internationale — victime d'un accident
domestique ou d'un crime crapuleux, la petite fille aurait sans doute
comme bien d'autres succombé à ses blessures. Non, tout cela ne
s'appelle pas un miracle. C'est un solide mécréant qui vous le dit.
Bien sûr, on
pourrait se réjouir de la banalisation du terme — à tel point que l'on
commence à parler de "vrais miracles", pour insister davantage sur le
fait qu'ils n'en sont pas un, car le terme "vrai" a subi la même usure,
comme le mot "providentiel", qui faisait lui aussi allusion à une
intervention divine. Mais concernant une fillette victime du fanatisme
religieux, le mot me semble particulièrement choquant. Voisi une
quinzaine d'années, c'est avec humour qu'on parlait du "miraculé de la
République", lorsque Jean-Pierre Chevènement avait survécu à un
accident d'anesthésie. Aujourd'hui, l'ironie même a disparu. Le terme
est entré dans le langage courant. Pourquoi pas, après tout ? Sinon
qu'il évite d'analyser les vraies causes — la ténacité des médecins, la
force de l'opinion publique qui a donné à la fillette les garanties
d'un traitement privilégié. Et comme, dans son sens appauvri, le mot
est devenu synonyme de hasard, cela nous conforte dans l'idée qu'il
faut laisser les choses s'accomplir toutes seules. Je n'ai pas trouvé
le nom des médecins auteurs de ce miracle, et je le regrette. Je ne les
aurais pas qualifiés de "héros" (ce qui en aurait fait des demi-dieux),
mais je les aurais remerciés.
Le hasard (non
providentiel) a fait que l'information a été suivie, au même journal
télévisé, d'un bilan de la "tragédie de Lampedusa", qui a causé la
mort, le 3 octobre, de plus de trois cents migrants qui tâchaient de
rejoindre l'Europe. Certes, le terme ne désigne plus, comme dans
l'antiquité grecque, une représentation liée à une cérémonie
religieuse, qui tire sa grandeur de la noble acceptation par les hommes
de la colère ou de la vengeance des dieux. Mais le terme a continué à
désigner l'enchaînement rigoureux et inéluctable des causes qui donne à
l'homme l'impression d'être gouverné par un destin injuste, dont
l'acceptation le grandit. La tragédie n'est pas un drame, une calamité,
un désastre, une catastrophe, un malheur. Elle y ajoute cette
impression de fatalité qui nous retient, encore une fois, d'analyser
les causes et d'y remédier. Encore une fois, cela nous conforte dans
l'idée qu'il faut laisser les choses s'accomplir toutes seules. Tant
mieux si elles débouchent sur un miracle, tant pis si elles tournent à
la tragédie.
Sans doute
n'aurais-je pas remarqué les deux termes s'ils n'avaient été rapprochés
par les hasards de l'information. Mais j'ai vaiment eu l'impression, ce
soir, que les mots pensaient pour nous, qu'ils nous aidaient à
minimiser les événements pour qu'ils ne troublent pas la digestion,
puisque c'est désormais à cette heure sensible que le monde traverse
notre petite lucarne. J'ai eu l'impression, également, que l'art des
nuances était définitivement condamné, et que nous ne pouvions plus
réfléchir que sur un axe à deux extrémités qui irait du miracle à la
tragédie. Un peu comme en politique, où l'on ne peut plus réléchir que
sur un axe qui traverserait le parlement de l'extrême gauche à
l'extrême droite. Tiens, la réflexion est justement arrivée au même
moment, quand on se demande si l'on peut encore qualifier d'extrême
droite un mouvement qui rassemblerait 24 % d'intentions de vote, et
d'extrême gauche un paysage qui se morcelle en une multitude de
tendances. L'extrémité, en principe, est un point, plus ou moins gros,
sans doute, mais unique, et qui ne grigote pas un vecteur au-delà de
quelques pourcents...
Et si l'on
concevait la pensée à l'image du monde, avec ses trois dimensions et
ses six directions, le haut et le bas, le devant et le derrière, la
gauche et la droite ? Si l'on se mettait à penser ne serait-ce qu'en
deux dimensions, avec quatre points cardinaux ? Si l'on tâchait de nous
exprimer en plan, voire en relief, et pas toujours en ligne droite ? Ce
ne serait pas tragique si l'on tentait d'ajouter une deuxième, puis une
troisième dimension à la pensée vectorielle... Mais cela tiendrait du
miracle.
(octobre 2013)
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Trop de copyright tue le droit d’auteur
Cet été, vacances en pays de copyright. On sait que ce n’est pas
vraiment l’équivalent du droit d’auteur, mais il faut l’avoir vécu pour
savoir à quel point. Vous entrez dans un musée, un château, une maison
d’architecte, les gardiens vous accueillent par les mêmes mots, dont le
ton varie de la prière polie au cri de bête surprise dans sa tanière :
« No photograph, copyright ». Cela peut vouloir dire qu’il est interdit
de photographier ou que, si vous souhaitez ramener un souvenir sans
acheter le guide, les cartes postales, les T-shirts ou service à thé
timbrés de la Joconde locale, vous devrez cracher des droits que l’on
présume faramineux à la seule lueur assassine dans les yeux du gardien.
C’est cela, le copyright ?
Eh bien non. Le copyright protège la reproduction des œuvres (
copy),
leur publication dans un livre, une revue, une exposition… et non la
seule prise de photographie pour usage privé. Quand bien même
voudrait-on interdire par mesure de précaution la photographie, les
œuvres exposées sont dans le domaine public et ne sont plus concernées
par le droit d’auteur. Il s’agit, tout simplement, du droit du
propriétaire à autoriser ou interdire de photographier ce qui lui
appartient. Un droit légitime, qui peut s’appuyer sur de bonnes raisons
(peur du vol, clause d’assurance, ou tout simplement protection de la
vie privée…), mais qu’il est indélicat d’appuyer sur la protection des
œuvres.
Toute la question est là. On
semble égoïste de dire au visiteur : « Vous êtes ici chez moi, je vous
interdis de photographier parce que tout ceci m’appartient. » Sans
considérer avec Proudhon que toute propriété tient du vol, on peut se
dire qu’il y a confiscation de la beauté, immatérielle, qui
n’appartient à personne, sinon, lorsqu’elle est protégée, à l’artiste
qui l’a créée. Trop culpabilisant pour un propriétaire... Il est bien
plus valorisant d’invoquer la protection de l’œuvre, qui peut sembler
au profit de l’artiste.
Non, ce n’est pas cela, le
copyright, mais c’est pour cela que le copyright a mauvaise presse.
C’est pour cela que certains considèrent que le droit d’auteur, qui est
au départ une protection nécessaire, est une entrave à la libre
circulation de la pensée, une prise d’otage de la beauté. La
protestation est partie de pays de copyright, parfois de façon
agressive (apparition de « partis pirates »), mais parfois, tout
simplement, par un assouplissement des règlements. C’est cette attitude
plus positive qui a conduit le Harriet Monroe Poetry Institute à
élaborer avec des universités américaines un
code de bonnes pratiques pour le
fair use en poésie. Ou qui a incité
certains musées américains
(Paul Getty Museum, Los Angeles County Museum of Art, National Gallery
of Art de Washington, Walters Art Gallery…) à mettre en ligne des
photos en haute définition de leurs collections libres de droit.
Mais il reste encore trop de
propriétaires défendant comme un os ce qu’ils croient leurs droits,
trop d’héritiers qui confondent le respect de leurs droits avec le
contenu de leurs bourses, trop d’ayants droit abusifs qui prennent le
code de la propriété intellectuelle pour une bobine de fil de fer
barbelé. C’est dans les pays anglo-saxons que l’on en trouve les plus
beaux exemples, là où les rapports décomplexés avec l’argent permettent
un cynisme révélateur dans les motivations des ayants droit. L’un d’eux
déclare sans ambages
sur son site
n’avoir « rien à foutre de ce qui est dit à propos de mon père (je
serai plus vigilant avec ce qui concerne ma mère), tant que le nom est
orthographié correctement, et que les droits me sont versés. Mon
intérêt est presque exclusivement pécuniaire. » Il a au moins le mérite
de la clarté. Mais si le droit d’auteur, aujourd’hui, est attaqué de
toutes parts, n’est-ce pas parce qu’il a fini par être invoqué à tort
et à travers, et rarement par les auteurs, pour protéger parfois
indûment des droits qui ne concernent plus ces derniers ?
(août 2013)
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Toi aimer différent

Quand la morosité ou la fatigue menacent, rien de tel qu’un petit tour
sur l’Apple Store. Aperçu délirant de tout ce que nous pourrions faire,
ou de tout ce à quoi nous échappons. Dans la catégorie « Livres » (une
fois dépassé le top 10 qui me propose quatre applis religieuses et
trois pour tout petits), je me laisse un moment séduire par un
dictionnaire anglais-français (malheureusement gratuit pour mon crédit
que je ne parviens pas à épuiser), uniquement parce que la description
est en français et que l’énumération des nouveautés est en anglais, ce
qui me semble un bon gage pour la promesse contenue dans la
présentation : « Conçu pour vous aider à apprendre plus efficacement
l’anglais. » J’ai le malheur de parcourir les avis avant de me décider.
Le quatrième, simplement intitulé « Yes » confirme l’efficacité de la
méthode : « Cette application est génial ». Bon, si apprendre l’anglais
conduit à oublier le français, je préfère m’abstenir.
Rayon « forme et santé », j’hésite.
Adidas Snapshot
me pose une question existentielle : « Tu as toujours voulu connaître
ta vitesse de frappe ? » À vrai dire, non, mais si cela peut me servir
? Réponse immédiate : « Défie tes amis sur Facebook en comparant les
scores et les performances, et découvre lequel d’entre vous réalise la
frappe la plus puissante ! » Je méditerais bien un peu sur la société
de compétitivité qu’on est en train de nous créer, mais j’ai décidé que
ce n’était pas le quart d’heure de la philosophie. Sinon, j’irais
plutôt chercher du côté
Astérix MegaBaffe
qui nous invite à nous identifier aux irréductibles Gaulois, résistant
encore et toujours aux envahisseurs, en comptabilisant les baffes
administrées aux Romains… en « version universelle » ! Particulièrement
recommandé aux Romains…
Côté humour, faites un détour par
Runtastic Push-Ups PRO,
qui vous garantit d’arriver aux cent pompes par une motivation et un
plaisir accrus. Holà ! Pas de mauvais jeux de mots : le plaisir accru
est tout intellectuel, et les pompes ne font travailler que les bras.
Le secret ? Des plans d’entraînement réalisés par des professionnels,
bien entendu, mais surtout, un « compteur de pompes »… que l’on active
« en touchant l’écran avec le nez ». J’imagine. Côté plaisir, en tout
cas, j’ai été servi sans avoir à me taper une seule pompe.
Pas mal non plus, l’appli
i-voyance,
qui non seulement me propose plus de cinquante experts reconnus et
respectés, mais une sélection de mes voyants favoris et… « trois
voyants consultables en simultané » avec traitement prioritaire de ma
question. Un rapide calcul me fait craindre qu’avec dix-sept
utilisateurs, tous les voyants passent au rouge.
Mes gourmandises préférées,
cependant, sont purement linguistiques. Les concepteurs surveillent-ils
les communicants, et les rédacteurs relisent-ils leurs textes après la
moulinette des logiciels de traduction ? Ils devraient, rien que pour
le plaisir.
Snake + world
devrait se demander à quel jeu il nous invite : « Tu passais les heures
creuses en jouant à un jeu simple mais qu’il te permettait de montrer à
tes copains que tu l’avais plus long ? » Bon, il y a une appli pour ça
maintenant ? De mon temps, c’était plus simple…
Ronfler stop+
m’a paru une panacée fantastique pour régler tous les petits problèmes
de la vie quotidienne : « permettra d’éviter de discuter le lendemain
». Si en plus, ça fait taire les bavards… Quant à
Love camera,
elle m’a finalement convaincu de me procurer un bon dictionnaire
anglais pour réaliser sa promesse : « Valentine féliciter Essayez une
manière différente ». Euh… Oui… Moi essayer… Big bisous…
(juillet 2013)
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De Marianne aux Femen : quelle dérive ?

Le 14 juillet, le président dévoile le portrait de la nouvelle Marianne
qui ornera les timbres-poste. Le soir même, la polémique est lancée :
il a été dessiné par David Kawena et Olivier Ciappa, ce dernier ayant
déjà frayé avec l’actualité (donc le scandale) lorsque son exposition
de photos consacrée au mariage pour tous avait été vandalisée, au mois
de juin. Or ledit Ciappa a dévoilé, sur son compte twitter, le nom de
sa principale inspiratrice : Inna Shevchenko, fondatrice des Femen. Et
selon un blog se disant lui-même bien informé (
les moutons enragés)
celles-ci auraient été financées par un milliardaire américain, Georges
Soros. « Sortir un timbre aussi peu “français” » pour un 14 juillet,
quelle maladresse ! CQFD.
Je ne souhaite
pas, bien entendu, entrer dans une polémique stérile, ni même en
sourire. Une chose m’a frappé, dans ce déluge de réactions qui n’ont
pas pris une journée de réflexion : la plupart reproduisent, à la
virgule près, le même texte de fond, qui doit être, tout simplement, un
communiqué de presse. À l’époque où il faut être le premier à réagir,
rien que du banal. Mais la réaction, du coup, ne peut passer que par un
titre ou la légende d’une photo (toujours la même), une phrase vite
torchée, longueur tweet, style « une de
Libé », qui n’a d’autre but que
d’accrocher l’attention du lecteur. La vraie polémique est dans
l’implicite, le sous-entendu, le présupposé. D’autant plus efficace
qu’elle naît dans la tête dudit lecteur. Sauf si on se trompe
d’implicite. Témoin le tweet de Christine Boutin, qui a aussitôt
suscité des réactions ironiques ou agacées : « Vraiment ce Hollande
nous aura tout fait » (des détails !) ; « Modèle pour la jeunesse
disait-il ! » Modèle moral, modèle physique ? Bien sûr, on a tous
compris, mais l’implicite permet aux internautes commentateurs de comprendre de travers (« vous
vouliez servir de modèle ? Raté ! ») ou d’expliciter ironiquement («
parce que Marie mariée adolescente vierge avec Joseph, un veuf
vieillard, c'est un modèle pour la jeunesse ? »). À manier avec
prudence, le tweet…
Alors, que
signifie ce geste que les attachés de presse, on peut l’espérer, ne
pensaient pas si riche en symboles ? Qu’un milliardaire américain
soudoie le président français (à l’heure des négociations commerciales
transatlantiques) ? Que les PTT ont entrepris une campagne sournoise en
faveur du mariage pour tous ? Que l’on entend convertir la jeunesse à
l’engagement féministe, sinon à son modèle
féméniste ? La dérive est
d’autant plus pernicieuse qu’elle laisse libre cours aux fantasmes de
chacun. Et celle-ci, résumant en une image toute l’actualité des
derniers mois, est particulièrement emblématique !
Et pourtant, si
l’on regarde bien… Qu’elle est sage, cette Marianne Fémen ! Un dessin
au trait qui (plus que la bande dessinée ou les mangas !) évoque Mucha
et l’art nouveau. Un buste candidement interrompu à la naissance de la
glotte : qu’on est loin des Marianne aux seins nus, aux tétons altiers,
comme le modèle « Brigitte Bardot » proposé par Alain Aslan juste après
1968 ! C’est le coup de génie de cette information faussement
sulfureuse révélée au hasard d’un tweet de Ciappa : la poitrine de
Marianne est invisible, mais celle de son inspiratrice est dans tous
les esprits, et bien sûr sur Google images... Paradoxe ? La poitrine de
Marianne, ou de la République, n’a jamais choqué que les âmes
sensibles. Depuis des siècles, les vertus, que l’on dit nourricières,
ont le sein nu et généreux. Une
nudité pudique bien distincte des
dévoilements affriolants qui jadis faisaient rougir puceaux et
demoiselles. Qui s’offusquait de la République d’Antoine Gros (1794) ou
de la Liberté de Delacroix (1830) ? Et voici que la tête sans poitrine
d’une Marianne évoque irrésistiblement des seins nus. La provocation
aussi sait jouer de l’implicite : cela rassure.
(juillet 2013)
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La chasse aux trésors au supermarché

Heu-reux ! Ce matin, je suis heu-reux ! Après six mois d’hiver, grand
soleil pour le week-end. Je me décide à renouveler mon stock de crème
solaire. Je sors en sandales.
Sur le parvis de
la mairie, je manque me laisser dévier de mes bonnes intentions par une
chasse aux trésors organisée dans l’arrondissement. La longueur de la
file d’attente m’en dissuade — ainsi, reconnaissons-le, que l’âge moyen
des participants, qui n’est hélas plus le mien. C’est la tête pleine de
soleil que j’entre dans le magasin où j’ai mes habitudes, et sur le nom
duquel je continue à hésiter (supermarché, hypermarché, supérette ?).
Je repère assez vite le rayon « -10 % sur la gamme soleil » et tombe
nez-à-nez avec… de la graisse à traire. Graisse à traire intense,
ultra-bronzante, progressive ! La boîte est illustrée par une vahiné à
la poitrine plantureuse. Ironie consciente ? Qu’a-t-elle besoin de
graisse à traire ? Le reste du rayon ne me convainquant pas davantage,
j’amorce un repli stratégique vers le coin « soins de la peau ».
Mauvaise pioche. Des masques fraîcheur (pour le carnaval ?), de la
crème fraîcheur (chantilly ?), du lait caresse corps (pour une caresse
télégraphique ?), du baume sublimateur ou de l’huile divine (comme pour
les livres, la SF et la spiritualité marchent bien), du confort
nutri-réparateur (là, c’est du sérieux), pas de crème solaire.
Je bifurque vers
le rayon « les gestes essentiels », côté hommes. Après tout, par 35°,
se protéger est capital. Je tombe dans les anti-rides, anti-fatigue,
anti-cernes, anti-âge, anticonstitutionnellement garantis enduisez-vous
et prenez la file chasse aux trésors devant la mairie. Heu-reux. Après
une courte méditation sur la notion d’essentialité, je risque un œil au
rayon maquillage. Pas de quoi se protéger du soleil.
J’ai fini par
trouver mon bonheur au rayon « cheveux au vent » (pas droit au
shampoing quand le temps faseye ?), juste à côté des faux-cils.
Explication rapidement trouvée : juste à côté de la porte, pour séduire
le client observateur (pas moi). Comme dans le vieux conte, le trésor
que l’on cherche est dans son jardin, mais on ne le trouve qu’après
avoir parcouru le monde.
Désenchantement
immédiat : un classement par marques qui s’arrête au bas de gamme.
Illumination : je me dirige vers la partie du magasin où les produits
sont classés par marques. À celle qui garde mes préférences, je trouve
la gamme solaire. Et quelques produits identiques d’autres marques,
généreusement abandonnés par des clients précédents qui avaient eu
l’idée de les comparer. Je trouve ce que je recherche. Du moins, je le
crois. Une émulsion anti-brillance toucher sec protection cellulaire
profonde peaux sensibles à grasses qui me garantit un capital soleil de
SPF 50. Comme l’emballage est recyclable et la protection conforme à la
recommandation européenne, je conclus qu’il doit protéger du soleil. On
verra bien.
Après une courte
méditation sur la pensée analogique, je fais la queue à la caisse,
heureusement plus courte que devant la mairie, et je me sens très
jeune. Sur le chemin du retour, la file n’a pas diminué pour la chasse
aux trésors, mais ce ne sont plus les mêmes visages. Heu-reux.
(juillet 2013)
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