Mes classiques

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Leo Perutz, Le cavalier suédois (Der schwedische Reiter) , 1936, Trad. Martine Keyser, Phébus, 1987.

Perutz, né en 1882, mort en 1957, est le contemporain de Krzyzanowski, mais aussi de Kafka, dont on l’a souvent rapproché, puisqu’ils sont tous deux juifs et praguois. Mais il fut de son vivant un auteur connu. Admiré de Borges, révélé au public français par Paulhan et Caillois, il est l’auteur d’une quinzaine de romans et de recueils de nouvelles traduits en français.
Perutz est pour moi le maître du hasard. Il est convenu, ici, de souligner qu’il est mathématicien, qu’un théorème porte son nom (Google ne me l’a pas fait découvrir), qu’il a étudié la théorie des jeux de hasard et consacré un livre au bridge. Le rôle du hasard dans ses romans n’est donc pas un hasard, ce qui nous démontre que le hasard n’existe pas, sinon pour le plaisir du lecteur, fasciné par la méticulosité de ses constructions.
Chaque roman de Perutz relève un défi : justifier par un enchaînement rigoureux la rencontre impossible entre des événements en apparence incompatibles. Le docteur Amberg sort d’un coma de cinq jours ; autour de lui, tout le monde prétend qu’il a duré cinq semaines. Tel est le point de départ de La neige de saint Pierre. Le marquis de Bolibar, dans le roman du même nom, meurt sans avoir pu donner les trois signaux qui doivent guider les guérilleros ; la nécessité romanesque les feront arriver par une suite de coïncidences. Dans La troisième balle, Franz Grumbach est détenteur de trois balles maudites, dont la troisième doit le tuer, mais il est toujours vivant. Le récit ici encore explique le paradoxe du départ. Turlupin, dans le roman du même nom, fait échouer une révolution parce qu’il a cru reconnaître sa mère dans le regard d’une aveugle. Les jeux entre hasard, coïncidence et nécessité engendrent une cascade de rebondissements qui, par des détours imprévus, ramènent l’histoire à la conclusion improbable divulguée dans les premières pages.
Si j’ai choisi, dans ces romans, Le cavalier suédois, c’est parce que cette mathématique romanesque parfaitement huilée se double d’une poésie bouleversante. Une machine bien huilée : à chaque lecture, on découvre un nouveau détail apparemment anodin, mais indispensable à la conclusion du récit. Dans le prologue, une petite fille attend chaque nuit son père, parti à la guerre et qu'elle a forcé par un tour de magie enfantine à revenir la voir. Quand on apprend qu'il est mort depuis trois semaines dans une guerre lointaine, elle refuse de le croire, puisqu’elle l’a vu deux jours plus tôt, et détourne vers un convoi anonyme la prière qu'on lui extorque. Tout un roman est nécessaire pour reconstituer la logique des événements. L'utilisation constante d'un fantastique poétique aussitôt mis en doute par une explication plausible maintient en permanence le récit à la lisière du conte, qui a la force de l'évidence, et du roman, qui préfère celle de la conviction.
Du conte nous viennent des personnages fantastiques, comme le meunier suicidé qui revient, un jour par an, pour rembourser une dette. Mais aussitôt, une explication plausible est avancée à sa présence. Explication aussitôt annulée par le pacte aux allures diaboliques qu’il passe avec les personnages. Mais la réalisation de ce pacte passe par des coïncidences qui le dédouanent du surnaturel. Sans cesse bringuebalé entre la raison et le fantastique, le lecteur laisse passer un détail qui devient essentiel et perd la maîtrise de sa lecture.
Perutz m’a conforté dans mon goût pour les intrigues complexes, noueuses, dont chaque détail est une pièce essentielle dans le puzzle dont la pièce maîtresse ne sera découverte que dans les dernières pages. Je rejoins aussi sa façon de traiter l’histoire, dont les événements ne sont jamais contredits, mais détournés de leur signification traditionnelle par des intrigues complexes. Il rejoint en cela Krzyzanowski, son antithèse pourtant en bien des points, puisqu’il écrit lui aussi dans les fissures du temps, de l’histoire, dans cette frange incertaine entre la réalité et la fiction où les événements, sans être ni faux ni vrais, prennent sens.

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Elias Lönnrot, Kalevala , trad. de Léouzon-le-Duc (1926), de Jean-Louis Perret (1931), de Gabriel Rebourcet (1991).

Trois livres sous le même titre. La grande épopée finlandaise recueillie par Lönnrot au siècle dernier garde intacte, malgré les pièges de traductions trop fidèles ou d'adaptations trop libres, la puissance d'évocation de récits qui ont mûri mille ans avant d'être fixés par écrit. Dieux ? Héros ? Ancêtres des grands peuples ? Le vieux Väinämöinen a des allures de Zeus régnant sur son Olympe de Carélie jusqu'à ce qu'un enfant miraculeux, fils de la vierge Marjatta, ne lui ravisse son pouvoir. Qu'importe : il régnait par les mots, les runnot , les chants sacrés qui transformaient la réalité en réel, et qu'il a légués en partant à son peuple. Et les chants restent gravés en nous. La mère de Lemmikäinen fouillant d'un râteau au manche de cinq cents brasses le fleuve d'enfer pour recueillir les membres épars de son fils continue à hanter ma mémoire. Et le sampo, l'objet magique dont le sens s'est perdu au cours des siècles, mais qui assure l'unité de la terre et du ciel, résume encore pour moi tout ce qui, parce qu'il n'existe pas, donne cohérence à ce qui est.

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 Sigismund Krzyzanowski, Le club des tueurs de lettres, tr. Claude Secharel, Paris, Verdier, 1993.

Sigismund Krzyzanowski né en 1887 à Kiev, est une des figures méconnues de la littérature russe des années 1920-1950. S’il vit dans le milieu intellectuel, par des conférences, des séminaires, des articles, ses textes subissent la censure du régime et ne seront publiés qu’en 1989, trente-neuf ans après sa mort, en 1950. Cinq livres ont été traduits en français aux éditions Verdier, entre 1991 et 2002, puis à nouveau le silence.
Pour prendre une image d’un de ses romans, il est semblable aux jardins de saint François, qu’on entoure de murs pour que les fleurs poussent librement, et sans un regard. Liberté totale de création, c’est ce que l’on ressent dans ces œuvres atypiques, qui ne se laissent contaminer par aucune mode, mais auxquelles, parfois, il manque le regard du lecteur. Il y a la fois une inventivité débridée, une errance capricieuse du récit, où s’emboîtent des récits en abyme dont les auditeurs interrompent le cours ou modifient le dénouement, et une rigueur scientifique à pousser les raisonnements les plus captieux dans leurs conséquences logiques.
Entre le conte philosophique et la science fiction, ses romans et nouvelles s'ancrent dans les failles du réel, où l'on prend soudain conscience du néant qui lui sert de soubassement. Les six "tueurs de lettres" et leur témoin se réunissent, chaque samedi, dans une bibliothèque aux rayons vides dont les livres inexistants sont devenus palpables. Décor idéal pour une entreprise folle : tuer les lettres pour laisser vivre l'idée pure. Les récits qu'ils se racontent évoquent les pièges de l'apparence, l'impossibilité du silence, l'hypocrisie de la question... Les histoires, mouvantes, bifurquent brusquement, le dénouement est mis aux enchères. Elles constituent en fait les véritables personnages du roman, dont les protagonistes s'effacent derrière leur récit, jusqu'au suicide. Une logique souterraine se révèle brutalement, meurtrière. Et le témoin qu'ils ont piégé reçoit le lourd héritage des mots décidés à prendre leur revanche.
Il a été pour moi, à l’époque où je rédigeais Le mysticisme athée, un de mes maîtres de néant. Un de ses personnage avoue, confus comme d’un secret honteux, qu’il avait eu l’impression, dans son enfance, que le monde tout entier, durant un moment infime, s’absentait à ses yeux. En trois lignes, nous nous étions reconnus. De la même expérience, nous avions conclu à la même nécessité, celle du silence, et à la même aporie : celle de devoir le rompre pour le signifier.
Un des personnages d’un de ses personnages, ayant acheté par hasard une bible du XVIIe siècle, remarque qu’un précédent lecteur (nous sommes déjà au troisième niveau de narration !) a coché en marge tous les passages où le Christ se tait. « Une chose était claire désormais : la Bonne Nouvelle qui s’annonçait, à côté des quatre autres, dans les marges jaunies du vieux grimoire, n’avait pas besoin de mots, et c’était un cinquième Évangile qui se révélait dans les marges vides : l’Évangile du silence. » Quand ce texte est paru en français, je venais de publier Le troisième Testament, où apparaît la nécessité de détruire tout texte qui va à l’essentiel, et le cinquième Évangile de Krzyzanowski en semblait sorti.
Un apologue, au détour du Marque-page, nous fait comprendre ce qu’est ce livre perdu. Une petite fille rattrape en courant la diligence qui vient de partir, mais à chaque fois qu’elle saute sur le marchepied, elle perd son panier et doit descendre le ramasser. « La diligence littéraire n’attend pas, et, dans la situation actuelle, il est impossible de se hisser sur le marchepied glissant, avec la poésie sur les bras : tantôt c’est le poète qui, d’un bond, saute dans la littérature — mais on s’aperçoit alors que la poésie est restée en arrière, en dehors de la littérature ; tantôt c’est la poésie qui atteint le marchepied, un haut niveau de littérature, mais alors le poète, exclu, rejeté, se trouve dans un dehors absolu. Bien sûr, vous n’êtes pas d’accord. »
L’extrait choisi nous démontre d’ailleurs que le néant constitue la principale composante de la réalité. Le thème étranger, traduit par Zoé Andreyev et Catherine Perrel, paru chez Verdier en 1999, pp. 66-67. Le conte s’appelle « Le rassembleur de fissures » ; il est daté de 1922.

 



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Alexis Curvers, Tempo di Roma , Paris, Laffont, 1957.

Entre récit picaresque, épopée antique et roman proustien, Tempo di Roma  est le roman d'une ville, aux multiples visages, dont chaque protagoniste semble une émanation. Roman de l'insouciance, celle de Jimmy, le narrateur, vagabond cultivé qui, avec un culot désinvolte, s'improvise guide le lendemain de son arrivée. Roman de la gravité, dans les passions, les intrigues, le poids de l'histoire et du pouvoir, que l'on devine en arrière-fond et qui, au fil du hasard, tissent la nécessité. Des visions grandioses, parfois, réveillent ces forces souterraines : l'hydre administrative construisant derrière la pierre la civilisation du papier; les fastes de la religion déployés pour l'année sainte; les assises sanglantes du pouvoir au château Saint-Ange, contrepoint tragique de Saint-Pierre... Mais par le regard amusé des personnages, une pointe d'humour rend à ces visions épiques une dimension humaine. En traversant Rome, chacun d'eux se traverse, et se trouve.

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Italo Calvino, Le chevalier inexistant. 1959

Agilulfe, chevalier qui tient par sa seule volonté dans une armure vide. Armée de Charlemagne. On lui donen pour écuyer Gourdoulou, qui a un corps, mais pas de personnalité, et qui se prend pour tout ce qu’il voit. Poursuivi par Bradamante, la guerrière farouche amoureuse de cette perfection inaccessible (« Lui seul savait, dans tout cela, discerner l’ordonnance invisible, la géométrie secrète, la règle où se découvraient le principe et le terme »), elle-même poursuivie par Raimbaut, le jeune chevalier enthousiaste. Torrismond conteste à Agilulfe l’exploit qui lui a permis d’accéder à la chevalerie, en sauvant une pucelle en péril. Cette pucelle explique-t-il, ne l’était pas, car Sofronie est sa mère ; elle l’a eu avec les chevaliers du Graal. Agilulfe part en quête de Sofronie pour prouver sa virginité, et Tarrismond des chevaliers du Graal, parce que si leur paternité est collective, ils n’ont pas rompu leur vœu de chasteté et il ne sera pas considéré comme un bâtard. Il les trouve, mais est révolté par leur mystique qui les rend insensible et en fait des seigneurs sans pitié. Agilulfe retrouve Sofronie , qui avait été nonne, mais s’était fait enlever, dans un harem, le soir où elle doit être dépucelée, et l’enlève. Mais le temps qu’il aille chercher Charlemagne, Tarrismond la trouve, s’éprend d’elle, la dépucelle sans reconnaître celle qu’il croit sa mère. Agilulfe de dépit disparaît en laissant son armure à Raimbaut, grâce à laquelle il conquiert Radamante. Tarrismond épouse Sofronie qui se révèle l’avoir simplement élevé. L’histoire est racontée par sœur Théodora, qui se révèle être Radamante enfuie après s’être donnée sans le savoir à Raimbaut, qui viendra la rechercher dans le couvent.

Thèmes qui me sont chers, joyeusement parodiés, qui constituent une mise en garde permanente, à chaque relecture. En cela, Calvino crée des mythes, des personnages danslesquels on se reconnaît à divers moments de sa vie.
C’est un roman sur les apparences, et sur les apparences mensongères. Le chevalier inexistant est porté par son rôle et non par ce qu’il est, et lorsqu’il apprend que la base de sa bravoure est faussée, il disparaît. Mais l’armée de Charlemagne elle aussi n’est qu’un faux semblant, où l’administration l’emporte sur la bravoure (Raimbaut ne peut venger son père parce qu’Olivier vient de venger son oncle, qu’il croyait mort, alors qu’il était endormi, et qu’il y a une vengeance d’avance dans les registres), ainsi que les chevaliers du Graal, qui peuvent se livrer à toutes les turpitudes parce qu’ils sont habités par le Graal. Du coup, Raimbaut s’interroge sur ses propres apparences : est-ce que sa vengeance, qui le pousse à la bravoure, n’est pas elle-même un cérémonial qui lui tient lieu d’identité, pour ne pas sombrer dans le néant ?
Les chevaliers du Graal sont une parodie de l’expérience mystique. La concentration sur une goutte de rosée permet aux chevaliers d'oublier le reste du monde et de sortir hors d'eux-mêmes jusqu'à se sentir habités par l'énergie inépuisable du Graal. En participant aux objets proches de lui, le novice éprouve "une sorte de longue titillation pleine de délices" au bruit de l'eau courante ou au frémissement des feuillages. Au stade ultime, il ne fait plus qu'un avec le soleil et les étoiles, et vibre à l'unisson des sphères célestes. L'abandon de toute volonté propre pour se laisser pénétrer par une volonté supérieure et universelle est un des thèmes privilégiés de tous les mysticismes. L'hypersensibilité aux moindres sons et la dissolution des frontières corporelles en sont deux manifestations récurrentes. La description parodique qu'en donne Italo Calvino insiste davantage, cependant, sur les dangers sociaux de cette expérience : ses chevaliers du Graal ne sont en fait que des seigneurs tyranniques et des guerriers insensibles.
Le chevalier inexistant est notre rêve de perfection jusqu’à la dématérialisation. Méticuleux, soucieux de propreté, d’ordre, de justice, d’exactitude... il refroidit les enthousiasmes et devient extrêmement déplaisant. Il m’a parlé en tant qu’historien. Lorsque Roland parle de la conquête de Durandal, il précise que selon un rapport administratif, elle a été remise lors de pourparlers d’armistice. C’est celui qui a raison, mais sa raison réfrène les enthousiasmes, les élans généreux, humains. Il me parle à la relecture du secrétariat général de la SGDL, où je suis arrivé porté par un idéal littéraire, où nous travaillons portés par des idéaux de solidarité, mais où l’administratif l’emporte sur l’enthousiasme. C’est un danger contre lequel le chevalier inexistant me met en garde. Si l’on veut être « quelqu’un qui est plus que ce que jamais homme ne sera », on court le risque de n’être plus rien. Ainsi, il est capable de disserter longuement sur l’amour, mais ne peut pas aimer. Pour l’historien de l’amour... Mais en même temps, dans un monde voué aux apparences, donc à l’immobilité (toutes les actions sont accomplies par des rôles), lui seul est toujours en mouvement, parce qu’il est obligé à une vigilance de tous les instants pour rester vivant.
La sœur Théodora, qui s’interroge sur le lien entre la vie et l’histoire, me parle alors de l’écriture, où les apparences, l’action, les conventions, trouvent sens ; où l’on peut se laisser emporter par un enthousiasme tout en restant dans un monde fictif, donc de convention. L’art du conte est le pont lancé entre la vie et la fiction.



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