Frère à la bague


        
Le frère à la bague (édition de poche)
     
      éditions Labor, 2006 (Espace Nord roman n°235)
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Résumé
Extrait 1
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Quatrième de couverture

Paris, XVIIIe siècle.
Un père, le vieil Arouet, qui règne en despote acariâtre sur ses fils avant de léguer à l’aîné, Armand, sa charge de trésorier de la Chambre des Comptes, ainsi que sa mélancolie et sa mauvaise bile. Une mère morte laissant, pour étayer les rêves, une bague mystérieuse, des rumeurs de frivolités, et le secret autour de la cause de sa mort. Une jeune femme, Angélique, dont on lui refuse la main ; et enfin ce frère détesté, trop brillant, trop habile manieur de mots : Voltaire, l’auteur de méchants vers.
Armand Arouet se débat entre les ombres du passé et du présent. A la recherche d’une issue, il s’engage sur la voie de François de Pâris et des convulsionnaires de Saint-Médard. Une secte, il en a peur…         


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Extrait 1

Épître dédicatoire

À Mme Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet.

Madame,

          Feu monsieur Arouet le Père avait coutume de dire : "J'ai deux fils qui sont tous deux fous, l'un fou de dévotion et l'autre fou pour les vers et pour le théâtre." Vous savez mieux que moi comment le cadet, François, a illustré de sa folie, plus que le nom de sa famille, celui de Voltaire qu'il s'est choisi à vingt-deux ans. De la carrière de ce fils, feu monsieur Arouet n'aura connu que les exils et les séjours à la Bastille, ce qui justifie certainement le jugement peu amène qu'il portait il y a vingt-cinq ans sur un génie qui s'est révélé depuis. À cette époque, on voyait plus souvent le poète en pourpoint de pierre de taille qu'en chemise de soie. Comment le vieux notaire aurait-il pu bénir cette plume rebelle et encore brouillonne ? Vous qui êtes l'amie la plus fidèle de M. de Voltaire, pardonnez à son père, madame, au nom du bon sens plus que de la raison. Chez les gens de votre condition, on pardonne à un vers quand il est spirituel; dans notre monde, quand il est négociable.
          Le frère aîné, convenez-en, ne pouvait porter un autre jugement : il est mort voici quatre ans, avant de voir la charge d'historiographe de France et de gentilhomme de la Cour honorer l'écrivain, et à travers lui toute sa famille. Ceci explique en partie le mépris condescendant dans lequel il tenait M. de Voltaire. Aujourd'hui encore, je le présume, les mots acerbes échangés entre les deux fils Arouet ne peuvent que vous prévenir contre cet aîné décrédité.
          De la folie de feu son aîné, Armand, vous n'avez sans doute connu que les maigres échos arrivés à Cirey, amplifiés et déformés par la haine implacable que se vouaient les deux frères. Et vous avez comme nous conclu que monsieur Arouet le Père était fort heureusement décédé avant de connaître toute l'étendue de cette fureur, qui s'est manifestée dans toute son ampleur à l'occasion de la pénible affaire des convulsionnaires, dont souffre encore notre faubourg Saint-Marceau. La dévotion modeste d'Armand s'est aigrie en fanatisme, comme la muse folâtre de François s'est assagie à l'ombre du Parnasse.
          Qui sait quel jugement leur père porterait aujourd'hui sur leurs fortunes respectives ? Qui sait s'il n'aurait pas légué sa charge de receveur des épices au cadet plus pondéré, plutôt qu'à l'aîné qui, comme on dit, avait bien des chambres à louer dans sa tête ? La connaissance de leur futur, devenu notre passé, nous rend plus sages que nos pères. Ne les jugeons pas à cette aune. Et ne jugeons pas nos frères sur les instants d'égarement qui ponctuent, de loin en loin, de longues périodes d'équilibre. La folie d'Armand Arouet, je vous en voudrais convaincre ici, ne fut souvent qu'une réponse au malheur. M. de Voltaire avait celle de sa plume. Tout le monde n'a pas reçu cette grâce.
          Armand sans doute ne laissera guère plus de trace dans l'histoire que son passage à la trésorerie des Épices n'en a laissé dans les archives de la Chambre des Comptes. Comme si la Renommée, parcimonieuse de ses trompettes, n'avait voulu proclamer dans les siècles que le nom seul de celui qui avait renié le sien. Arouet est mort; Voltaire vivra. J'approuve et c'est justice.
          Le hasard cependant m'a mis en possession de quelques papiers tenus secrets à la mort d'Arouet l'aîné. Pour des raisons que vous connaîtrez, je me suis cru le droit d'arracher son nom à l'injuste oubli du temps. Lui-même se comparait volontiers à Castor, le frère obscur et voué aux enfers quand Pollux, fils de dieu, accédait à l'immortalité. Sa prophétie s'est réalisée et l'astre de monsieur de Voltaire brillera longtemps dans le ciel de la France. Tendra-t-il, comme le héros antique, la main au prisonnier de l'Érèbe ?
          J'en suis persuadé, madame, si vous le convainquez de lire ces pages. Armand vous y apparaîtra sans doute bien différent de ce que vous vous êtes imaginé sur les confidences de son illustre frère. Vous comprendrez les raisons inconnues, même de lui, de son caractère farouche et de ses furieuses manières. Vous connaîtrez certains mystères que personne à ce jour n'a déchiffrés, touchant les miracles des jansénistes ou le récent incendie de la Chambre des Comptes.
          Surtout, vous serez l'ultime dépositaire d'un espoir qu'Armand Arouet n'a pu voir combler de son vivant : une véritable réconciliation avec son frère. Le receveur des épices n'était pas un méchant homme; il n'est pas si diable qu'il est noir, dit-on dans notre faubourg. Vous seule, dont la sagesse et la patience sont citées en exemple, aurez le discernement nécessaire pour pénétrer sans préjugé dans cette âme tourmentée, et le crédit indispensable pour tâcher de rapprocher les deux frères, au delà même de la tombe. Si vous accomplissez ce miracle, sachez que vous trouverez à jamais votre plus sincère et loyal serviteur en la personne de votre dévoué

A.-F. A.

À Paris, faubourg Saint-Marceau,
ce 4e de septembre 1749
 
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Extrait 2

       Dans la Cour Vieille, face à la Sainte-Chapelle, la façade gothique de la Chambre des Comptes est un des plus vénérables édifices de la capitale. Dans notre siècle aux lignes droites et aux volumes simples, elle a cessé de plaire, avec ses toits pointus, ses échauguettes et ses fenêtres à pilastres, le tout surchargé d'ornements selon le goût du temps, et de quatre Vertus cardinales censées soutenir aussi solidement l'édifice moral de la Cour que les piliers corniers le bâtiment. Des deux cents conseillers et présidents, plus d'un a regretté qu'elle n'ait pas encore brûlé dans les incendies périodiques qui ravagent le Palais. (...) [Armand emmène son ami] tout droit sous la charpente, où les archives ont été empilées dans un désordre apparent, l'ordre d'arrivée semblant constituer le seul classement.
          Le falot éclaire d'une lumière jaune cet entrepôt de mémoire morte. Un ossuaire de mots où le papier s'entasse comme des crânes jaunis. Des pyramides de registres suivent la déclivité des toits aigus, contournant Dieu sait comment les poutres transversales, enjambant les tirants dans un équilibre inconcevable qu'assure seul le poids de l'ensemble. D'étroits lacets parcourent l'amoncellement selon un itinéraire dont la logique échappe, mais qui paraît imprimé par une expérience séculaire. Des numéros de séries, sur des registres dépareillés, ne semblent pas se suivre. Des étiquettes pendent à des liasses grossièrement ficelées, dont l'encre s'est effacée. On remonte les siècles avec les allées sinueuses, on secoue une poussière de trois cents ans au moindre geste. Malgré eux, les pas se ralentissent, les voix s'assourdissent, comme si l'on craignait de réveiller un ogre endormi et terrifiant. Là est la mémoire du royaume, là gît un passé mort qui menace à chaque instant d'ensevelir le présent et d'étouffer l'avenir dans son affaissement inéluctable. Entre le grouillement du premier étage et l'assoupissement périlleux des greniers, la Royauté survit entre deux ogres également voraces, la Vie et la Mort. Sans savoir lequel des deux va la dévorer en premier.
          Et tout le royaume est à l'image de ses archives, encombré d'institutions désuètes qu'on n'ose supprimer, auxquelles on ajoute chaque année de nouveaux offices inutiles pour permettre à des bourgeois enrichis d'acquérir un rang dans la subtile hiérarchie sociale. Des vestiges des siècles révolus, comme la connétablie, côtoient des titres ronflants lestés de pensions non négligeables. L'administration royale tourne à vide dans ces charges purement honorifiques, mais onéreuses. Quant aux postes actifs, car il faut bien gérer l'économie de la France, elles sont affermées à des particuliers qui taxent les hommes et les marchandises à outrance pour compenser le prix exorbitant de leur charge. Les deux mêmes ogres, de la Mort et de la Vie, engloutissent à belles dents les finances du Royaume. C'est tout cela que comprend en un regard le pèlerin boiteux de l'absolu. Tout cela, que résume l'amas croulant de papiers inutiles.
          "Alors, où est-il, ton manuscrit ? En haut de ce tas ?" Armand élève le falot; il n'éclaire pas le sommet de la pile. Il le baisse jusqu'au sol. "Ou en bas de celui-là ?" Pierre est effaré. La librairie et l'imprimerie clandestine de son père l'ont habitué aux amas d'archives; jamais il n'aurait imaginé cela. Ce monument de paroles mortes, pour qui saurait le faire revivre, ressusciterait des siècles d'histoire, ou plutôt de mesquineries, de comptes d'apothicaire qui souffleraient la glorieuse histoire de batailles et de conquêtes qu'on écrit d'une ligne dans les chroniques. Des siècles de poussière qui terniraient en un instant l'éclat doré de la couronne. Comment vivre avec ce monstre tapi dans ce somptueux écrin gothique ? Cette momie en attente de résurrection dans un reliquaire doré ? "Crois-moi, si on l'avait brûlé, on aurait pu en retrouver des bribes intactes, des syllabes brunies. Déposé aux archives des comptes, ton manuscrit est irrémédiablement perdu."
          Et pourtant, comment ne pas rêver du Livre, face à cet envahissement vide d'encre et de papier ? Du Livre unique qui résumerait ce gâchis inutile, qui d'une phrase, d'un mot rendrait vaines toutes les quêtes et toutes les théories ? D'un mot… d'une lettre… ou d'un silence. Armand a raison. Un livre même est de trop, s'il donne fondement à l'histoire. En entrant dans le temps, il perd son éternité. Un livre ? Non, c’est déjà trop, et le néant, trop peu. Un livre, non, mais son existence, sa présence sûre quelque part, hors d'atteinte, non réalisé. Voilà ce qu’il nous manque. Le savoir inaccessible à la Chambre des Comptes, mais bien réel, suffit à nourrir l'espoir de Pierre. Il ne veut pas les réponses, mais savoir qu'elles existent. Dans le grenier poussiéreux de la mémoire humaine, l'athée vient de réinventer Dieu. Le vrai Dieu, celui du silence infini et du néant éternel.

Articles

Extraits de presse lors de la parution de l'édition originale (1999)

Dans Lire : Jean-Rémi Barland
Dans Le Matricule des Anges : Eric Dussert
Dans Le Monde : Pierre-Robert Leclercq
Dans Le Soir : Jacques de Decker (site payant)
Dans Le Nouvel Observateur : D.J. (site payant)

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