Textes

Retour index


Apologues
extraits de Ecrit en la secrète, Les Eperonniers, 1992
Nouvelles
publiées en revues


Romans
(extraits)


La clef © J.C. Bologne
Marchand d'anges © Le Grand Miroir, 2008
Le frère à la bague, © Le Rocher, 1998
Le voile © J.C. Bologne
Le dernier regard © Le Grand Miroir, 2008
L'homme-fougère © Fayard, 2004
le pont © J.C. Bologne
Le siège © J.C. Bologne - publiée en ligne dans la revue Bon-à-Tirer
La Faute des femmes, Les Eperonniers 1989. ©. J.C. Bologne

Livres numériques
L'ange des larmes © Calmann-Lévy, 2010

Extraits de livres récents :
Une mystique sans Dieu
Histoire du couple

La clef

Depuis l'aube des temps les pierres s'étaient ajoutées aux pierres pour élever d'immenses colonnes, droites et immuables, vers le ciel. C'étaient les prières de la terre, qui montaient vers Dieu, à l'infini, parallèles et solitaires, fières de leur quête absurde qui ne prendrait fin qu'au crépuscule des âges. Et sur chaque pierre carrée une autre pierre carrée, taillée au cordeau, s'engendrait sans autre but que de soutenir la suivante, dans l'attente éternellement différée du chapiteau trompettant une aléatoire résurrection. L'une ou l'autre tombait, sans doute, fragilisée par sa taille monstrueuse et déséquilibrée par un souffle de vent. Mais de se découvrir mortelles leur rendait plus précieuse encore la promesse du dieu que chantait leur sage poussée. Combien de siècles fallut-il pour qu'un moellon ose, discrètement, hausser une épaule ? Dans la chaîne irréfléchie de la colonne, la dissymétrie passa inaperçue; mais, reproduite de génération en génération, elle finit par infléchir la ligne droite. Une colonne se courba, chancela, tomba; puis une autre, et d'autres, par dizaines, centaines, fauchées sans s'en apercevoir par ce virus de révolte qui s'était infiltré dans leur progression régulière. Les colonnes intègres ricanaient de voir s'écrouler les rebelles et poursuivaient inlassablement leur course vers le ciel vide. Lorsqu'en se courbant jusqu'à la frontière du vertige, deux colonnes-révoltes s'approchèrent jusqu'à s'embrasser, un dieu tangible descendit entre leurs lèvres, un dieu de pierre pour elles seules qui vint sceller, dans l'éternité, un baiser à rendre jaloux les douairières dressées comme des cierges sans flamme. Dans l'arc bandé de leurs amours, Dieu s'était fait clef.

(Extrait d'Ecrit en la secrète, Les Eperonniers, 1992)

haut de la page

Le voile


Selon un rite immuable, lorsque l'officiant s'inclinait devant l'autel, deux acolytes devaient tendre un voile par dessus sa tête. La tension parfaite était difficile. Le plus léger souffle, le tremblement le plus imperceptible, la moindre fatigue dans les bras des servants se répercutaient dans la fine gaze. Les prêtres étaient divisés. Selon les uns, le vent qui faisait ondoyer le tissu symbolisait l'esprit descendant sur l'assistance; pour les autres, le démon venait troubler l'harmonie du sacrifice. Ceux-ci disaient que la paresse affaiblissait le bras des aides; ceux-là invoquaient la nécessaire dynamique de la vie. On s'empoigna, on s'anathématisa, on réunit de somptueux conciles qui décidèrent, attendus à l'appui, d'aller consulter le sage Mahapasanaguha, retiré dans une grotte artificielle près du temple de la Paix mondiale. Avant de trancher le différend, le saint homme voulut assister à la messe, et demanda qu'elle fût célébrée selon les deux rites en litige. Après l'office tremblé, on tenta en vain de pratiquer le rite immobile. Trois cent soixante-cinq essais infructueux confirmèrent le jugement du sage. "Le dieu qui demande un sacrifice quotidien exige-t-il tous les jours un miracle ? Rien de ce qui est au-dessus des forces de l'homme ne peut émaner d'une sagesse divine." Le voile depuis lors, immobile devant les yeux des prêtres, continua à trembler entre leurs mains.

(Extrait d'Ecrit en la secrète, Les Eperonniers, 1992)

haut de la page

Le pont

Et les troupeaux couraient se noyer dans le fleuve. Par vagues successives, de plus en plus denses, de plus en plus folles, macaques, chimpanzés, guenons vertes et culs pelés bondissaient joyeux dans les eaux bourbeuses qui grondaient ogresses voraces des appels à l'amour. Les cris aigus des primates brandissant des pierres à silex et des sexes étincelles ne couvraient pas les basses sourdes des flots qui emportaient leurs corps gonflés de gaz comme un radeau de chair vers la mer. Et les bêtes en rut qui sautaient du rivage croyaient tomber dans un vaste lit où des guenons offertes engloutiraient leur membre dans leur ventre caverne. Mais le ventre des eaux s'ouvrait seul sous le poids de leur prochain cadavre.

Les hommes pierres, depuis des temps si lointains qu'ils ne savaient plus eux-mêmes s'ils n'avaient pas aussi été singes, formaient un gué entre les rives. Les plus habiles d'entre les animaux hurleurs tentaient de retomber sur eux lorsqu'ils étaient projetés dans le fleuve. Les prenaient-ils, eux aussi, pour des guenons plus sages, accueillantes dans leur fixité de pierre ? Non, sans doute : les pieds qui les effleuraient avaient tellement poli leur crâne chauve que plus personne ne les croyaient vivants. Avaient-ils seulement un coeur qui batte plus fort que le tambour des flots ? Les animaux à deux pattes bondissaient de crâne en crâne, heureux, indifférents, avant d'aller nourrir les crocodiles ou d'emplir leurs poumons d'eau douce. Ceux qui parvenaient à l'autre rive étaient trop vieux pour penser aux hommes pierres accrochés à la vase au milieu du courant. Du reste, tant de passages avaient enfoncé leur tête qu'on ne distinguait plus, à travers une mince pellicule aquatique, qu'une calotte dure et blanche qui n'avait plus forme simiesque.

Les siècles passaient et les singes bondissaient. Des millénaires passèrent avant que les mains de pierre se soient levées par dessus les eaux, doigts menaçants dont on ne savait s'ils étaient toujours singes ou déjà hommes. Des regards inquiets suspendirent un moment la joie sur les rives. Mais quand les mains de deux hommes pierres eurent croisés leur doigts par dessus le torrent boueux, les troupeaux enthousiastes purent franchir le premier pont.

(Extrait d'Ecrit en la secrète, Les Eperonniers, 1992)

haut de la page

Le marchand d’anges (extrait)

Le marchand d’anges passe le dimanche. Nous l’attendons sans y penser, trop petits pour savoir ce qu’est l’attente, ni le désespoir. Il arrive du bout de la rue, jamais à la même heure, annoncé par sa trompette de marchand de glace — une note à peine plus grave. Il est à l’heure et nous sommes heureux, le temps d’un ange, comme nous le sommes le temps d’une glace. Nous avons l’âge où les rêves se conjuguent au présent.

Nos parents disent — c’est un pauvre homme — d’ailleurs il est pauvre et c’est un homme — mais cela ne suffit pas pour être un pauvre homme, peut-être faut-il vendre des anges ? Ils sourient, les adultes, gardiens du passé et du futur, quand ils parlent de lui. Peut-être, comme nous, ne connaît-il que le présent ? Il passe, la main levée, fermée, accrochée à son inconsistant bouquet de chérubins — marchand de ballons sans ballons, car les anges, pour les voir, il faut y croire, et dans notre rue, personne jamais ne les a vus. Les anges, pour nos yeux aveugles à trop fouiller la vie, ce n’est que l’appel d’une trompette au coin de l’avenue, et son cri "marchand d’anges, marchand d’anges", comme "chiffonnier", ou "marchand d’habits". Et puis son pas traînant, désabusé, que dément l’œil rieur, dextre tendue, ouverte, paume creusée pour recevoir la piécette, que dément le poing gauche dressé sur le bouquet imaginaire.

Les anges, pourtant, l’instant où il nous les fait voir, c’est son geste délicat, quand il a enseveli dans sa poche un sou bien réel pour cueillir dans son poing, comme un ballon gonflé d’hélium, une ficelle inexistante au bout de laquelle, on le devine ou on fait mine de le croire, gigote l’invisible prisonnier. Il nous la tend avec précaution — ne pas le lâcher, surtout, notre emplumé, il s’envolerait comme un ballon, vers le ciel, patrie des anges et des baudruches. "Qui n’a pas son ange ? Un ange pour un sou" — tous les dimanches au fond des poches, on trouve un sou pour l’ange, un sou pour le pauvre homme, il faut bien que tout le monde vive, n’est-ce pas ? et il n’y a pas de sot métier, il n’y a que de sots parents.

La mine grave, un ange en laisse entre pouce et index, nous revenons à la maison, le bras levé serrant une ficelle tressée de néant, et nous le sentons presque nous tirer vers le ciel, ce prisonnier de nos chimères. C’est lui qui alourdit notre bras, qui tétanise nos muscles, comme un chiot tirant sur sa laisse. Patience, mon ange, ton heure arrive... Car sur le seuil de la maison, nous le relâchons, bien sûr, comme un oiseau acheté à l’oiseleur pour le seul plaisir de lui rendre la liberté. Nous le suivons des yeux quand il regagne le ciel, chacun désigne le sien à son voisin — "Regarde mon ange, il vole plus vite, il vole plus haut — Menteur ! celui-là c’est le mien — Le tien, il perd ses plumes — Maman, empêche-le de tirer sur mon ange !" Les anges finissent toujours par regagner le ciel et la trompette, à l’angle du boulevard, s’éloigne déjà avec son bouquet de rêves. "Marchand d’anges, marchand d’anges..."




haut de la page

Le dernier regard (extrait)

Quelques disciples se relayaient au chevet du vieux peintre qui achevait de perdre la vue, un sourire sibyllin aux lèvres, dans une clinique de renom. Ils n’étaient pas là pour recueillir son dernier soupir, mais son dernier regard. Car maître Jehan avait un secret qu’il n’avait révélé à personne. Le secret qui l’avait mené à la peinture, bien sûr, mais aussi qui l’en avait éloigné, depuis des lustres, et qui, peut-être — ne rêvons pas, maître Jehan allait mourir; il avait fait son temps.

Dans l’autre lit de la chambre où l’on ne voit pas, un jeune garçon, blessé aux yeux, et qui ne recouvrerait sans doute jamais leur usage. Le dernier regard du peintre était à son service. Il lui avait décrit la pièce, les visiteurs, les infirmières, ce qui venait à lui par la fenêtre, ou, plus rarement, par la porte, et les jouets, surtout, que lui apportaient ses parents, tous les dimanches, à 11h 30. De riches jouets pour enfant aveugle, ceux qu’on lit avec les doigts, qui ne cassent pas, qui font du bruit et ne rient pas. Des jouets enveloppés à la hâte dans du papier journal — à quoi bon gâcher du beau papier-cadeau ? Le gamin, de toute façon, dépliait religieusement ses paquets, défroissait le journal et le rangeait dans le tiroir de sa table de nuit. Le peintre se gardait bien de lui lire le monde qui s’étalait en titres obscènes sur papier sale. C’était un monde en noir et blanc, en cendres et sang. Lui-même était heureux de n’avoir bientôt plus à y vivre; honteux de le transmettre si laid à ceux qui lui succéderaient. Tant qu’il reste une chambre, se disait-il, où le monde avarié n’a pas cours, le mal n’aura pas totalement triomphé.

Tout cela n’usait pas son dernier regard. Car c’était cela, le secret du peintre moribond. Le jour où il avait découvert les deux regards, celui qui entre, et celui qui sort, celui qui ravit et celui qui reçoit, il avait saisi différemment ses pinceaux. Un univers nouveau se dessinait sur sa toile, qu’il reconnaissait comme s’il l’avait visité dans une vie antérieure. Un univers si proche qu’il ressemblait au nôtre, mais avec quelque chose d’incompatible que savait capter maître Jehan et que les connaisseurs appelaient sa « manière » d’un air entendu.

Sa manière se vendait bien. Il ne se posait guère de questions, tout heureux de reconquérir son monde à chaque toile tout en vivant de son pinceau. Mais il ne s’était pas rendu compte qu’à chaque tableau, il devenait un peu plus myope, comme si les regards qu’il portait sur l’ailleurs lui étaient définitivement confisqués. C’était le cas. Un à un, il perdit ses premiers regards, les plus précieux, sans presque s’en rendre compte. Il les avait dilapidés dans des scènes de genre sans ambition qui s’étaient arrachées dans des galeries en vogue. De temps en temps, des fresques respectables sortaient de ses pinceaux, dont personne ne voulaient, mais qui, un jour, feraient sa réputation dans un musée d’art mort. Il sentait, en les achevant, une fatigue plus importante dans ses yeux rougis par les visions. Il la croyait passagère. Quand il se rendit compte d’une perte progressive mais irrémédiable, quand il en comprit la cause, il s’affola, consulta les spécialistes, annonça dans le milieu qu’il ne peindrait plus désormais que des œuvres majuscules, reposa ses pinceaux.

Les oculistes se montrèrent aussi curieux qu’incompétents. Les critiques attendirent poliment les œuvres majuscules, puis oublièrent maître Jehan. Quelques disciples le harcelèrent pour connaître le secret qu’ils pressentaient sous ce brusque revirement. Les plus acharnés l’avaient traqué jusqu’à la clinique. Ils en furent pour leurs frais. Jour après jour, on les vit disparaître de son chevet. Le peintre ne parla qu’au petit garçon qui recevait tous les dimanches des jouets insignifiants dans du papier journal aux titres effrayants.



haut de la page

Le frère à la bague

Roman paru aux éditions Le Rocher, 1998.

Contexte : au XVIIIe siècle, un libraire cherche un manuscrit qui lui a été confisqué par la police et porté à la Chambre des Comptes.


Un escalier moins impressionnant permet aux élus d'accéder à la Cour des Monnaies. Armand ne laisse pas son ami pénétrer dans ce saint des saints. Il l'emmène tout droit sous la charpente, où les archives ont été empilées dans un désordre apparent, l'ordre d'arrivée semblant constituer le seul classement.

Le falot éclaire d'une lumière jaune cet entrepôt de mémoire morte. Un ossuaire de mots où le papier s'entasse comme des crânes jaunis. Des pyramides de registres suivent la déclivité des toits aigus, contournant Dieu sait comment les poutres transversales, enjambant les tirants dans un équilibre inconcevable qu'assure seul le poids de l'ensemble. D'étroits lacets parcourent l'amoncellement selon un itinéraire dont la logique échappe, mais qui paraît imprimé par une expérience séculaire. Des numéros de séries, sur des registres dépareillés, ne semblent pas se suivre. Des étiquettes pendent à des liasses grossièrement ficelées, dont l'encre s'est effacée. On remonte les siècles avec les allées sinueuses, on secoue une poussière de trois cents ans au moindre geste. Malgré eux, les pas se ralentissent, les voix s'assourdissent, comme si l'on craignait de réveiller un ogre endormi et terrifiant. Là est la mémoire du royaume, là gît un passé mort qui menace à chaque instant d'ensevelir le présent et d'étouffer l'avenir dans son affaissement inéluctable. Entre le grouillement du premier étage et l'assoupissement périlleux des greniers, la Royauté survit entre deux ogres également voraces, la Vie et la Mort. Sans savoir lequel des deux va la dévorer en premier.

Et tout le royaume est à l'image de ses archives, encombré d'institutions désuètes qu'on n'ose supprimer, auxquelles on ajoute chaque année de nouveaux offices inutiles pour permettre à des bourgeois enrichis d'acquérir un rang dans la subtile hiérarchie sociale. Des vestiges des siècles révolus, comme la connétablie, côtoient des titres ronflants lestés de pensions non négligeables. L'administration royale tourne à vide dans ces charges purement honorifiques, mais onéreuses. Quant aux postes actifs, car il faut bien gérer l'économie de la France, elles sont affermées à des particuliers qui taxent les hommes et les marchandises à outrance pour compenser le prix exorbitant de leur charge. Les deux mêmes ogres, de la Mort et de la Vie, engloutissent à belles dents les finances du Royaume. C'est tout cela que comprend en un regard le pèlerin boiteux de l'absolu. Tout cela, que résume l'amas croulant de papiers inutiles.

"Alors, où est-il, ton manuscrit ? En haut de ce tas ?" Armand élève le falot; il n'éclaire pas le sommet de la pile. Il le baisse jusqu'au sol. "Ou en bas de celui-là ?" Pierre est effaré. La librairie et l'imprimerie clandestine de son père l'ont habitué aux amas d'archives; jamais il n'aurait imaginé cela. Ce monument de paroles mortes, pour qui saurait le faire revivre, ressusciterait des siècles d'histoire, ou plutôt de mesquineries, de comptes d'apothicaire qui souffleraient la glorieuse histoire de batailles et de conquêtes qu'on écrit d'une ligne dans les chroniques. Des siècles de poussière qui terniraient en un instant l'éclat doré de la couronne. Comment vivre avec ce monstre tapi dans ce somptueux écrin gothique ? Cette momie en attente de résurrection dans un reliquaire doré ? "Crois-moi, si on l'avait brûlé, on aurait pu en retrouver des bribes intactes, des syllabes brunies. Déposé aux archives des comptes, ton manuscrit est irrémédiablement perdu."

Et pourtant, comment ne pas rêver du Livre, face à cet envahissement vide d'encre et de papier ? Du Livre unique qui résumerait ce gâchis inutile, qui d'une phrase, d'un mot rendrait vaines toutes les quêtes et toutes les théories ? D'un mot… d'une lettre… ou d'un silence. Armand a raison. Un livre même est de trop, s'il donne fondement à l'histoire. En entrant dans le temps, il perd son éternité. Un livre ? Non, c’est déjà trop, et le néant, trop peu. Un livre, non, mais son existence, sa présence sûre quelque part, hors d'atteinte, non réalisé. Voilà ce qu’il nous manque. Le savoir inaccessible à la Chambre des Comptes, mais bien réel, suffit à nourrir l'espoir de Pierre. Il ne veut pas les réponses, mais savoir qu'elles existent. Dans le grenier poussiéreux de la mémoire humaine, l'athée vient de réinventer Dieu. Le vrai Dieu, celui du silence infini et du néant éternel.
Ils n'ont pas poursuivi leur visite. Inutile désormais. D'ailleurs, achève Armand, ce Livre unique existe déjà. Du moins pour les privilégiés de la Chambre des Comptes. Comment ne l'auraient-ils pas rêvé, tous ceux qu'exalte le mythe de l'unité ou qui ressentent, au plus profond d'eux-mêmes, le dégoût incoercible de toute cette encre dispersée depuis des millénaires sur tant de livres inutiles ?

Au deuxième étage, entre le grouillement de la mort et celui de la vie, Armand fait pénétrer son ami à l'orée du sanctuaire. Dans un fouillis de galeries, de chambres et de bureaux, la grande salle de la Cour, qui s'étire sur toute la profondeur du bâtiment, semble un havre de paix. La lune tombe par les hautes fenêtres aux vitraux armoriés, éclairant d'un halo fauve les riches tapisseries, les lambris dorés, le carrelage de marbre, les tableaux et les portraits, et cette grande Crucifixion qui fait la gloire de la Cour. Au milieu de la longue table qui occupe toute la pièce, le Dieu mort fixe un coffret de velours rouge. Armand dirige sa lanterne vers ce coffret incongru qui meuble seul l’immense table. Un rayon l'éclaire comme la lampe de la Vraie Présence dans ce temple de la Fidélité.

"Le livre ferré", murmure Armand avec un respect craintif. "Le voilà, ton Livre unique qui annule tous les autres, et toutes les paperasses entreposées sous les combles.

- Que contient-il ?

- Qui le sait ? Rien, peut-être. On ne le sort plus de son écrin. Sa présence seule suffit. C'est sur ce coffret que se prêtent tous les serments, les gages de fidélité, les hommages des Prélats, des Princes, des Ducs et des autres seigneurs qui relèvent de la Couronne. C'est Dieu, c'est le Roi, c'est le Néant, qu'importe ? Une Bible, un Coutumier, ou ton manuscrit mystérieux, qui s'en soucie ? La foi prêtée sur ce coffret devient inviolable. Le bout de papier qui la transcrit et qui rejoint les archives du grenier est inutile. L'acte seul compte, scellé par le Livre."

Le Livre qui jamais ne disparaîtra tant qu'il sera dans la mémoire des hommes. C'est vrai, des pages blanches, un coffret vide rempliraient le même office. Le seul Dieu peut-être auquel Pierre pourrait croire, si les hommes n'en profitaient déjà pour réinventer une religion autour de son absence. Il aimerait croire que c'est dans cet écrin inviolable que son manuscrit maudit a terminé sa course.

haut de la page

La Faute des femmes

Roman paru aux éditions Les Eperonniers, 1989
Contexte : délire d'une religieuse mystique du XIIIe s.


    La montée était dure et nos pas enfonçaient dans la neige. Je ne sais si Vous étiez encore parmi nous, Seigneur, ou déjà planté au sommet  comme un rameau enté sur le tronc mort du monde. Je vois seulement cette foule massée sur les pentes raides de la montagne. Longue procession gé-missante, partie heureuse pour assister au spectacle de Votre agonie et agonisante elle-même sur la croix des chemins enneigés. J'étais là parmi eux, plus lourde encore de ce linge où Vous aviez imprimé Votre Face. La sueur avait gelé sur la fine étoffe de lin, et Vos traits saillaient, minces couteaux de glace, éclats de verre transparents sur le voile blanc. Lourd, si lourd à porter quand les mains me trahissaient, quand les doigts engourdis ne pouvaient plus soutenir le moindre poids - ou était-ce Vous qui, comme sur le dos de Christophe, pesiez de toute Votre divinité pour me mettre à l'épreuve ? Mais je tenais, Seigneur, bras tendus, je Vous tenais, je n'étais plus que Vous parmi cette foule sans visage qui était Votre pas sur ce mont sans relief, lisse et blanc comme un crâne, qui était Votre mort.

    Et moi j'étais Véronique, robe vide parmi les robes vides, néant perdu au sein des femmes de néant, mais tout entière justifiée par ce voile où restait empreint Votre amour. Et je pensais : qu'ai-je fait pour mériter de porter Votre Face ? Et je pensais : si Votre visage est si lourd entre mes mains, que sera-ce de Votre corps, de ce corps que je voulais sur moi, en moi, qui déjà était moi et avait consumé par sa seule présence les chairs mortes que j'entassais chaque matin dans ma robe de bure.

    Mais il fallait Vous suivre et nos pas enfonçaient dans la neige et la neige mangeait nos pieds gelés et nous butions à chaque pas. Pitié Seigneur pour les robes pleurantes encordées au Golgotha.

    Sous la neige parfois nous sentions la couche de glace. Et le coeur nous serrait de la savoir si proche, si mince, prête à se briser sous nos pas accumulés. Car sous la glace était le feu, le feu de la géhenne qui de toute éternité léchait la croûte interne de la terre. Que deviendrons-nous, mon Dieu, quand la flamme aura fait fondre la glace, quand la neige sous nos pas s'abîmera dans le brasier souterrain en grandes gerbes de vapeur ?   Ah ! faites que nous soyons arrivés au sommet, à l'abri de Votre croix, quand ar-rivera le séisme !

    Parfois, quand trop de pas se sont mis dans les précédents, la neige a disparu et une bulle d'air prise dans la glace devient une mince fenêtre, une vitre fragile ouverte sur l'enfer. Et l'on voit les ombres rouges danser à travers ce hublot et le sang se glace dans nos veines. Que font, que font ces moines de part et d'autres de la route ? Arrêtez ! Arrêtez ! Vous ne voyez pas que vous aller briser la glace ? Mais ils continuent, imperturbables, acharnés, avec la force de la dernière heure, à marteler le sol à grands coups de hache. Quand la glace enfin est rompue sous leurs pieds, ils s'effondrent dans un jet de va-peur jailli comme un souffle furieux des na-seaux de l'enfer. Et l'on ne sait si le rire dément qui accompagne leur chute est le leur ou celui de diables qui s'emparent de leur âme. À chaque moine tombé dans la montagne, le sol chancelle et tremble sous nos pas et déjà nous voyons l'instant où le monde entier s'anéantira dans le feu. Mais faites-leur comprendre qu'ils ne se pu-rifient pas en détruisant le monde ! J'ai peur, Seigneur, nous avons tous peur parce que nous sentons notre der-nière heure trop proche et qu'il n'y aura pas place pour tout le monde sous les bras de Votre croix.

    Déjà j'aperçois le sommet à travers les nuages - loin, si loin, Seigneur, arriverai-je jamais là-haut, laisserez-Vous assez de force dans ces jambes que je ne sens plus, dans ce corps que Vous avez déjà vidé de sa subs- tance ? Je tends les bras, je tends Votre visage à bout de bras comme un drapeau de paix pour que Vous me reconnaissiez dans la foule qui Vous suit. Mais elle grossit à chaque instant et chacun tend un clou, un glaive, une palme, un signe de reconnaissance que je ne comprends pas mais qui doit Vous parler comme ce linge blanc où brûle un visage transparent. Ayez pitié de Véronique, Seigneur, rappelez-Vous qu'en passant Vous lui avez fait un signe, un signe d'amour, je Vous le jure, Seigneur, rien qu'une se-conde, oh, un si court instant sans Vous arrêter dans Votre marche, mais ne savez-Vous pas glisser l'éternité en un instant ? La preuve, c'est qu'il m'a suffi pour que je me mette en marche, avec Vous, après Vous, que je re-joigne ce flot humain qui devient une autre montagne sur le volcan de glace, une montagne de chair prête à porter Votre croix quand aura fondu le fragile socle de Votre Gloire. Une montagne de chair damnée pour que Vous puissiez vivre dans les siècles de siècles, chair qui déjà n'est plus chair mais cendre, amour, néant, que sommes-nous depuis que nous Vous avons croisé ? Ayez pitié, Seigneur, que je ne sois pas confondue parmi ces femmes à qui Vous avez donné un instant de Votre amour. Déjà je vois à Vos côtés ces robes vides dont Vous avez sucé le corps de Votre mère, le corps des saintes femmes qui Vous avaient suivi. Est-ce là Votre amour ? Dites-moi non avant que je ne me damne, dites-moi que je ne plonge pas pour rien dans la géhenne qui fait craqueler la glace. Si mince l'enveloppe de la terre, si mince, la frontière entre le feu et le salut, encore un peu de force, quelques minutes de répit et je suis sauvée, Seigneur. Mais mes pas... si lourds... la neige... long baiser tentateur à mes pieds engourdis... Tendez-moi la main, mon Dieu.

    Que faites-Vous ? Quelle folie Vous prend comme ces moines ? Jetez cette croix, n'essayez pas de la planter dans le mince support de la glace ! Vous savez qu'elle ne résistera pas. Voulez-Vous faire exploser le mont, faire exploser le monde ? Pitié pour nous, pour toutes ces ombres aggluti-nées à leur espoir. Non, Seigneur, NON !

    Le monde a éclaté comme une bulle. Noire est la nuit, étroite ma cel-lule. Et je ne sais plus si je suis le rêve de soeur L*** ou la mort de Véronique.

haut de la page

L'homme-fougère

Extrait 1


          Le lendemain a tout effacé. Pourquoi les rêves n'ont-ils pas la même couleur à toutes les heures du jour ? La lumière naissante est un coup de chiffon sur l'âme. Une caresse douce, anodine en apparence — elle va emporter les poussières de la nuit — et nous voilà nus, soudain, avec nos rêves morts que nous secouons négligemment par la fenêtre. Poussières de rêves. Pas même de quoi surprendre un rayon de soleil.
          Nous traversons la vie, le couteau dans le flanc, en quête du bourreau qui saisira le manche pour nous tordre les entrailles. Qu’importe qui l’a enfoncé ? L’insensé crie à l’assassin; le sage sonde la blessure. Aloïs, tu as raison. Je connais la tienne. Et je la fouille, mon ami, compte sur moi pour te maintenir en douleur.
          Je ne bougerai plus. Pas de lumière dans la pièce qui rejoint la pénombre. Les formes s'estompent dans un brouillard gris. Suis-je à Liège, dans le salon de mes parents, à Paris, dans un bureau chargé de livres ? Ou pourquoi pas, dans une cellule aux barreaux de fer, dans une chambre capitonnée — dans un tombeau ? Ce lieu n'existe plus. La culpabilité, la folie, la mort n'ont plus lieu d'être. J'ai été tout cela — suis-je encore ?

Haut de la page

Extrait 2


          Aloïs, c'est mon enfance, et bien plus que cela. Nous nous sommes rencontrés à l'école primaire — c'est même le premier souvenir que je revois réellement, Desforges avait raison : avant six ans, tout m'a été raconté. Nous entrons pour la première fois dans une vraie école, nos mères ne nous tiennent plus que par le bout des doigts, discutent déjà ensemble sans plus nous voir, et moi, pas plus surpris d'être là qu'ailleurs, curieux, c'est tout, curieux de ce garçon de ma taille, de mon âge, qui pleure toutes les larmes de son corps, un tout petit corps, mais beaucoup de larmes, quand même. Je n'en ai jamais vu tant. C'est cela que je me rappelle. Ma surprise devant tant de larmes. Je m'attends presque à le voir fondre comme un glaçon, je me demande comment on peut en verser autant et rester intact. Je le regarde sans un mot. Déjà, je n'étais pas bavard. Peut-être, ce jour-là, ai-je appris à parler. À adresser la parole le premier, à m'ouvrir — rupture initiale, seconde mise au monde, je n'étais plus le monde.
          Les mots se sont effacés de ma mémoire; l'impression est demeurée. Une question idiote, sans doute, sur la cause de ces pleurs.
          Mine interloquée. Lui aussi cessa ce jour-là d'être le monde. Il ne savait pas s'il devait, s'il voulait me répondre; il le fit. Je me rappelle les mots :
          "C'est mon anniversaire.
          - Moi aussi", ai-je répondu.
         Et certes, ce n'étais pas un mince cadeau d'être né le jour de la rentrée scolaire. Tous les ans, depuis, nous sautons ensemble le pas qui lui avait coûté des larmes, le jour de ses six ans, et moi, une stupeur résignée sur le monde. Très vite, je compris que ce n'était pas d'être séparé de sa mère qui le faisait pleurer, mais de sa sœur jumelle, grave statue de larmes sèches qui le fixait, tutélaire, maternelle, déjà, en partance bientôt pour le bâtiment des filles, accolé au nôtre sans une porte de communication. Le premier mur qui le séparerait de lui-même. Ce jour-là, j'appris aussi la gémellité, et qu'elle m'avait été refusée.
          La dame au bout de la main et qui n'avait pas interrompu sa conversation d'adulte pour écouter la nôtre eut un brusque sourire de fin des temps — "Embrasse ton frère, ma chérie, je te dépose à ton école" — et les larmes reprirent, sans cri, cette fois, celles d'Aloïs, presque les miennes. La gamine n'embrassa pas son frère; elle lui tendit un cartable; alors seulement je m'aperçus qu'elle en portait deux, un au dos, le sien, un à bout de bras, celui de son frère. Elle ne dit pas un mot; sur le moment, je la crus muette, peut-être machine.
          À quinze heures, elle attendait devant la porte des garçons. Les mères travaillaient, elle se sentait responsable du chemin, bien connu, pourtant, et si court. D'autorité, et toujours sans mot ni sourire, sous l'œil effaré de son frère, elle se saisit de mon cartable. Elle le ramena à bout de bras, laissant Aloïs furieux traîner le sien, qui rebondissait de dépit sur le trottoir. Je suivais, plus intéressé par le bruit du sac que par cette étrangère qui portait le mien. Cela me semblait naturel. Ma mère avait eu le même geste, à l'aller, pour me le prendre des mains. L’inconnue appartenait à un autre monde, celui des mères, et moi, à peine sorti du mien, j'entrais sans le savoir dans un autre monde, celui des goujats.
          Son trajet passe devant chez moi. Nous y arrivons en même temps que ma mère. Je me souviens d'un visage furieux, de reproches non entendus, et de la première phrase de la petite fille dont j'ai oublié le prénom, mais non le visage grave.
          "Ne le grondez pas madame. C'est moi qui ai pris son sac : il est si lourd."
          Ma mère a remercié la petite fille, qui a pris le sac de son frère et continué son chemin maternel. La suite était affaire de famille.


Haut de la page

L'ange des larmes, Calmann Lévy, 2010

         " N’aie pas peur : tu ne me verras pas, tu ne m’entendras pas. Je resterai assis, près de la fenêtre. S’il ne fait pas trop froid, laisse-la entrouverte. Je ne peux me risquer entre quatre murs. J’ai besoin d’un pan de ciel à portée de mémoire, comme un malade garde ses gouttes sous la main. Et depuis ma chute, je suis muet. Tu ne m’entendras pas, tu ne me verras pas, mais tu me sauras là, près de toi. C’est ta douleur qui m’a suscité, ce creux de l’âme où naissent les archanges. Je la connais bien. Je connais toutes les douleurs, je sais le goût de chaque larme, celles du deuil, celles de la rage impuissante, du gros chagrin qu’on mouche, du calme désespoir. Les tiennes ne couleront pas : tu es trop fier. Mais elles ont eu la force de me convoquer dans ta chambre.

          Je sais : tu n’as pas besoin d’aide. Cela tombe bien. Que pourrais-je faire pour toi ? Je n’ai pas de pouvoir, pas de relation, pas même de charme, ni l’argent qui te manque. Je n’ai que ma présence, et tu ne la sauras pas. Tu pourras grâce à moi te croire seul et parler à quelqu’un, ou te croire un ami en restant solitaire. Je me plierai à tes humeurs. Aie confiance. N’aie pas peur.

          Mon nom est Cassiel, l’archange blessé, l’archange des larmes. Un jour, peut-être, tu comprendras pourquoi j’ai perdu le pouvoir de m’adresser aux hommes. J’ai reçu en échange le redoutable don d’entendre ce qui ne passe plus par les mots. Qui pourrait imaginer le tumulte de tous ces silences ? Les mots usent avec la patience d’un fleuve les arêtes de la douleur : plus il grossit, plus on navigue en paix sur cette confortable certitude. Quand il tarit, on s’écorche les pieds sur le lit mis à sec. Je suis l’ange des torrents asséchés, des gaves de haut été, des ouadi rongés par les déserts de pierre. Je ne calmerai pas ta douleur : je la porterai jusqu’à l’insoutenable, là où elle devient belle, je l’aviverai jusqu’à l’incandescence. Aie confiance.

          N’aie pas peur. Il te sera toujours loisible, si tu le souhaites, de te réfugier dans l’ombre de ta chambre, dans la moiteur d’un lit, dans l’encoignure d’un cafard bougon. Je ne te suivrai pas dans les marigots de la douleur. Un jour, peut-être, tu apprendras pourquoi je ne m’éloigne jamais de la fenêtre. Le plus tard possible, j’espère. J’ai pris les hommes en affection, et je n’ai plus goût à la fin du monde. Je suis l’ange des désespoirs arides, des consternations majeures, qui burinent des profils d’aigle et des statues de sel. Je fuis l’enlisement des prostrations, la poussière des résignations vaincues. Ouvre la fenêtre, pour le seul désir de la franchir : je serai là, à tes côtés. Je m’appelle Cassiel, et nous nous aimerons."

Haut de la page


Autel au dieu inconnu

          Il n’y aura pas, il ne peut y avoir de conclusion. Mais si j’ai ouvert ce livre sur une pierre, la pierre d’achoppement qui met en course, je l’achèverai sur une autre, l’autel, la pierre brute sur laquelle a reposé la tête de Jacob, pour une autre mise en course. Mon autel décidément n’a pas de Dieu. S’il peut, comme les anciens, laisser la place à un dieu inconnu , c’est un dieu encore à naître. Peut-être est-ce l’ultime défi de l’athée : de créer Dieu par la littérature. « Comment brûler sa vie sans renoncer à soi et sans inventer Dieu ? », demande Jean-Louis Poitevin. Ce Dieu qu’il me reste à créer, non comme une idole, mais comme une nécessité, je suis prêt à y croire, ou du moins à lui laisser sa chance. Oui, il ne peut naître que de sa nécessité, comme le vide appelle l’infini, comme l’âme détachée, chez maître Eckhart, « oblige » Dieu à entrer en elle, car si l’infini résiste à l’appel du néant, c’est qu’il n’est pas l'infini, et si la pluie ne pénètre pas dans le vase, c’est qu’il ne pleut pas. Peut-être est-ce le paradoxe le plus singulier, et le rôle de l’athée, d’obliger Dieu à naître. « Le Dieu absent est un appel plus fort que la croyance », dit un personnage de Frédérick Tristan. C’est celui-là qui m’a appelé, parce qu’il serait nécessaire qu’il soit.
          Cet ange qui se crée, pour rabbi Pinhas, lorsque deux hommes se rencontrent véritablement, nous l’avons tous connu dans le véritable amour, celui qui ne se résume pas à l’addition de deux entités, mais qui en fonde une troisième. Dans les rencontres qui ont suivi certaines des conférences que je donnais sur ce sujet, il m’a parfois semblé percevoir un clin d’œil de cet ange. La vie d’un ange est de douze mois, dans le comte hassidique, la vie des miens n’a pas dépassé quelques secondes. Mais si ces rencontres se multipliaient, si sept milliards d’individus reproduisaient en permanence cette étincelle éphémère, je serais prêt à donner à cette communion générale le nom de Dieu. À une époque où les tensions religieuses s’exacerbent en fondamentalismes plus attachés aux concepts qu’à l’expérience, le mysticisme peut offrir un espoir d’apaisement en fondant le partage sur l’expérience de chacun. Ainsi, pour paraphraser René Char, pourrons-nous naître avec les hommes et mourir parmi les dieux.
(Une mystique sans Dieu, © Albin Michel, 2015)

Histoire du couple, © Perrin, 2016 :
           L’Histoire ne propose ni conclusion pour le passé, ni thèse pour le présent, ni prospective pour l’avenir. Elle se contente d’observer. Si un sens semble parfois s’en dégager, ce n’est jamais qu’après coup : il ne vient jamais d’une direction imprimée aux événements, mais du choix que l’historien effectue parmi eux. C’est particulièrement vrai pour l’histoire du couple. En 1999, on pouvait croire que le pacs allait « dans le sens de l’Histoire », comme le mariage pour tous en 2013. Pourtant, il s’agit, nous l’avons vu, de deux conceptions opposées, ce qui nous rappelle que l’Histoire n’a pas de sens, mais que l’évolution des mentalités suit une logique identique dans les différents domaines qu’elle touche. Le même constat explique en effet ces deux décisions législatives : le passage progressif d’une logique de mariage à une logique de couple dans la mentalité occidentale.
          L’institution a vu peu à peu ses buts perdre de leur pertinence. La génération, la transmission des valeurs, de l’héritage, l’acquisition d’un statut social, la licéité des relations sexuelles... qui restent importants, ont d’autres moyens à leur disposition : pacs, concubinage, adoption par un célibataire, rencontres d’un soir, contacts professionnels, sorties collectives permettent aujourd’hui d’atteindre la plupart des buts jadis réservés au mariage. Seule la sacralisation du lien, pour le croyant, a gardé sa force primitive, avec une corollaire qui, selon les cas, est ressentie comme rassurante, ou effrayante : l’indissolubilité. Dans un cadre laïc, la lourdeur et souvent le coût d’un divorce et d’une pension alimentaire obligent tout autant à réfléchir sur la durée de l’engagement. Entre le désir d’un soutien permanent pour les vieux jours et la hantise d’un emprisonnement perpétuel, chacun en apprécie différemment la perspective.
Pour surmonter la dernière crise qu’il a traversée, le mariage a emprunté au couple le but qu’on avait toujours assignés à celui-ci : la réalisation d’un amour préalable dans la vie commune. Sans opposer les deux concepts (les mariés forment bien évidemment un couple !), on peut souligner ce glissement qui explique les péripéties de leur histoire. L’introduction de l’amour au sein du mariage, sous forme d’amitié conjugale au XIIe siècle, de tendresse au XVIIe, de fusion des âmes au XIXe ou d’harmonie sexuelle au XXe... L’acceptation de la fragilité de l’union, qui ne préjuge en rien, bien au contraire, de l’intensité des rapports qui se nouent successivement. Le partage de l’intimité, puis des activités collectives et des tâches du ménage, et l’égalité entre les partenaires que suppose ce partage. Le paradoxe, qui s’exprime différemment à chaque époque, d’un repli sécurisant sur le foyer et d’une ouverture féconde sur le monde.
          Tout cela, traditionnellement, était plutôt du ressort du couple. Le mariage a en effet emprunté ses valeurs fondamentales à d’autres formes d’unions : l’amour passionné et préalable aux couples de célibataires ou d’amants adultères ; la volonté de partage harmonieux aux couples d’amis ; l’épanouissement sexuel aux couples éphémères avec des courtisanes ; la fragilité du lien, qui invite à une séduction permanente, au concubinage ou à l’amour libre... En les introduisant peu à peu dans le mariage, l’Occident a donné de celui-ci une définition exigeante, parfois dissuasive tant l’attente de chacun est devenue grande. Parallèlement, les avantages sociaux liés au mariage ont peu à peu été étendus à d’autres couples, ce qui a achevé d’estomper les frontières.
          Le concept même de mariage serait-il dès lors devenu superflu ? Ne se marie-t-on plus que par habitude ? Suffirait-il d’achever le transfert de valeurs sur d’autres formes de couple (le pacs), aux critères élargis et aux formalités plus souples, tant dans la conclusion que dans la résiliation ? Cela pouvait sembler dans la logique de l’Histoire. Mais cela n’a fait que renforcer le poids historique et symbolique du mariage, et ajouter un paradoxe qu’il est encore difficile d’apprécier par manque de recul : la désaffection statistique se confirme parallèlement à une affirmation accrue de son importance religieuse ou symbolique. Le brassage des cultures interdit par ailleurs de raisonner dans le cadre strict de l’histoire européenne, et encore moins française.