Jérôme Bosch et la Bible des Pauvres

L'adoration du Prado

Bosch

Jérôme Bosch, Triptyque de l’Épiphanie,
panneau central (138 × 72 cm), détail,
huile sur bois, vers 1510, Madrid, musée du Prado.

          Il ne s'agit pas de faire l'analyse intégrale de ce tableau complexe, mais de se concentrer sur trois détails : des pièces d'orfèvreries liées aux trois rois mages. Le premier a déposé une pièce tout en or ourlée de perles et reposant sur des pieds en forme de crapauds. Si l'on adopte les identifications de L'Histoire des trois rois de Jean de Hildesheim (Historia trium regum, XIVe s.), les plus répandues mais loin d'être les seules, il s'agit de Melchior, roi d'Arabie, le plus âgé des trois, symbolisant la vieillesse. Le deuxième apporte de l'encens sous forme de boulettes blanches dans un plat d'or. Nous nous intéresserons à son gorgeret, la pièce de l'armure qui couvre sa poitrine. Il s'agit selon la même source de Balthasar, roi de Saba, incarnant l'âge mûr. Le troisième, Melchior, l'éthiopien Gaspard, noir de peau, apporte de la myrrhe dans une sphère d'argent. Il symbolise la jeunesse.
          L'art germanique des XVe-XVIe siècle aime ajouter des détails typologiques évoquant l'Ancien Testament dans une scène du Nouveau. Certaines sont immédiatement identifibles. Pour la première, aucun doute possible. Il s'agit du sacrifice d'Isaac : celui-ci, portant devant l'autel le bois du sacrifice, est menacé par le glaive de son père Abraham, q'un ange arrête de sa main, tandis qu'un bélier apparaît pour être sacrifié à sa place. Il s'agit d'une typologie classique de la crucifixion: la mort sur le bois (la croix, le bûcher), le père sacrifiant son fils (Dieu le Père, Abraham), l'animal sacrifié (agneau de Dieu, bélier). Dans une adoration des mages, où Jésus est encore un enfant, l'évocation est particulièrement tragique et désigne le nouveau-né comme la future victime, thème fréquemment abordé dans l'art médiéval.

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Le gorgeret de Balthasar porte aussi une scène immédiatement identifiable : la reine de Saba apporte des présents à Salomon et parmi ceux-ci, des aromates et de l'or. Elle est ici agenouillée devant Salomon trônant ; tous deux portentla couronne royale. La typologie est le plus souvent associée à l'adoration des mages : la reconnaissance du roi juif par les royaumes étrangers et les dons qui lui sont faits correspondent à l'adoration du Christ royal par les rois païens qui apportent les trois présents mystiques.

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          Les problèmes commencent avec le troisième roi. Sur la boule d'argent qu'il tient en main, on identifie aisément deux soldats, un roi assis, couronné et tenant son sceptre, un hmme agenouillé présentant un objet rectangulaire. Des historiens de l'art ont d'abord proposé sans chercher de références des interprétations fantaisistes. « Il n’est pas exclu que l’objet offert soit le grimoire de l’alchimie, se présentant en quelque sorte comme une substitution malfaisante aux tables de la Loi » (Jacques Chailley, Jérôme Bosch et ses symboles, Bruxelles : Palais des Académies, 1978, p. 279). La formulation est prudente, mais il faut d'abord accepter que l'objet rectangulaire soit un livre, et ensuite qu'il s'agisse d'un livre de sorcellerie, ce que rien ne vient confirmer dans le tableau ! Plus surprenante la lecture de Jacques Combe : « Sur la boule qu’il porte à la main, un cygne est offert à un roi. L’oiseau qui la surmonte est-il un pélican, ou bien au contraire un symbole mauvais ? Gaspard  figure-t-il l’hérésie vaincue ou bien au contraire la permanence de l’élément mauvais, thème si constant chez Bosch ? » (Jacques Combe, Hieronimus Bosch, Paris : Tisné, 1957, p. 93). Comment voir un cygne dans le petit objet rectangulaire présenté par l'homme agenouillé ? Est-il donc dans une boîte, comme le mouton du Petit prince ? Quant à l'oiseau qui surmonte la sphère, dont nous ne parlerons pas, il faut beaucoup de bonne volonté pour y voir un pélican ! À une époque où le recours aux sources écrites commençait à être critiqué dans l'analyse iconographique (et à juste titre lorsqu'il débouchait sur une "tyrannie du lisible" pour reprendre la formule de Didi-Huberman), on a parfois eu tendance à privilégier les élucubrations subjectives sur la recherche des sources. L'idée préconçue (la volonté de faire une lecture hérétique de Bosch) finit par perturber la vue.

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          Or deux scènes de l'Ancien Testament sont largement mise en parallèle avec l'épisode des mages, dans deux livres antérieurs à Jérôme Bosch, qui énumèrent les typologies les plus fréquentes : Le miroir du salut humain (Speculum humanae salvationis) et La bible des pauvres (Biblia pauperum). Tous deux contiennent également la typologie de la reine de Saba. L’observation et le raisonnement aident à choisir la meilleurs source.
         
Le miroir du salut humain propose parmi les typologies de l'adoration des mages l'épisode des trois preux et David. Devant Betléem tenue par les Philistins, le roi s'exclame : "Qui me fera boire l'eau du puits qui est à la porte de Bethléem !" Trois preux vont en puiser et la lui apportent. Mais David préfère la répandre en libation à Yahvé (2S 23, 15-16). Cette scène a eu ses partisans. « Sur la boule de myrrhe que Gaspard tient dans sa main, on peut voir une représentation des trois héros, qui offrent de l’eau à David » (Charles de Tolnay, Jérôme Bosch, Paris : Laffont, 1967, p. 370). Cependant, la comparaison entre les illustrations du  Miroir montre que le gobelet évoque un rctangle vertical plutôt qu'horizontal.

Miroir1
Miroir2
Speculum humanae salvationis, Codex Cremifanensis 243,
abbaye de Kremsmünster, première moitié du XIVe siècle, fol. 14 v° et 15 r°.

          Un autre recueil de typologies, par ailleurs bien plus répandu grâce à plusieurs impression typographiques de la fin du XVe siècle, proposent une référence plus plausible. Lorsque David succède à Saül, son beau-père, le général Abner prend le parti des fils de Saül contre David. Mais après une querelle, il se rallie à David à qui il envoie ses messagers. Cela préfigure la soumission des rois étrangers au Christ. L'objet rectangulaire  correspond  bien mieux à une lettre qu'à un gobelet. La comparaison avec une Bible des pauvres xylographiée suffit à nous en convaincre.

Biblia


Biblia
Biblia pauperum  hollandaise,
exemplaire xylographique de la 2e moitié du XVe siècle,
Paris, B.n.F., cabinet des Estampes.